Les événements du 11 septembre 2001 ont soulevé un certain nombre de questions sur la situation mondiale.1 Sommes-nous dominés par un empire américain ?
Y a-t-il une guerre, et à quel niveau se situe-t-elle ? Les États sont-ils en train de changer de nature avec la mondialisation ? L’absence de réaction de fond de la population occidentale au sujet de la guerre du Vietnam traduit-elle une résignation, voire un cynisme ? La majorité des pays développés a communié avec le traumatisme de la population états-unienne après les événements du 11 septembre 2001 ; mais ces mêmes humanistes n’ont pas envahi les rues des métropoles quand, quelques semaines plus tard, les avions américains ont agressé la population afghane. Les bombardements qui, selon des estimations conservatrices, ont fait entre 3 600 et 5 000 morts ont eu pour écho un silence révélateur.2
Indifférence, ou plutôt cynisme. Les philosophes grecs entendaient par ce mot la coïncidence entre les principes proclamés et la conduite effective, mais il a pris aujourd’hui le sens contraire. L’acceptation du pire (pour les autres) se voulait réaliste, fondée sur le raisonnement qu’il n’y avait pas d’autre solution.
Un tel machiavélisme populaire n’est ni (a)moral ni purement sentimental. Il est ancré sur une argumentation géopolitique, dont les médias et leurs contestataires ont décliné les quelques concepts passe-partout : « impérialisme américain », « État libéral », « fanatisme religieux ». Ces termes relèvent de schémas explicatifs hérités du xixe siècle. Cette vieille garde-robe est complétée par un modèle, gracieusement offert par les militaires, celui de la « guerre de basse intensité ».
Le lèche-vitrines dans les supermarchés de l’idéologie contemporaine obscurcit la prise de conscience de la scène géopolitique, de ses acteurs, et de la tragédie qui s’y déroule, une guerre endémique qui dévore la planète. Le slogan « penser globalement et agir localement » peut relever de la pensée paranoïaque. On ne maîtrise le global que dans l’imaginaire, mais la folle du logis reproduit le plus souvent les schémas dominants.
On commencera donc par porter un diagnostic rudimentaire sur la nature de la domination mondiale et celle de la guerre « antiterroriste » : la planète vit-elle sous le regard de l’aigle américain ? Les nations riches sont-elles les cibles d’une guerre de basse intensité ? Les réponses devraient éclairer la seconde partie de l’analyse, consacrée aux deux débats du libéralisme et du fanatisme religieux : l’État est-il en train de changer de nature ou seulement de fonction ? Pourquoi le sacré se mêle-t-il au politique ? La conclusion esquissera quelques termes et conditions pour une réflexion nouvelle sur le monde contemporain.
Les modèles explicatifs de la géopolitique : l’empire et l’insécurité
La rhétorique qui accompagne la crise du 11 septembre date de quelques lunes. L’impérialisme américain est un thème qui a été débattu au moment de la guerre du Vietnam et, en France, le discours sur l’insécurité a nourri les grandes envolées de la campagne électorale qui suivit mai 1968. En fait, la situation est ouverte à plusieurs interprétations plausibles, sauf celle qui convoque le spectre de l’empire américain.
Il n’y a pas d’empire américain
L’hyperpuissance des États-Unis est indiscutable. Ce qu’on appelle la morgue américaine est une manière polie de dire que Washington considère ses traités et promesses comme des chiffons de papier.3 Dans le domaine mondial, le concert dissonant des nations a fait place à un troupeau de chefs d’État, autour desquels diplomates et militaires américains courent avec la résolution d’un pit-bull, poursuivant toute brebis qui aurait des velléités de jouer au voyou. De nouvelles bases militaires sont en construction aux quatre coins de la terre et le gouvernement des États-Unis s’apprête, avec sa guerre des étoiles, à devenir le maître incontesté de l’espace, comme jadis les Anglais l’avaient été des mers.
Cette force de frappe, dotée d’une supériorité militaire à laquelle rien de comparable ne s’oppose, est en réalité source de frustration. Du côté du peuple américain, on y consent sans enthousiasme, en réaction à des situations critiques. En Europe, elle est admirée, mais ni crainte ni aimée. Au demeurant, la suprématie militaire et la succession des « victoires » unilatéralement proclamées masquent une capacité d’influence réduite.4 Un vieux proverbe dit que la guerre est gagnée par celui qui abandonne le dernier ; or, proclamer sa victoire alors que l’adversaire ne s’est pas rendu permet au cow-boy d’abandonner la poursuite des hostilités sans perdre la face.
