Au cours de l’histoire, la condition paysanne a souvent été synonyme de souffrances, ponctuée par quelques périodes de révoltes sauvagement réprimées. Hostilité de la nature, caprices des saisons, techniques rudimentaires, insécurité, impôts, corvées. Dépourvu de tout scrupule, le pouvoir seigneurial, ecclésiastique, royal ou bourgeois a peu à peu brisé les solidarités rurales, substitué aux usages collectifs des sols la propriété privée. C’est l’injustice, la force, la violence qui ont contribué à la confiscation des meilleures terres, à la formation de vastes domaines, de fortunes considérables, l’héritage assurant, d’une génération à l’autre, la reproduction de ces inégalités.
Apparue au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la « modernisation » fait naître, chez les paysans, l’espoir d’une nette amélioration du niveau de vie et des conditions de travail : les illusions seront de courte durée. Les gains de productivité provenant de la deuxième révolution agricole (motorisation, mécanisation, fertilisation minérale) entraînent une baisse très importante des prix réels de la plupart des denrées agricoles.
Confrontés à cette concurrence, les agriculteurs les moins équipés, au nord comme au sud, sont condamnés à la régression et à l’élimination. Le recours à des techniques de plus en plus coûteuses creuse les écarts entre ceux qui disposent d’importantes capacités et ceux dont les moyens financiers sont faibles. Des centaines de millions d’exploitations paysannes ont ainsi d’ores et déjà disparu. Par sa nature même, le système capitaliste ne peut fonctionner qu’à grande échelle. Il fallait donc de grandes, si possible de très grandes exploitations pour vendre des machines toujours plus puissantes et sophistiquées, et des quantités toujours plus importantes d’engrais et de produits « phytosanitaires » pour surproduire.
Les lois d’orientation agricole des années 60, en France, vont permettre l’élimination progressive des petites exploitations. Le complexe mafieux des firmes capitalistes, des gouvernements successifs, du Crédit agricole et de la FNSEA va favoriser celles dont il a besoin (prêts avantageux, larges subventions – 80 % des aides vont aux 20 % les plus aisés – remembrements favorables...) ; il va asphyxier financièrement les autres par un endettement considérable. Bilan : l’agriculture française, qui comptait 2 300 000 exploitations en 1950, n’en compte plus que 650 000 ; elle n’en tolérera que 300 000 dans dix ans. Les conséquences sont nombreuses :
– Une profession sinistrée : 60 000 emplois perdus chaque année, stress permanent, états dépressifs, alcoolisme, suicide, intoxications, allergies dues aux produits chimiques, accidents très fréquents ;
– Un déséquilibre accru dans l’aménagement du territoire : la diminution régulière du nombre d’exploitations dans les communes rurales va contribuer aux déplacements de populations des campagnes vers les villes, entraînant la désertification (fermetures d’écoles, de gares, de services publics, disparition d’artisans, de commerçants) ;
– Des atteintes graves à l’environnement : pollution de l’eau, de l’air, dégradation des sols, réduction de la biodiversité ;
– Une alimentation à deux vitesses : « malbouffe » pour les classes défavorisées, nourriture de qualité pour une minorité de privilégiés, et de sérieux problèmes de santé publique (antibiotiques, pesticides, nitrates, dioxine, métaux lourds, vache folle...) ;
– Le pillage de l’agriculture des pays pauvres : « révolution verte », cultures d’exportation, effets pervers de l’aide alimentaire ;
– La dépendance du monde paysan : le secteur agricole devient un simple maillon du complexe agro-industriel, un simple fournisseur de matières premières.
Sous les prétextes fallacieux de vaincre la faim dans le monde et de lutter contre la pollution, la transgénèse va fournir un second souffle à l’agriculture capitaliste. Les OGM constituent à la fois une réponse que celle-ci tente de trouver à ses propres problèmes (pesticides, fragilité des animaux d’élevages industriels, obésité) et un nouvel instrument de domination des paysanneries et des consommateurs. La possibilité de breveter le vivant, l’existence des droits de propriété intellectuelle vont permettre aux entreprises de biotechnologie de transformer la biodiversité, richesse collective, en propriété privée d’un cercle restreint, de faire main basse sur des millénaires de connaissances indigènes pour commercialiser ensuite ces ressources au prix fort. Le contrôle des ressources génétiques pour la transgénèse est aussi déterminant que celui des ressources énergétiques fossiles pour la révolution industrielle. Il s’agit d’imposer le « tout-génétique » comme on a imposé le « tout-nucléaire », à des fins évidentes de contrôle social.
Cette « biopiraterie » aura des conséquences dramatiques pour les agriculteurs les plus vulnérables, et notamment dans les pays « en développement », où la plupart des paysans utilisent les semences issues de leurs propres récoltes. En Inde, où 80 % des semences sont produites dans des fermes, plusieurs centaines de paysans se sont déjà suicidés, du fait d’un endettement irrémédiable. Des économies entières risquent d’être ruinées du fait du remplacement des produits naturels par des produits fabriqués par des transgéniques (vanille de Madagascar, cacao d’Afrique de l’Ouest, sucre de canne de Cuba, huile de palme de Malaisie). Ainsi le capitalisme, qui s’appuyait jusqu’alors sur la propriété privée des moyens de production, s’établit aujourd’hui, en plus, sur une quasi-propriété des moyens de reproduction.
Face au bilan catastrophique d’une agriculture capitaliste qui n’a fait illusion sur le plan de la rentabilité que parce qu’elle s’est appliquée à externaliser les coûts sociaux et écologiques qu’elle engendrait, des agricultures alternatives se mettent en place, qui recherchent : une plus grande autonomie, un respect de l’environnement, la qualité des produits, la revalorisation du métier d’agriculteur, le renforcement des liens entre producteurs et consommateurs. Ces luttes n’aboutiront que si elles remettent en cause l’usurpation des ressources naturelles par la propriété privée, foncière, industrielle ou agraire. L’objectif à long terme ne peut qu’être une nouvelle répartition des moyens de production (terres, cheptel, matériel), la mise en commun des terres agricoles au niveau de chaque commune. Toute autre perspective n’est qu’un leurre.
Jean-Pierre Tertrais
& André Pochon, les Champs du possible, Syros.
& Camille Guillou, les Saigneurs de la terre, Albin Michel.
& Yves Chavagne, Bernard Lambert : 30 ans de combat paysan, La Digitale.