Réfractions, recherches et expressions anarchistes
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Editorial
Article mis en ligne le 1er juin 2017
dernière modification le 6 juin 2017

Cela fait plusieurs années déjà que nous avions le projet de consacrer un numéro de Réfractions à la question du travail. Le mouvement du printemps 2016 en France contre la « loi travail » et son monde nous a montré que nous n’étions pas seuls à avoir ce genre de préoccupations. Il a eu le grand mérite de ramener au premier plan la question sociale, sans pour autant que les autres champs de lutte aient été délaissés. C’est d’ailleurs ainsi qu’il a permis de faire en partie sauter les barrières entre travailleurs et chômeurs, syndiqués et non syndiqués, etc.

Le but n’est donc pas de s’atteler à un thème en vogue, mais de confronter des catégories de pensée héritées à ce que fait le capitalisme au travail et à ce qu’il nous fait dans le travail. Une critique anarchiste des formes contemporaines du travail s’avère tout autant une critique en retour de certains présupposés sur la nature et les lieux de l’exploitation économique, sur la structure et les modalités de la lutte des classes et enfin sur la place du travail dans la vie. En d’autres termes, faute d’avoir les bonnes lunettes, nous risquerions de n’avoir qu’une vision partielle du travail.

Il s’agit d’abord de rendre visible la part obscure du travail salarié, celle de son vécu subjectif, tel qu’il se manifeste sous la forme de la souffrance, aussi bien physique que psychique. Car au travail, on en voit ! Qu’il s’agisse d’accidents, de maladies ou de vagues de suicides, le travail continue de tuer : 500 morts par an en France pour les seuls salariés soumis au régime général, et 1200 si l’on tient compte, pour cette même catégorie, des décès liés à des maladies professionnelles. Lorsqu’il ne le fait pas, il charrie tout un sinistre cortège de pathologies de surcharge, de décompensations délirantes et de rapports pervers à autrui. Mais quelles sont les perspectives politiques ouvertes par une prise en compte de la souffrance au travail ? Appelle-t-elle une intervention d’appoint ou doit-elle déboucher sur une remise en cause plus générale de l’organisation du travail ?

Faut-il d’ailleurs s’étonner d’une telle souffrance au travail si l’on jette un regard sur les nouvelles règles de son organisation ? Le cas, ci-après disséqué, des cheminots crève les yeux ! Mais il n’est qu’une illustration des multiples restructurations managériales qui rappellent la nécessité de la lutte de classe ainsi que la difficulté de sa mise en oeuvre. D’autant plus que le travail n’est pas seulement là où il est le plus visible, et que l’invisibilité n’est plus l’apanage des travailleurs de l’ombre ou des travailleurs au noir.
Face au brouillage de plus en plus pernicieux entre travail et temps « libre », face à l’extension des occasions de profit dans une société comptant toujours plus de secteurs « ubérisés », face à la fausse promesse d’une « économie collaborative » coordonnée par des plateformes numériques aux mains de quelques milliardaires californiens, la réflexion critique se trouve confrontée à de nombreuses chausse-trapes. L’engouement pour un revenu universel, pour l’abolition du salariat dans la théorie et la pratique du « capital humain » ou le « digital labour » rend indispensable un moment de clarification théorique qui remette à contribution Marx et ses analyses sur l’extraction de la survaleur.

Parler des habits neufs du capitalisme, c’est ainsi le mettre à nu. C’est notamment ce que se propose de faire la critique de la valeur : si le travail « abstrait », comme pure dépense quantifiée indifféremment de ce qui est produit, s’insinue aujourd’hui dans des zones insoupçonnées pour les transformer en sources de valeur, ce pourrait être parce que le processus de valorisation de l’économie dite « réelle » touche à sa limite interne. Doit-on dès lors tabler sur les potentialités émancipatrices d’une automatisation généralisée, remplaçant à terme le travail « vivant » et libérant de la sorte une subjectivité disponible pour la pure créativité et le loisir ? Et si l’on cherche, au-delà du travail, à préserver le sens de la création humaine, cela n’implique-t-il pas, au-delà de toutes les tentatives de redistribution des fruits de la production industrielle, la nécessité de se déprendre d’un mode de vie, d’une culture et de représentations économiques faisant de l’être humain un être défini essentiellement par des besoins et, précisément, par le travail ?

Débusquer sous ses plus retorses transformations le travail qui exploite et fait souffrir, fourbir de nouvelles armes critiques, lutter contre la réduction de nos vies aux coordonnées économiques : les pensées et les pratiques anarchistes ne sauraient esquiver cette triple besogne !

Alors, tu vois le travail ?

La commission de rédaction