Le monde du xxie siècle balbutiant est sous le règne de la ploutocratie et non sous celui des États-Unis, qui n’en sont que le fer de lance. Rien n’est plus dramatique que de se tromper de cible et confondre l’adversaire avec l’ennemi. La culture dite de masse est populaire dans le monde, même si elle n’y suscite pas l’adhésion, mais elle n’est ni américaine ni turque, à l’instar de ces émissions télévisées latino-américaines qui se diffusent sur tout le continent nord-américain mais dont on ne saurait dire à quel pays particulier elles se rattachent. Sans doute le lieu de sa production n’est pas indifférent pour en comprendre certains aspects, par exemple ses systèmes d’autocensure, mais l’influence est aussi réciproque ; et les règles imposées par la recherche du profit, par exemple le recours au spectaculaire, à l’information de proximité, à la personnalisation, font passer au second plan les structures profondes d’un événement ou d’un pays. La République américaine possède, sans aucun doute, la plus grande capacité de nuisance au monde, mais ce n’est pas la bannière étoilée, ce sont CNN ou Microsoft qui sont omniprésents dans la marchandise, dans les communications, dans les idées, dans la langue même et jusque dans le concept à la mode d’interactivité, qui consiste à nous plier à leurs logiques. Si le nouvel ordre mondial se chante sous la baguette d’un petit maestro texan, la partition musicale a été orchestrée dans les sphères de la finance et des multinationales.5
Si l’image suggère les traits simplets d’un Disneyland, l’univers des transnationales n’évoque pas la musique des sphères célestes : c’est le capharnaüm. Les mondes de la finance et du business ont modelé le nouvel ordre mondial, par l’entremise de l’administration américaine, selon le scénario du Léviathan de Hobbes, basé sur la terreur, plutôt que sur celui de Locke, fondé sur le droit et les institutions internationales : les États-Unis ont récusé celles-ci à partir de 1991.6 Hommes d’affaires et grand patrons sont trop engagés à grignoter les concurrents et les États, lesquels en nombre croissant rétrogradent à des positions subalternes, pour cultiver quelque nostalgie de l’ère des arrangements négociés entre capital et travail. La rupture avec l’ordre démocratique est définitive. Dont acte.
N’en survivent que des procédures formelles et des gesticulations spectaculaires.
Et ce principe espérance dont parlait Ernst Bloch.
Cette dernière affirmation utopiste, étudiée ailleurs, entretient une relation dialectique avec le constat pessimiste que l’on vient de faire. Ce rapport apparaîtra après un audit sur la gestion du discours politique, et il éclaire le cynisme fataliste mentionné dans l’introduction.
La guerre de basse intensité : la nouvelle vision militaire
Les septembriseurs 7 islamistes ont mis au grand jour ce que le monde occidental vit sans le savoir depuis quelques années, et que les militaires désignent comme une guerre de basse intensité, c’est-à-dire généralement menée sous la forme de coups fourrés et d’actions clandestines, mais avec des éclats spectaculaires et momentanés, comme dans les attentats, et des phases de guerre chaude comme en Afghanistan.
Qu’il me soit permis d’évoquer un souvenir d’enfance. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, je me trouvais dans une ville fréquemment bombardée. Nous vivions dans un climat où prédominaient d’importantes mesures de sécurité : des bâtiments étaient interdits au public, certains lieux ne pouvaient être photographiés et, surtout, un important couvre-feu était imposé à l’ensemble des citadins.
Les dispositifs sécuritaires sont apparus en France depuis les attentats parisiens d’il y a quelques années. Ils sont tantôt dissimulés, comme les caméras de surveillance et les diverses technologies de contrôle à distance, tantôt signalés par des carences telles que l’absence de poubelles dans les gares et les métros. Ils sont parfois extériorisés de façon spectaculaire, par la multiplication des patrouilles ou les énormes déploiements policiers lors de manifestations sociales et par l’escalade technologique des instruments de combats de rue. Ce qui n’est pas sans rappeler qu’une guerre mondiale fut jadis préparée sous le slogan publicitaire : « La mobilisation n’est pas la guerre. »
Ce flicage général est l’indice de cette « sale guerre » désignée par l’euphémisme de « mesures de sécurité », et qui refuse de dire son nom. Ce refoulement collectif signale un glissement géopolitique qui demande à être décrit et commenté.
Les lutteurs grecs pratiquaient une gymnastique préparatoire au combat, l’agonistique. Les sociologues ont repris le terme pour désigner un rapport de lutte, notamment de lutte pour la vie. Le nouvel ordre mondial est un système agonistique. Ses acteurs véritables sont les institutions au service des classes
dirigeantes : conseils d’administration, groupes de pression, mafias, appareils étatiques, classes ascendantes et nouveaux prétendants au pouvoir. Dans le cas présent, puisqu’il s’agit de la vie des marchés financiers et des multinationales, les retombées dramatiques sur les personnes de cette guerre impitoyable sont mises aux oubliettes : il n’est même pas question de dommages collatéraux.
Les avertissements permanents destinés à la population et les opérations de guerre-éclair permettent la captation des ressources nationales par le complexe militaro-industriel, sans restriction sur les dépenses. Cette guerre non déclarée enferme le citoyen dans une logique dualiste, parce que s’il refuse de se rallier, il est considéré comme un ennemi. Car le système agonistique est aussi totalitaire. Il ne peut tolérer une quelconque contestation, menaçante ou non, et il lui faut toujours repérer quelque ennemi pour mobiliser ses troupes. Quand bien même des réseaux tels qu’Al Qaida seraient dissous, il lui faut trouver de nouveaux représentants du Mal.
L’avenir peut lui en offrir l’occasion. La guerre amorcée par des communautés islamistes despotiques n’est pas la seule conflagration qui menace la planète. Une marée permanente de protestations, une contestation rampante et déterritorialisée, rhizomatique comme aurait dit le philosophe Deleuze, s’oppose au capitalisme transnational. Les protestations spectaculaires qui pistent les points de rencontre des dirigeants mondiaux témoignent de ce nouveau climat de luttes effervescentes. Et même parmi les alliés de l’Amérique, il s’est trouvé des milieux qui, tout en déplorant le carnage odieux de New York, ont applaudi le coup.
