Entre organisation désorganisée et anti-organisationnalisme organisé
L’espace autogéré, c’est quoi ?
Issu de la mouvance alternative radicale et du milieu des squats lausannois, l’Espace autogéré organise des activités politiques et culturelles anti-profit depuis 1993 à Lausanne : concerts, débats, expos, infokiosk, manifs, projections vidéo, resto végétarien, etc. D’occupations en expulsions, il occupe actuellement un lieu arraché de longue lutte (le quatrième) au centre-ville, avec une garantie de pouvoir y rester au moins cinq ans.
L’Espace autogéré est animé par un noyau dur d’une trentaine de personnes, mais est ouvert à toutes et à tous (flics, fachos, sexistes exceptés). Il n’y a pas de carte de membre, pas de cotisation, pas de liste de membres et, malgré quelques tentatives laborieuses, pas de plate-forme ou de manifeste.
Ce n’est donc pas une organisation au sens propre, l’idée étant que chacun(e) puisse se reconnaître dans une expérience (ou s’en inspirer) qui n’attend pas le Grand Soir pour tenter de changer le quotidien, au-dessus (ou au-dessous) des querelles de chapelles.
Comment cela fonctionne-t-il concrètement ?
L’Espace autogéré est totalement indépendant, il refuse tous sponsors et toutes subventions. Les bénéfices des soirées et du bar sont directement réinvestis dans d’autres activités, des travaux ou donnés en solidarité à des projets militants. Il n’y a pas de porte-parole attitré(e) ou de permanent(e). Personne n’est salarié(e).
La plupart des décisions sont prises par consensus (pas de vote) en assemblée générale hebdomadaire, autogestion signifiant que chacun(e) participe à la plus ou moins bonne marche du lieu en prenant part aux décisions et à leur application. Pour plus de facilité, l’Espace autogéré se subdivise en divers groupes de travail, en fonction des affinités, des intérêts, des capacités, bien qu’une certaine rotation des tâches soit souhaitée et encouragée, notamment par des échanges de savoir pour les travaux nécessitant des connaissances techniques.
En plus des activités fixes intra-muros (concerts, bouffes, infokiosk), des manifestations sont ponctuellement organisées en ville (Street Party anticapitaliste, Critical Mass pour des transports en commun gratuits, piquets anti-répression, etc.), et parfois aussi des mobilisations plus larges (par exemple dans le cadre des luttes anti-mondialisation).
Bien que souvent réduit à des catégories simplistes (squatters, jeunes, punks, etc.), l’Espace autogéré regroupe de près ou de loin des personnes d’horizons et d’âges divers. Il fonctionne en réseau avec les milieux libertaires, féministes, antifascistes, écologistes, les associations de chômeuses(eurs) ou de sans-papiers, etc. Tantôt ce sont des soirées, des débats ou des campagnes communes qui sont organisés, tantôt les locaux sont simplement mis à disposition d’autres groupes ou associations. Selon les besoins, des coordinations locales, nationales ou internationales sont mises en place.
Si on ajoute à cela divers groupes satellites comme le GAR (groupe anti-répression), le T’Okup (feuille mensuelle d’informations et d’agitation), ainsi que les ateliers et l’habitation qui ont dû trouver de nouveaux sites depuis la dernière évacuation d’un lieu qui était beaucoup plus grand, on comprend aisément que les frontières de l’Espace autogéré sont assez floues. D’autant plus que le champ d’action et d’intérêt est quasiment illimité : cela va de la construction d’installations solaires en matériaux de récupération à des manifs antifascistes, en passant par la cuisine, la remise en question des rapports de genres, la sonorisation de concerts, les débats, la lecture, un poulailler, Internet, des publications, le logement et la vie communautaire, etc. Bref, ce n’est pas une organisation, mais chacun(e) apporte sa contribution à un ensemble finalement assez organisé, bien que fluctuant et parfois un peu désordonné.
Certain(e)s y sont actifs et actives dès le début, d’autres y participent de manière plus ponctuelle ou sélective, à des degrés divers selon les périodes, les disponibilité et la motivation, et ça ne marche généralement pas plus mal que les Organisations fières de leur grand O.
Théorie et pratique : la vie en rose ?
L’existence de l’Espace autogéré a permis de montrer qu’une autre vie est possible, y compris ici et maintenant. Elle a a permis d’avoir gratuitement des locaux à disposition pour se rencontrer, discuter, organiser des activités ou mobiliser pour des luttes (par exemple récemment contre le WEF à Davos). Tout ça sans cheffaillon et sans hiérarchie, mais également sans personne qui fasse les choses à votre place, d’où la nécessité d’une certaine forme d’organisation, toutes et tous n’étaient pas acquis(es) à la cause des réunions dès le début et certain(e)s ont dû déchanter au sujet de la spontanéité des masses. Par contre, les difficultés classiques que rencontrent ce genre de projets n’ont pas fait défaut non plus : épuisement, monopolisation de l’AG par des problèmes de gestion, impression de se transformer en club pour consommateurs(trices) amorphes, influence des personnes les plus charismatiques, difficulté d’avoir des discussions de fond poussées et collectives, peine à intégrer de nouvelles personnes plus jeunes, répression, légèreté dans les tâches administratives, impression de vase clos, etc.
Voilà donc un rapide aperçu d’une forme d’organisation qui ne veut pas vraiment en être une, avec ses défauts, ses qualités, ses contradictions, ses tâtonnements, mais qui procure finalement le plaisir de contribuer à des mouvements collectifs qui refusent la résignation et le repli individuel face au racisme, à la compétitivité, au sexisme, à la pollution, etc.
Du béton du sud-ouest lausannois,
Roger Bidon
Espace autogéré, rue César-Roux 30,
CH-1005 Lausanne