Réfractions, recherches et expressions anarchistes
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Laurent Patry
Les ateliers d’écriture :
mots singuliers sur maux sociaux
Article mis en ligne le 30 janvier 2008

par *
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Les ateliers d’écriture peuvent et devraient être un levier
d’émancipation privilégié dans la gamme des répertoires
d’actions libertaires. Tel est mon sentiment aujourd’hui que je
n’anime plus d’ateliers d’écriture. Et c’est ce dont j’aimerais ici
persuader les anarchistes… et ceux qui le sont moins !
Je n’ai en effet jamais autant ressenti l’utilité sociale de mon
militantisme qu’à ces moments humainement probants où il me fallait
être à la fois « à l’écoute » (sensible à la « musique » de chacun, mais
soucieux aussi de faire durablement tenir ensemble le groupe) et,
quelque part, comme porteur d’une « bonne nouvelle » non pas à
imposer dogmatiquement, mais à partager : l’idée qu’il allait se passer
quelque chose ici (dans l’atelier) qui, parce qu’il dénote sur bien des
points de l’apathie ambiante, de l’ennui, et de la morne répétitivité des
formatages sociaux, pourrait bien être reconduit ou reproduit à
l’extérieur de l’atelier : à la maison, dans le quartier, dans la société.
Et ce quelque chose qui (se) passe, c’est l’éthique même de l’atelier !
Celle qui permet de donner un nom à la résignation, à l’échec, à la
colère, et partant de recouvrer une dignité mise à mal. C’est d’ailleurs
toujours le pari que nous faisons confusément lorsque c’est à une
posture militante libertaire que l’on doit d’être capable de ne pas perdre
de vue l’horizon émancipateur de l’atelier.


Contre l’école : l’atelier comme dispositif de ressaisie
biographique

Avant d’exposer les bienfaits émancipateurs du travail d’écriture luimême,
on insistera d’abord sur l’importance de dire en quoi l’atelier est
d’abord le lieu d’une rencontre entre la démarche de l’enfant qui s’y
présente et désire y participer (et prendre éventuellement un rendez-
vous régulier avec cette pratique
réflexive, donc risquée) et l’accueil
qu’entend lui réserver l’animateur, dont
la personnalité importe sans doute au
moins autant que sa « valeur didactique
ou pédagogique1 » (si, du reste, il existe
de tels canons pour qui ne situe pas dans
le cadre normatif de l’école !) ou l’efficace
sui generis de sa méthode ou l’intérêt des
exercices d’écriture qu’il propose.
Il faut dire que cette rencontre, et donc
aussi le lieu où elle se fait, prend immédiatement
place dans un dispositif en soi
doté de certaines qualités qui vont a
contrario du système scolaire. Il y a
d’abord le petit nombre de participants
(rarement plus d’une dizaine) qui permet
une attention individualisée (l’idéal de la
pédagogie différenciée trouvant peutêtre
ici un déploiement optimal et
concret), dont Bakounine avait déjà
pressenti l’importance :
« Pour être parfaite, l’éducation devrait
être beaucoup plus individualisée qu’elle
ne l’est aujourd’hui, individualisée dans
le sens de la liberté et uniquement par
respect de la liberté, même dans les
enfants. Elle devrait avoir pour objet non
la dressure du caractère, de l’esprit et du
cœur, mais leur réveil à une activité
indépendante et libre, et ne poursuivre
d’autre but que la création de la liberté, ni
d’autre culte ou plutôt d’autre morale,
d’autre objet de respect. […] Une telle
éducation, répartie largement à tout le
monde, aux femmes comme aux
hommes, dans des conditions économiques
et sociales fondées sur la stricte
justice, ferait évanouir bien de soi-disant
différences naturelles. »

Une autre qualité du dispositif atelier,
c’est qu’il intervient « hors temps scolaire
 », sur un créneau traditionnellement
réservé aux loisirs (d’où la décharge
d’énergies qui s’y produit parfois, et qu’il
n’est pas toujours évident de canaliser),
donc sur un temps libre. Je pense que les
enfants ont tout à fait conscience, ou à
tout le moins sentent-ils, que le caractère
non obligatoire de l’atelier, le fait aussi
qu’il n’y ait pas de notes, ni encore d’obligation
d’exposer ses performances au
jugement de ses parents, constituent déjà
en soi une bonne entrée en matière pour
l’écriture à venir. À l’animateur d’expliquer,
dès les premières séances mais
également tout au long de l’année sous
forme de rappels, « l’esprit du lieu » et en
quoi chacun sera invité à partager des
valeurs que l’école, la famille, le groupe
de copains/copines ou bien la télévision
ne promeuvent pas toujours.