D’autres lectures sont possibles, bien sûr. On peut contester tout caractère commun entre les revendications basques et celles d’Al Qaida et déplorer cet amalgame. Ces épisodes peuvent être considérés dans leur spécificité ou leurs traits communs. Une multiplicité de perspectives s’impose inévitablement, mais dans la mesure où la contestation remet en cause l’ordre capitaliste, on ne peut négliger ses aspects globaux.
Et c’est là que l’expression « guerre de basse intensité » peut faire illusion, en dissimulant qu’elle est un phénomène social total, qui affecte l’ensemble de la société, y compris son système de connaissance, sur laquelle elle impose aussi un black-out. Cet euphémisme – une guerre, oui, mais de basse intensité, n’est-ce pas ? – entretient la fiction d’une logique de paix alors que chacun sait qu’on est en guerre. Le citoyen est mis à l’écart, guerre et politique étant métiers de professionnels ; l’état de siège est permanent, mais subliminal ; le travailleur vaque aux affaires courantes du capitalisme, chacun restant mobilisable à volonté.8 Dans cette fracture du psychisme collectif s’échafaudent la pyramide d’un pouvoir mondial et son système de répression.
La mise en valeur de la répression par l’euphémisme « guerre de basse intensité » entraîne le passage d’un champ militaire visible à un lacis de réseaux plus ou moins secrets et de polices transnationales. Il ne suggère que trop le trinôme « police-société-terrorisme » que subissent tant de pays et qui est bien lâchement consenti par les honnêtes gens. Pendant que les démocraties dorment, les dirigeants font leur sale besogne à l’extérieur, ou la laissent faire en toute impunité, encourageant les trafics et le terrorisme quotidien au nom de la raison d’État. La voix démocratique était déjà bien ténue : la sanction que représente la non réélection d’un dirigeant ou d’un parti politique ne suffit guère à effacer les dégâts qu’ils ont pu commettre par les bons soins des services secrets et autres préposés aux ex-colonies. Après tout, Ben Laden n’est que le dernier Frankenstein procréé par la CIA et les services secrets pakistanais.
À l’intérieur du pays, la répression du pseudo-terrorisme, au lieu de celle des vrais responsables, contribue à restreindre l’expression de chacun. Son premier effet est ce cynisme, déjà évoqué, qui consiste à se claquemurer dans une alternative quand bien d’autres possibilités existent.
Les lumières sont camouflées. Le climat sécuritaire a instauré, pour reprendre l’expression de Patrick Tacussel, un véritable « couvre-feu intellectuel » dont on peut percevoir des symptômes. La mise en place de l’ordre capitaliste a commencé par vomir, des décennies durant, sur les intellectuels engagés ; ils sont aujourd’hui remplacés par les nouveaux ayatollahs du management politique. C’est ainsi que la primauté des commentaires sur les attentats du 11 septembre 2001 a été confiée à Bush et à Ben Laden, tous deux plus ou moins liés au monde pétrolier, qui se vouèrent au ministère de Grand Exorciste.
La dénonciation des nouveaux démons, urbi et orbi, a rouvert la chasse aux sorcières. Les services de sécurité publics et privés dressent fébrilement les listes de tous les terroristes en herbe de la planète.
Ces nouveaux recours aux catégories binaires du bien et du mal manifestent le lien entre guerre et magie. Et le retour spectaculaire de ce système de croyance traduit des habitus ancrés sur un autre appareil, l’État.
L’État aujourd’hui : changement de fonction ou de nature ?
Les enragés de la privatisation
L’administration et la représentation du politique se métamorphosent, entrent en crise, et se voient apostrophées par des idéologies contradictoires. La bataille au sujet de l’État s’est déroulée sur un double front au cours du xxe siècle finissant. Un premier clivage oppose la pensée néo-libérale, adepte d’un dégraissage des institutions publiques, et cette fraction de la classe politique qui se prétend gestionnaire de conquêtes sociales qui ont été arrachées de haute lutte par le monde du travail. Un second front, très différent, oppose défenseurs de la souveraineté nationale et partisans d’instances internationales supérieures qui placeraient les appareils étatiques dans une position de plus en plus subalterne.
La marche forcée vers la mondialisation, sous la houlette états-unienne, a suscité le retour en force de l’idéologie libérale. Le retrait de ceux que l’on considère comme les représentants légitimes des nations est d’ailleurs réclamé par les porte-parole des dirigeants d’entreprises. Le secrétaire au Trésor américain a été jusqu’à suggérer « que les sommets du G7 n’avaient aucune utilité et qu’il
fallait laisser jouer librement les marchés sans se mettre en tête d’organiser une coopération financière internationale ».9 L’institution a liquidé certaines de ses fonctions et changé dans ses formes. Les privatisations se succèdent. Les services sociaux sont progressivement démantelés. La main invisible du marché a rempli les portefeuilles des couches opulentes de la société et vidé les poches des plus pauvres. Son autorégulation disperse les nappes de pétrole sur les côtes bretonnes ou sur celles des îles Galapagos.
