Anarchistes par défaut
« Jules Bonnot, anarchiste par défaut ». Vaste programme
pour serviette de plage.Titre écrit en gros sous la photo de la
fiche anthropométrique du bandit en auto reproduite en
deuxième page du Figaro en date du 28 juillet 2008 [1]. Image en noir et
blanc pour annoncer la couleur. Une tête de voyou. Des yeux
menaçants. Physionomie lombrosienne type de l’assassin. Un bandit de
la pire espèce. Mais que le « petit » garagiste lyonnais enveloppe ses
actes horribles, ses meurtres atroces, ses délétères atteintes à la
propriété sous les plis de cet immonde drapeau noir qui fit frémir la
nation France dans les années 1890 ne doit pas leurrer le lecteur. Ce
n’est que par défaut. Le voleur Bonnot se dit anarchiste. L’assassin
Bonnot ne chercherait en fait que la célébrité. Schéma récurrent,
répétitif. La France de la Belle Époque avait ses voleurs, ses assassins,
ses bandits, ses apaches. Certains d’entre eux se piquaient même de
pouvoir discourir sur la chose publique. Mais l’histoire et les historiens
les ont privés de ce droit à la parole.
Un peu plus de cent ans avant l’article du Figaro susmentionné, et
toujours dans cette feuille, Henri Varennes, venu assister à Amiens au
procès des cambrioleurs anarchistes – les Travailleurs de la Nuit –
affirme, dans son article du 14 mars 1905, qu’Alexandre Jacob, le
prétendu chef, dont la profession de foi Pourquoi j’ai cambriolé ? est
qualifiée en 1938 par le Crapouillot de « chef-d’œuvre du genre », ne
serait qu’ « un beau voleur, un voleur accompli, un voleur de métier,
ayant la fierté de son art et comme un orgueil professionnel. […] On
n’est pas anarchiste quand on s’appelle Marius, qu’on a dans la voix,
Car la France a peur. L’insécurité,
réelle ou supposée, outre le fait de
refouler la question sociale, provoque
l’entrée du criminel dans la sphère
médiatique. Et celui-là ne peut être que
de droit commun. Les palais de justice
deviennent les espaces d’une scénographie
que l’on voudrait savamment
orchestrée.
Le vol et le meurtre, et par extension,
l’ensemble des crimes et délits [2], peuventils
s’accorder avec des motivations
politiques ? Le voleur peut-il être
considéré comme un honnête homme ?
Le lanceur de bombe, comme un
défenseur de l’humanité ? Dit comme
cela, la réponse ne peut effectivement
qu’être négative. Elle renvoie l’illégalisme
anarchiste à ses hypothétiques contradictions,
à une irrémédiable condamnation
qu’ont agréé aussi nombre de
libertaires. Le phénomène est pourtant
plus complexe qu’il n’y paraît.
La parole, dissolvant le geste, ne peut
s’exposer pour des raisons évidemment
pratiques qu’après la révélation de l’acte
illégal. Au tribunal, il revient au voleur
anarchiste et au propagandiste par le fait
de se faire rhéteur, d’utiliser son procès
pour faire celui de la société, pour
revendiquer hautement ses actes, et en
premier lieu pour affirmer son refus des
processus de normation institutionnelle
et sociale. Nombre de ces en-dehors, de
Duval à Bonnot, en passant par Pini,
Ravachol, Henry, Jacob et consorts, sont
ainsi passés de la propagande par le fait
à celle par la parole.
Ils défrayent la chronique judiciaire et
suscitent nombre d’interrogations théoriques.
De là, la question posée en 1927
par E. Armand dans sa brochure
éponyme : L’illégaliste anarchiste est-il
notre camarade ?
Des en-dehors de tout ?
Méconnaissance des sectateurs de la
rapine. Incompréhension théorique du
fait délictueux. Délit d’amalgame. Le
bandit social devient sous la plume de
Jean Grave, dans ses Quarante ans de
propagande anarchiste, une espèce de
parasite. Comme le bourgeois. Son but
n’est ni de faire vivre le mouvement, ni
de détruire le monde capitaliste. Son but
ne vise justement que le bien être
personnel. Quitte à se lier de temps à
autre aux flics. Quitte à se faire
mouchard. Quitte à tomber dans la
perversion :
Pratiquer le vol, c’est se diminuer. Il faut
mentir, tromper. Cela n’élève pas les
caractères, bien au contraire. Beaucoup de
ceux qui commencèrent à pratiquer le vol
avec l’idée de servir la propagande,
finirent par le pratiquer pour vivre, et jouir
crapuleusement ; lorsqu’ils avaient réussi
« un bon coup ». C’était forcé. L’argent
corrompt, surtout lorsque pour l’avoir on
a risqué sa liberté, en usant de moyen
interlope [3].
Parasite ? Profiteur du système ? Les
Souvenirs d’un révolté, écrits à la prison
d’Orléans par le voleur Jacob, permettent
de retourner l’accusation :
Le bourgeois est un parasite conservateur ;
tous ses soins, tous ses désirs, ses
aspirations tendent à un même but : la
conservation de l’édifice social qui le fait