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Edouard Jourdain
Islam,Histoire,Monadologie.
À propos des Trois essais de philosophie anarchiste de Daniel Colson
Article mis en ligne le 4 décembre 2008

Dans sa tentative de renouvellement de la tradition philosophique
libertaire, Daniel Colson, après son Petit lexique
philosophique de l’anarchisme1, continue à nous surprendre et
à nous entraîner vers des sommets où l’air est vif, et où il faut
s’accrocher si l’on veut « composer » avec son étrange et stimulant point
de vue2.

Articulant trois études sur l’Islam, Hannah Arendt et les
mouvements révolutionnaires européens, D. Colson tente de dégager
une théorie libertaire de l’Histoire, de l’évènement, des « failles » ou
des « brèches » du temps. Au fil des pages, nous pouvons suivre une
démonstration complexe dont l’ambition est de répondre à une
question clairement formulée à la fin de l’ouvrage : « En quoi la culture
et l’histoire dont se réclament Hannah Arendt et Laroui3 peuvent-elles
exprimer et répéter la discontinuité de la vie, et, du même coup,
contribuer à donner une tradition à cette discontinuité ? »4 Entendez par
« discontinuité » l’évènement inattendu, la faille au potentiel libertaire,
c’est là que prend tout son sens le titre du livre Trois essais de philosophie
anarchiste.

D. Colson a le mérite de nous prévenir que la lecture pourra parfois
« dérouter » ou « rebuter », notamment en ce qui concerne la première
partie portant sur l’Islam, dans le sens où la plupart des concepts
abordés nous sont peu familiers. Cet ouvrage n’en est pas moins
passionnant, si l’on prend la peine de s’y plonger.

D. Colson, en reprenant d’un certain
point de vue les travaux de Hannah
Arendt5, refuse les continuités historiques
sur le terrain de la science (qui, par le
principe de causalité, nient la singularité
et la subjectivité de l’évènement), de
l’éthique (qui justifient tout grâce à une
explication) et du religieux (qui nient
l’inattendu en prétendant toujours
connaître le dernier mot de l’Histoire).

Afin de justifier ce refus, il en vient à
examiner les concepts de subjectivité et
d’objectivité qui s’inscrivent dans tout
rapport à l’Histoire, mais aussi les
concepts d’ « Histoire intime » comme
dépassement du clivage arbitraire
public/privé, de « présent extensif » qui
ouvre la perspective d’une géographie du
temps, ou encore le concept d’« évaluation
 » des failles historiques.

Objectivité, subjectivité et Histoire

Afin de mieux cerner les concepts de
subjectivité et d’objectivité dans leurs
rapports aux évènements et aux récits,
D. Colson en vient naturellement à
aborder des problèmes épistémologiques6,
certains de ses raisonnements
faisant étrangement et singulièrement
écho à ceux de Feyerabend7. C’est ainsi
qu’il montre que la manière de transformer
le khabar (récit historique) en
hadîth (dits du prophète) est analogue à
la méthode moderne et scientifique de
vérification, dans le sens où le récit historique,
par toute une procédure (notamment
de vérification des témoignages),
devient un événement certain et par
conséquent « sacré », oubliant ainsi son
origine et finissant par s’auto-justifier. Le
problème de l’histoire « scientifique » ou
« rationnelle » est, en prétendant s’en
tenir à l’objectivité, de réduire les évènements
à des faits en les évinçant de leurs
sens, les coupant par ce procédé, et pour
reprendre des termes de D. Colson, de
leur totalité et de ce qu’ils peuvent8.
Aussi, par cette prétention à l’objectivité
et à la vérité, la science (historique ou
autre) et le littéralisme (qui consiste à
prendre au pied de la lettre les textes
sacrés) oublient qu’ils participent euxmêmes
d’un agencement subjectif de
perceptions et d’énonciations. C’est en
analysant le récit de fiction, qui n’a a
priori rien à voir avec l’Histoire, que
D. Colson nous permet de mieux saisir la
dimension qualitative que recèle chaque
récit (sacré, religieux, littéraire) et donc la
réalité dont ils sont porteurs.

En effet, si le conte est bien réel dans
le sens où il est « tout entier dans le
présent de l’expérience subjective »9, il ne
peut pourtant pas être défini sur la ligne
du temps. La puissance de vérité n’est
donc pas à chercher dans l’objectivité de
l’Histoire contre la subjectivité des histoires, mais dans la « qualité du
monde » que chaque récit mobilise et qui
consiste dans « sa plus ou moins grande
capacité à s’ouvrir et à nous ouvrir à la
puissance d’indétermination dont tous
les êtres sont porteurs ». Par conséquent,
les contes autant que les récits à
prétention historique justifient une
« évaluation comparable »10. Chaque
réception d’évènement, à travers le récit
fictif ou historique, confère une
singularité à cet événement dont la
matérialité objective est ressuscitée
subjectivement (en lui donnant sens) par
le lecteur, l’auteur ou l’auditeur. Par ce
biais, D. Colson a le mérite de montrer
qu’il existe des approches permettant la
rencontre entre les traditions occidentales
et arabo-musulmanes qui sont
toutes deux porteuses de notions, de
concepts et d’idées pouvant être, d’un
certain point de vue, analogues. Nous
pouvons ainsi retrouver dans les deux
traditions que chaque situation porte en
elle-même sa propre cause efficiente
(‘illa), et bien que tout récit (khabar)
affirme passée cette situation (impossibilité
de la répétition du même), il
prétend la ressusciter subjectivement, à
partir de l’expérience présente de chaque
être.

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