La volonté des élites dominantes de privatiser tous les biens de la création, depuis les gènes humains jusqu’aux œuvres de l’esprit, en attendant de le faire pour l’eau, la lune et le soleil, aboutit progressivement à une déterritorialisation que Jacques Guigou a bien décrite dans le cas français :
« Le caractère de nécessité et d’urgence que prend pour l’État la réforme de ses institutions montre le niveau d’intensité de la crise de l’État. Il essaie de se restructurer, de se réaménager, mais il le fait dans la douleur et souvent dans la catastrophe car il maîtrise mal les voies de dépassement de la contradiction entre sa forme ancienne d’État-nation et la réalité de ses derniers développements sous la forme d’État-réseau. Si l’État-nation imposait son centralisme républicain sur le modèle en étoile des chemins de fer, avec pour finalité le même service public pour tous et donc des agents de l’État partout régis par une règle unique correspondant à un fonctionnement global, y compris dans la gestion des conflits sociaux, l’État-réseau déterritorialise sa présence en fermant écoles rurales, perceptions, bureaux de poste et hôpitaux de petites villes. Le service doit être maintenu sans agent de l’État, par télématique et virtualisation. »10
Les enragés de la privatisation, qui sont souvent de hauts fonctionnaires 11 mais aussi cette cinquième colonne du capitalisme qu’est le social-libéralisme, dénoncent les fonctions économiques de l’État, et réclament son démantèlement. Ils ne lui laissent – mais pour combien de temps ? – que les tâches de sécurité et de jurisprudence. C’est à ces gens-là qu’une bonne partie de la gauche et des contestataires envoient leurs suppliques pour les appeler à la repentance.
La querelle sur le gouvernement de la cité, la perception de ses nouvelles formes, la réflexion sur sa nature, prennent un étrange éclairage à la lumière des événements récents. L’école libérale a révélé son arrogante hypocrisie après la chute du World Trade Center :
« L’impact des attentats sur une situation économique mondiale déjà fortement dégradée a fait voler en éclats les sacro-saints principes de l’orthodoxie financière libérale et replace l’État et les institutions internationales au cœur du dispositif d’urgence. Les secteurs d’activité les plus durement touchés – compagnies aériennes et assureurs – profitent à plein de cette manne publique. »12
L’administration fédérale et les banques centrales se sont précipitées au secours des assureurs, mais aussi de bien d’autres secteurs économiques, sans qu’on ait entendu le moindre cri de pudeur des défenseurs de l’orthodoxie libérale.
Cette déliquescence des services publics à l’intérieur du pays s’accompagne d’une seconde crise, celle de la souveraineté territoriale et nationale. Le gouvernement français, par exemple, n’est plus l’instance suprême, car dans un grand nombre de sphères, et notamment en matière économique, la France n’existe plus que dans l’imaginaire collectif.13 Les richesses sont gérées au sein de l’Union européenne ; le gouvernement se limite à régler les conflits d’intérêt à l’intérieur du pays, à définir les orientations collectives et à veiller aux applications domestiques des décisions prises à l’extérieur. La plupart des actes législatifs ne sont que des applications de règles décidées à des échelons plus élevés. Les fonctions cruciales lui échappent, par exemple la surveillance des multinationales, mais il est vrai qu’il ne les a jamais sérieusement inspectées. Les suppliques en faveur de l’exception française se raréfient, la suprématie territoriale n’est plus. On assiste à une déterritorialisation générale et à un flux permanent de personnes, de marchandises, d’idées et de décisions. Le débat sur les services publics se limite malhonnêtement au choix entre une gestion étatique et la privatisation des services d’intérêt collectif. Jamais n’a été envisagée une troisième possibilité, celle de la société mutualiste.14
Faut-il soutenir les doléances de la majorité silencieuse pour qui l’État se meurt, l’État est mort ? La droite lui rappelle sa fonction sécuritaire, la gauche ses responsabilités sociales. Même l’anarchiste Noam Chomsky estime que seul un État fort peut s’opposer aux multinationales, notamment dans le tiers-monde.
Nos républiques bananières, nos Athènes peuplées d’esclaves et sans agoras ne témoignent pas d’un organisme en décomposition ; bien au contraire, l’institution étatique est si présente dans les esprits que la moindre attaque venue de l’extérieur voit sortir les drapeaux et que les mouvements de libération armée n’en sont que des émules, quoi qu’ils en disent.15 Les idéologies actuelles confondent les formes et fonctions de l’État avec ce qui fait sa spécificité. On accuse l’État français de ne plus faire que du culturel : réforme de l’enseignement avec chaque nouveau ministre, décisions sur les manipulations génétiques, PACS, soutien des activités artistiques, etc. En somme, l’État aurait abandonné ses missions essentielles.
Le cas français figure, sans doute, le crépuscule de l’ancien empire ; mais il est représentatif d’une situation assez générale, car si Matignon et l’Élysée ont abdiqué certaines de leurs prérogatives, Washington en fait autant. Sans doute, le président des États-Unis gesticule beaucoup, et même de plus en plus. S’il se démenait jadis surtout avant les années bissextiles, entièrement consacrées aux campagnes électorales, son parcours médiatique est désormais commandé par les cotes de popularité. Il n’en est pas moins vrai que, depuis l’expansion multinationale de ses entreprises, le gouvernement fédéral ne gère plus les intérêts du pays mais ceux du capital mondial.