À ce propos, Patrick Laupin va loin
dans la dénonciation du régime scolaire
quand « l’école […] charrie une foule de
scories conformes, des effets d’opinion,
de mensonges qui sont le contraire d’une
expérience subjective réelle3 ». C’est cette
expérience subjective qu’il s’agit de
valoriser en ateliers, puisque ailleurs elle
est niée et reniée ou se voit imposer
d’autres formes ou d’autres injonctions, si
prégnantes et intériorisées que certains
enfants s’étonnaient de mon intime
conviction : en l’espèce, que je puisse
considérer que ce qu’ils avaient à dire
valait la peine d’être écrit.Trop habitués à
ce qu’on canalise leur subjectivité vers
des types d’acquisition standardisés, ils
ne pensent pas ou n’osent pas user de
cette liberté d’affirmation de soi que
procure l’écriture en atelier. Cependant,
Patrick Laupin sait bien, pour avoir animé
pendant plus de trente ans des ateliers
de parole, d’expression et/ou d’écriture,
que « dès qu’on les autorise à ce jeu de
dériver, d’associer, lire ailleurs, et copier,
trouver son rythme en prenant appui sur
l’effet produit par d’autres écritures, les
enfants trouvent leur allure de liberté, se
sentent désenfermés, trouvent une ‘base
de sécurité’de leur ‘corps dans la nature,
de leur être de langage dans la société’
(Françoise Dolto) » .

Je les poussais donc à parler d’eux, par
le détour du conte notamment.
L’atelier d’écriture n’est pas seulement,
parfois loin s’en faut, l’endroit d’où
sortent des « productions d’écrits » quelle
qu’en soit par ailleurs la valeur littéraire
intrinsèque. C’est d’abord un lieu
d’expression et de valorisation de soi, et
qui présente comme particularité – et
peut-être même son moyen et son
efficace propres – de se situer d’un point
de vue social à contre-courant de ce que
l’on attend d’ordinaire de ses enfants :
maîtriser la langue au lieu de la pratiquer
(P. Laupin). De son côté, Thierry
Maricourt reconnaît que les ateliers
« prennent parfois plus l’allure d’ateliers
de parole, d’expression, que d’ateliers
d’écriture stricto sensu ». Ce qui dit bien à
quel point les participants ne fréquentent
Réfractions
pas l’atelier pour devenir écrivains, mais
cherchent à l’intérieur de l’atelier, et par
l’écriture, leurs mots.
Savoir écrire c’est d’abord, notamment
pour une institution comme l’Éducation
nationale, permettre à l’enfant d’acquérir
la connaissance des codes langagiers
constitués. Hors de cette acquisition à
des fins utilitaires, il semblerait qu’il n’y
ait point de salut : ces codes langagiers
sont présentés et enseignés comme étant
les plus légitimes, et c’est plus ou moins
implicitement à ceux et celles qui les
« posséderont » le mieux que reviendront
les honneurs, et les promesses de transformation
de ce capital linguistique en
capitaux symboliques, économiques et
sociaux.

Ainsi naît et se reproduit l’échec
scolaire, dont le nerf principal réside
assez sûrement, et au moins, dans le
rapport problématique ou angoissé à la
langue et à l’écriture. Et au-delà, dans la
place que socialement ces enfants
n’osent pas prendre, ou qu’un système
social les empêche de prendre. Dans la
peur de ne pas pouvoir/savoir s’exprimer
dans la « bonne » langue, soit la langue
dominante, constituée à la fois comme
prérequis et comme attestation de ce qui
a et/ou exprime de la valeur sociale. Que
faire alors de ces gamins qui, pour
reprendre la distinction qu’opère Basile
Bernstein entre « codes restreints » et
« codes élaborés », sont du mauvais côté
du Code, ou à côté, ou peut-être même
pour certains dans le refus ?

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