Ainsi l’État français, comme beaucoup d’autres, semble en pleine mutation et, dans sa position de vassal, il se voit parfois contesté par quelque collectivité ethnique ou religieuse, mécontente de la place qui lui est assignée dans le nouvel ordre national ou mondial. La menace pèse sur un autre de ses privilèges, la souveraineté territoriale.16 Des mouvements régionaux d’autonomie et des conflits ethniques peuvent entraîner l’interférence et la médiation des « grands » en fonction de leurs intérêts, surtout quand on n’est pas de leur côté.17 Le droit de suite est ainsi étendu par le droit d’intervention humanitaire.
Quand la forêt cache l’arbre
Les multiples bons offices de l’État masquent sa vraie nature, qui reste inchangée. L’autorité politique suprême dans un pays ne se réduit à aucune des fonctions économiques et sociales que nous la voyons assumer. La collectivité nationale peut ne plus être propriétaire des usines Renault, de La Poste et d’EDF, son régime politique peut varier dans l’histoire – être libéral, social-démocrate ou dictatorial, ou adopter la forme de réseaux –, l’État reste l’État.18 Car il est d’abord et en même temps un lieu et une croyance. Plus exactement le lieu d’une croyance.
Un exemple peut nous éclairer, le jeu de cache-cache. Un enfant, face à un mur, un arbre ou un poteau, ferme les yeux et compte jusqu’à cent ; pendant ce temps, ses camarades s’esquivent. Quand il a fini de compter, il part à leur recherche. Lorsqu’il en découvre un, tous deux courent jusqu’au point central où il s’agit d’arriver le premier et de toucher ce poteau ou ce mur. Si le joueur qui est découvert arrive avant l’autre, il a gagné ; dans le cas contraire, il a perdu, et c’est lui qui, dans la prochaine partie, devra cligner des yeux pendant que les autres se dissimulent.
En somme, ce mur, ce poteau joue la fonction d’un totem protecteur. Celui qui le touche le premier est sauvé. Tel ce mur ou ce poteau, l’État est un lieu de salut.
L’État, lieu totémique
On ne peut pas dire que l’État existe chaque fois que des gens commandent et que d’autres obéissent, comme c’est le cas dans les formations sociales primaires telles que les clans, les tribus, les villages et les cités. Celles-ci se fondent sur les liens du sang, du territoire, de la langue ou de la culture. L’État, au contraire, n’est lié à ces repères que du fait de son histoire, et cela de manière adventice.19
Il ne suffit pas qu’il y ait une nation, c’est-à-dire « un groupe humain qui se caractérise par la conscience de son unité et la volonté de vivre en commun » : il faut que se construise un pouvoir symbolique de type particulier.
Cette construction symbolique varie en fonction de ses origines historiques ; elle peut provenir de son propre passé ou d’une intervention externe, par exemple du fait de la reconnaissance accordée par les Nations unies. Elle peut se fonder sur des systèmes de croyance très différents, l’origine divine du roi, un passé prestigieux, une Constitution que l’on suppose avoir été légalement approuvée par le Peuple ou la Nation, ou même, en notre époque d’abolition du théologique, sur des idées d’opportunité.
Le lien social est donc l’objet de croyances qui sont variables dans leur origine et leur nature, qui peut être explicitement religieuse ou non. Dans les nations développées, comme dans les empires du passé, ce lien est fondé sur l’État. L’État est cet espace symbolique où s’accomplit la hiérarchisation du lien social, principe même du pouvoir et de l’autorité, qui structure la société et présente la contrainte et l’inégalité comme allant de soi.20
L’État joue dans les nations démocratiques le même rôle qu’Allah dans les sociétés islamiques ou que l’idée de Dieu dans les diverses théocraties et les religions intégristes. Il est le garant, le garant de l’ordre social. Il ne peut arbitrer les collectivités ou définir le bien commun que pour autant qu’il est le fondement indiscuté de la collectivité. Refuser d’obéir à l’État peut être punissable, quoiqu’il y ait des circonstances où cela est acceptable, par exemple quand le pays est sous occupation étrangère. On peut désobéir, mais on ne peut rejeter le principe même de l’obéissance. Récuser le principe même de l’État, c’est rompre avec ce qui fait le lien même d’une collectivité donnée. Cette croyance entraîne une fonction totémique. L’État construit le sens et signale le bien et le mal, l’obligatoire et les limites du permis ; il est la référence de toute pensée.
Il énonce la loi, la rationalité : « La fonction anthropologique de l’État est de fonder la raison, donc de transmettre le principe de non-contradiction, donc de civiliser le fantasme. L’État, dans la rationalité occidentale, est l’équivalent du totem dans la société sans État. »21
L’État est donc le maître souverain du sens, dont nous ne sommes que les sujets (comme aux temps de la royauté), il est l’assise de l’imaginaire collectif, son dernier point de repère.22 Si le gouvernement français se livre actuellement à une intense activité culturelle, au détriment de ce qu’on appelle des décisions politiques, c’est que nous sommes dans un monde en plein changement et qu’il est urgent – c’est même une des fonctions propres de l’État, avec l’aide des médias et des intellectuels – de modeler notre désir et notre rationalité afin que nous ne vivions que pour lui. Comme dirait Deleuze, il établit un surcodage des autres formes de domination. Par exemple, contrairement à la conception marxiste, le pouvoir de la bureaucratie n’est pas réductible à l’économie capitaliste et aux intérêts de la bourgeoisie.23
Lieu symbolique, l’État est indépendant des personnages qui l’occupent, les gouvernants, car le principe d’autorité commande même les titulaires de la fonction. L’ordre donné ne relève pas de la seule personne du gouvernant, mais du droit, auquel lui aussi doit se soumettre. Roi, président ou ministre, il ne fait que passer et n’exerce ce pouvoir que comme un agent temporaire. « Le roi est mort ! Vive l’État ! » Néanmoins, le gouvernant ne se considère pas comme un simple mortel.
Le lien social est ainsi perçu comme fondé sur un système hiérarchique. C’est pourquoi les mouvements autonomistes contiennent toujours dans leur principe l’idée d’État, surtout quand ils prétendent le contraire. En dernier ressort, l’État se fonde sur l’obéissance qui lui est due en dernière instance : tu me dois allégeance, à moi et à aucune autre puissance étrangère. Dans le rituel de naturalisation américaine, cela est même dit explicitement.24
Il n’en est pas moins vrai que l’objectif masqué du libéralisme économique est d’abolir les services que l’État a été historiquement contraint de fournir aux citoyens au nom des intérêts supérieurs de la logique des transnationales.
Les mouvements de lutte armée, germes de nouveaux États
L’État central s’est efforcé, au cours des temps, de rogner tout lien social et toute collectivité qui pourrait s’interposer entre le citoyen et lui. L’individu se trouve donc progressivement démuni de toute possibilité de résistance ; tout recours ne peut se faire que par les moyens définis par les pouvoirs établis. Néanmoins, le tissu social tend à se reconstituer, d’une manière ou d’une autre, et la société civile réussit à trouver des moyens d’autodéfense, par exemple par la constitution d’associations ou de groupes de pression. Cependant, la vitesse de circulation des nouvelles a rendu l’information meurtrière : les individus sont spoliés du temps nécessaire de réflexion, mis en présence soudaine de bouleversements spectaculaires, d’attentats brutaux, de guerres éclair ; leur impuissance n’en est que plus flagrante.
Tandis que la désarticulation des liens sociaux se traduit, dans les pays démunis, par une explosion d’émigrations tous azimuts, un marché illégal de transport de personnes et une restructuration des réseaux de solidarité, dans les régions dites développées les États ne sont plus les seuls maîtres d’œuvre ni même souvent les acteurs essentiels. Des réseaux religieux et séculiers, capables d’investir et de déplacer leurs finances à la vitesse de la lumière, constitués par les multinationales, des organisations non gouvernementales, des cartels de drogues, des mafias et des bandes armées, ont investi la planète.
On a récemment prêté attention au phénomène des réseaux : constellations ou groupes affinitaires, communautés virtuelles, alliances ou coalitions... Ces formes sociales sont parfois peu hiérarchisées – ou prétendent l’être peu – et apparaissent surtout dans les pays les plus riches. En revanche, dans les régions les plus défavorisées surgissent des formations sociétales hiérarchisées : néo-féodalités, potentats, mafias, organisations tribales. On pourrait d’ailleurs y ajouter cette forme primitive, proche de la meute 25, les bandes de banlieue et les mafias guerrières d’Afghanistan et d’ailleurs. Ces collectivités, parfois tournées vers un passé mythique, sont le moyen des pauvres pour se doter de ce qu’ailleurs nous avons appelé des institutions intermédiaires.
La mondialisation, en accentuant les relations dissymétriques et en désarticulant les liens sociaux, entretient un ressentiment diffus chez tous les laissés-pour-compte. Elle n’a laissé aux démunis que des dernières bouées, au nombre desquelles se trouvent la religion et l’ethnicité. Les nouveaux conflits que ces idéologies identitaires engendrent servent de couveuse à l’éclosion de terrorismes multiples. Des réseaux financiers alternatifs, tel celui des œuvres caritatives organisées et payées par l’Arabie saoudite, ont substitué aux gouvernements officiels des réseaux parallèles qui se greffent sur les nouvelles formations sociales. Ainsi, ces terrorismes de droite, qui ne sont pas toujours totalitaires et que Walter Laqueur qualifie de sub-étatiques ou sous-étatiques, proviennent de formations sociales qui ne dépendent pas forcément d’un État existant ; nous préférerons donc les désigner par un autre terme : ce sont des « proto-États » (du grec « prôtos », premier).
Un certain nombre de formations sociétales ont adopté une forme para- légale : IRA, FIS, ETA, etc., collectivités fort diverses et qu’on ne saurait confondre, mais qui relèvent toutes d’une même logique. Ce sont en effet des États en formation, tant par leur objectif et leur logique que par leur structure. Ils ont la volonté de se constituer en nation, et ils adoptent ces formes élémentaires de l’État que sont la gestion des personnes et des ressources – le politique au sens large – et l’usage de la violence pour arriver à leurs fins. Ils comprennent donc généralement deux branches distinctes, souvent indépendantes, qui prétendent s’ignorer, la branche militaire, plus intéressée par les opérations guerrières que par les concepts politiques, et la branche politique. Celle-ci assure les services sociaux et l’éducation, gère des entreprises, conteste les élections. Le caractère légal de ces formations échappe généralement aux théoriciens de la politologie, qui n’ont d’yeux que pour les États en place.
Le cas de l’islamisme
On pourrait prétendre que l’islamisme radical, fondé sur la lutte armée ou l’action violente, ne relève pas de cette catégorie politique car son but affirmé est religieux : il veut rassembler les musulmans du monde entier et non créer un État. Telle est bien l’affirmation des intéressés, mais elle doit être comprise dans son contexte. Parler de l’islam comme d’une religion, c’est projeter notre modèle occidental judéo-chrétien sur une réalité différente. D’où une analyse erronée d’un prétendu « fait religieux » avec toute la ribambelle de clichés qu’on lui accroche et qui va de « tolérance des croyances », « respect de la différence », jusqu’à ceux qui ont été hérités du marxisme : « aliénation religieuse » ou « opium du peuple ».
L’islam n’est pas qu’une religion : il est d’abord une civilisation ou, plutôt, un ferment susceptible d’animer des civilisations diverses. Tout comme la chrétienté du Moyen Âge formait un tout indissoluble, c’est une foi ou plutôt une confession de foi, c’est-à-dire la proclamation d’une croyance, et aussi, en même temps et indissolublement, une manière de raisonner, une forme particulière de socialité, et des structures collectives spécifiques, mais qui peuvent s’accommoder de structures sociologiques différentes et y occuper une place très variable.
Le rêve d’Al Qaida est, au-delà du panarabisme – jadis proclamé entre autres par le président égyptien Nasser –, le panislamisme. Ses commandos ne sont pas des guérillas, parce qu’ils ne se battent pas pour libérer des territoires donnés ;
ils ont un objectif précis, résurgence d’un fantasme cent fois renouvelé et jamais réalisé : constituer un grand Islam, riche de dogmes indiscutables, de théocraties indiscutées, d’un milliard de fidèles et, demain, de la quasi-totalité des ressources pétrolières de l’univers. Contrairement aux multinationales américaines ou françaises, qui disposent d’un État à leur service, les groupes d’Al Qaida représentent peut-être l’armée privée d’un milliardaire. Ils comportent les deux fonctions d’un proto-État, la branche politique et la branche armée. Et ils ne peuvent vivre sans un troisième élément, une population qui aspire à devenir membre de cet État.
La pensée occidentale, interloquée par cette fusion « rétrograde » du politique et du religieux, ferait sans doute bien de commencer par s’interroger sur les caractères totémiques de ses institutions politiques et ses systèmes de raisonnement proches de la pensée magique.
Conclusion
Les événements du 11 septembre ont projeté une lumière crue sur les références de nos discours politiques. Peut-on passer du discours idéologique à des concepts plus adéquats ?
Le prêche libéral s’est discrédité, ce qui ne l’empêche pas de s’ériger sans vergogne en donneur de leçons chaque fois qu’il convient aux intérêts des couches dominantes. Les précautions épistémologiques indispensables et les luttes politiques ne suffiront pas à le réduire. Le Moyen âge avait connu ses ordres religieux, bénédictins ou dominicains ; aujourd’hui, l’ordre des capitalistes, financiers et industriels, inscrit ses enjeux dans un champ agonistique, et c’est dans cette perspective qu’il entend élaborer son épistémologie et sa stratégie.
La nature de l’État est inchangée, amputée de quelques fonctions, mais ses attributs perdurent. Les instances dirigeantes requièrent un référent symbolique qui les légitime, un paratonnerre qui les abrite des protestations de la population, un médiateur dans les négociations avec les pairs, de laboratoires
de formation et de recherche à vil prix, enfin d’une pompe à finances dans les périodes de crise. L’État est totémique en tant que symbole de référence ultime. En dépit de la dissolution de certaines de ses fonctions, ce caractère magique constitue sans doute une nappe phréatique qui relie les références religieuses du discours islamiste ou états-unien à nos rhétoriques prétendues rationnelles. Cette coulée archaïque doit être prise en compte dans les aspirations collectives, où d’authentiques mouvements d’émancipation se corrompent en proto-États. Les fanatismes ne sont pas tous du même côté.
Le cynisme des masses occidentales emblématise l’impuissance d’une pensée qui refuse de s’avouer le fondement magique de ses références. Le système agonistique actuel, qui est, peut-être, la version contemporaine de la lutte des classes, ne peut qu’entretenir ce caractère magique en s’enfermant dans une pensée dichotomique, binaire. Diviser le monde en bons et en méchants, poser les problèmes de manière à n’ouvrir qu’un seul choix entre deux options relève bien de la logique militaire, qui a besoin de trancher à vif dans la chair humaine.
L’émancipation de l’idéologie politique dominante est donc plus difficile qu’il n’y paraît. Il ne suffit pas de changer, de jeter certaines lectures du politique dans les poubelles de l’histoire, c’est
le terrain même de la réflexion qui est miné. Il faut s’affranchir d’autres logiques agonistiques, comme le marxisme, car elles schématisent le monde, pire, elles ensorcellent. Du côté des auteurs libertaires du passé, beaucoup de
leurs épistémologies sont aussi obsolètes. D’ailleurs, un mouvement né dans
des conditions historiques données, a exprimé des forces sociales qui ont changé depuis. Même un pluralisme
dialectique et une réciprocité de perspectives n’écartent pas le danger : la cohabitation de la pensée rationnelle avec la pensée magique montre qu’elles peuvent faire bon ménage. Au risque d’être infidèles, les démarches et actions non hiérarchisantes, fédératives, n’échapperont aux rites d’incantation que si elles rompent avec le radotage obsessionnel pour entreprendre la multitude de lectures possibles du réel. N’est-ce pas ainsi que le hasard procède ?
Ronald Creagh
1. Ce travail reprend, sous une forme plus développée, une communication présentée au Colloque de Grenoble 2001. Comme celle-ci, il a bénéficié des commentaires attentifs et passionnants de John Clark, de Marianne Enckell et de Jean-Jacques Gandini, que je tiens à remercier.
2. Chiffre donné pour la période entre le 7 octobre et le 7 décembre par le prof. Marc Herold, University of New Hampshire, États-Unis, in BBC, 3 janvier 2002, http://news.bbc.co.uk/hi/english/world/south_asia/newsid_1740000/1740538.st. Ces chiffres n’incluent que les décès rapportés par les médias et pas la totalité des victimes.
3. C’est par une déclaration solennelle que George Bush, en octobre 2001, a fait appel à l’OTAN et déclaré qu’il s’agissait d’une guerre : on sait comment il a bafoué, par la suite, les lois internationales sur le traitement des prisonniers.
4. Nous reprenons ici la thèse développée dans ses travaux par Pierre Mélandri.
5. Il était édifiant de constater que les politiciens ont débattu des problèmes cruciaux de la planète, au Forum économique mondial de New York en février 2002, sous l’égide de modérateurs qui étaient des dirigeants de transnationales... Le cadre de cet article ne permettant pas une analyse détaillée, on se contentera d’une anecdote récente. Lors de la faillite de la société Enron, le sénateur démocrate Ernest F. Hollings, qui mène l’accusation, est interrogé sur les contributions éventuelles qu’il aurait reçues de l’entreprise : « Bien sûr, j’en ai eu, mais j’ai reçu 3 500 dollars en dix ans tandis que notre amie Kay Beley Hutchison en a eu 99 000. Flûte ! je suis président du comité : ce n’était pas une contribution, c’était une insulte. » « Senate Panel Says It Will Subpoena Ex-Chief of Enron », par Stephen Labaton et Richard A. Oppel Jr., New York Times, 5 février 2002.
6. J’interprète librement une communication présentée par Gilbert Achcar à la séance du 8 décembre 2001 de la Société d’études nord-américaines.
7. Septembriseur : « personne qui prit part aux massacres des détenus politiques dans les prisons de Paris du 2 au 6 septembre 1792 », Petit Larousse illustré, 1984.
8. Voir, par exemple, les alertes périodiques de la population sur des menaces imminentes, réelles ou imaginaires.
9. Christophe Jakubyszyn et Laurent Mauduit, « Aux États-Unis, le retour de l’État dans l’économie », le Monde, 28 septembre 2001, p. 12.
10. Jacques Guigou, « Soubresauts », Temps critiques, novembre 2001.
11. Voir par exemple la composition du club Saint-Simon.
12. Le Monde, 28 septembre 2001.
13. On imagine mal, par exemple, que le président de la République, chef suprême des armées, puisse décider de relancer des tests de bombes nucléaires sur le territoire français contre l’avis des autres chefs d’État européens. Ou que la France décide de quitter l’Union européenne ou même de ne plus appliquer les décisions de Bruxelles en matière commerciale.
14. Fondée sur la solidarité et sur l’autogestion, et non sur des capitaux investis en fonction du seul critère de la rentabilité... ou des convenances politiques.
15. Voir ci-dessous, p. 16.
16. A-t-on oublié les protestations contre les expériences nucléaires entreprises à Tahiti sur l’ordre du président de la France ?
17. Avant l’invasion du Koweït, l’Irak pouvait gazer les Kurdes, avec la complaisance des États-Unis, comme en bénéficient aujourd’hui les Turcs.
18. On se souviendra que durant le procès de Papon, de très hauts fonctionnaires révélèrent comment, au moment de la Libération, de Gaulle entendit assurer la fiction de la continuité de l’État. Très rares furent donc les hauts fonctionnaires qui furent révoqués, quels qu’aient pu être leurs méfaits.
19. Sans doute acquiert-on la nationalité française en naissant sur le territoire, comme ce fut le cas de Napoléon, né peu de temps après l’acquisition de la Corse par la France. Mais il s’agit d’un lien dans les faits, non dans les principes : la naturalisation française permet de se lier à l’État français, comme aussi l’enregistrement d’une naissance au consulat d’un pays étranger.
20. Sur le caractère totémique de l’État, voir les ouvrages de Pierre Legendre.
21. Pierre Legendre, in « Entretien avec Pierre Legendre », le Monde, 22 octobre 2001.
22. Il va de soi que l’État peut occuper des fonctions subordonnées aux institutions économiques. Concept symbolique, l’État est nu, est d’autres groupes peuvent tenter de s’en emparer dans l’imaginaire symbolique.
23. Frank Harrison, The Modern State : An Anarchist Analysis, Montréal, Black Rose Books, 1983, p. 62.
24. « I hereby declare, on oath, that I absolutely and entirely renounce and abjure all allegiance and fidelity to any foreign prince, potentate, state, or sovereignty of whom or
which I have heretofore been a subject or citizen. » À noter que cette allégeance est faite à la Constitution du pays et non à son président.
25. Le terme doit être entendu au sens biosociologique, sans intention péjorative.
Le nouvel ordre cynique