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La démocratie continue ou comment remettre l’État à sa place
Dominique Rousseau
Article mis en ligne le 18 janvier 2006

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Dominique Rousseau

L’ État, c’est le mal absolu - le monstre froid de Nietzsche - qui tue nécessairement les libertés. L’État, c’est le bien absolu qui fait sortir les hommes de l’état de nature où chacun est un loup pour l’autre. Au risque de proposer une définition moins « lyrique », est-il permis de soutenir que l’État est, aussi, la forme contemporaine dans laquelle les sociétés organisent leur vie politique. « Forme contemporaine ». Autrement dit, les sociétés ne se sont pas toujours organisées politiquement sous la forme « État », et rien ne permet d’affirmer qu’elles s’organiseront toujours sous cette forme. Produit de l’histoire, la forme « État » n’est pas la forme naturelle de l’organisation des sociétés et, sauf à croire en une fin de l’histoire, elle n’est pas davantage la forme indépassable de leur organisation. L’État peut être dépassé.

Sans attendre ce moment, il est possible de réfléchir aux relations conflictuelles qu’entretiennent les notions - et les pratiques - d’État et de démocratie pour tenter de proposer un « modèle » où la démocratie s’impose à l’État. Comme l’État, la démocratie peut prendre des formes différentes : représentative, semi-directe, directe, participative, Celle que je suggère pourrait s’appeler « démocratie continue ». « Continue » pour dire que l’histoire ne s’arrête pas à la forme représentative et à l’espace national. « Continue » pour dire que le métier de citoyen ne s’arrête pas et ne se finit pas au seul moment du vote mais se poursuit en dehors des moments électoraux. « Continue » pour dire que les règles de la vie commune n’ont pas de garantie transcendantale mais restent toujours entre les mains des hommes qui, par la délibération publique, peuvent en modifier le contenu ou/et le sens.

Au cœur de ce modèle de démocratie continue, l’espace public se présente comme l’espace de la formation délibérée de la volonté générale (I) et comme l’espace de l’insurrection permanente contre l’État (II).

I. L’espace public, comme espacede formation délibérée de la volonté générale

Selon une représentation classique, héritée, pour se limiter à la période récente, de la tradition hégélienne, la société serait divisée en un espace civil et un espace politique. Le premier serait celui des intérêts privés, des individus pris dans leurs déterminations sociales, leurs activités professionnelles et leurs conflits ; le second serait celui des institutions publiques, de la représentation, de l’État. Imbriquées pendant toute une période historique, ces deux sociétés se seraient progressivement séparées, l’espace politique « sortant » de l’espace civil pour le gérer, et cette séparation serait la marque de la « modernité ».

À cette représentation efficace mais un peu rustique, il est possible, dans la logique des travaux d’Habermas, de
proposer un autre schéma où s’intercale, entre l’espace civil et l’espace politique, l’espace public. Ce dernier peut être
compris comme le lieu qui reçoit, par le canal des associations, des mouvements sociaux, des journaux, les idées produites dans l’espace civil et où, par la confrontation et la délibération publique, se construit une opinion publique sur des propositions normatives qui sont ensuite portées dans l’espace politique.

Dans la forme représentative de la démocratie, le seul lieu légitime de production des règles est la sphère politique-institutionnelle ; elles s’y élaborent sans doute par la délibération publique, mais une délibération qui doit se dérouler
au sein d’une institution, le Parlement,
où l’usage de la raison et l’échange d’arguments doivent permettre, selon le modèle classique du régime parlementaire, de produire rationnellement des lois rationnelles. L’espace public n’est pas nécessairement absent de ce schéma, mais il n’est jamais pensé comme un lieu où se forme la volonté normative, il est toujours représenté comme un lieu vide de volonté, comme un lieu incapable de produire des règles. Au pire, il est, pour les libéraux, l’espace des « petits » intérêts privés ; au mieux, il est, pour les républicains, l’espace où il faut gagner des votes.

Cette dénégation de l’espace public tient à la pensée contradictoire du peuple que révèle très bien cette affirmation de Jean-Jacques Rousseau :
« De lui-même, le peuple veut toujours le bien, mais, de lui-même, il ne le voit pas toujours. Voilà d’où naît la nécessité d’un législateur. »

Et même le vote, quand il est accordé, n’est pas compris comme un acte de participation à la formation de la volonté générale car, selon l’avertissement de Sieyès dans son discours du 7 septembre 1789, « les citoyens n’ont pas de volontés particulières à imposer ». Ainsi, la seule fonction légiférante des citoyens est la désignation de ceux qui concourent concrètement à la formation de la loi. Inutile, par exemple, dans cette logique, de reprocher aujourd’hui à Jacques Chirac de ne pas respecter la volonté du peuple puisque ce dernier, par son vote, n’a pas émis de volonté, mais seulement élu le « guide » qui doit lui montrer le chemin de la volonté générale.

De cette conception de l’espace public dans la forme représentative de la démocratie, il découle deux conséquences politiques. La première est la toute-puissance souveraine de l’État. Puisque le peuple est toujours ignorant de ce qui est bon pour lui, puisque les citoyens sont toujours prisonniers de leurs peurs, de leurs passions, et incapables d’appréhender rationnellement les affaires de la cité, il est « naturel » d’en confier la gestion à des experts, à ceux qui, par leurs connaissances et leurs compétences, possèdent les instruments de la raison leur permettant de trouver les règles droites. Bref, à des représentants, élus s’il le faut, mais dont il doit être entendu qu’ils restent libres dans l’exercice de leur mandat - le mandat représentatif reste la pierre philosophale de tous les régimes politiques - et ont seuls le pouvoir d’énoncer la volonté générale. Sieyès, toujours :
« Le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. »

La seconde conséquence est la référence obligée à un sujet transcendantal - Dieu, la Nature, la Nation -, pour fonder la légitimité des représentants en faisant ou laissant croire que ceux-ci n’expriment pas leur volonté personnelle mais celle de ce sujet transcendantal dont ils ne sont que la bouche. « Nous voulons », dit le roi ; « La Nation veut », répond la République. Le peuple n’est pas l’auteur des lois, il est seulement censé être l’auteur des lois. Presque rien, un détail, un petit mot, mais qui change tout puisque le lien repose sur une fiction, celle de l’inexistence du corps politique en dehors du pouvoir qui le représente, celle de l’absence d’autonomie du corps des citoyens à l’égard de l’appareil d’État.

Par rapport à ce schéma, la forme « continue » de la démocratie opère un retournement radical des positions des trois espaces, l’espace public devenant l’espace le plus important parce que celui où se forme la volonté normative. Loin d’être un lieu vide, il est en effet compris, ici, comme un lieu où toutes les questions issues de l’espace civil - la protection sociale, l’organisation du temps de travail, l’expression publique des croyances religieuses, la place des artistes - sont « travaillées » pour aboutir à la formulation de réponses, à la formulation de propositions normatives, c’est-à-dire, de propositions de règles de droit. Bref, l’espace public est, ici, l’espace où se forme la volonté générale. Et elle se forme par la délibération, par la communication des idées, par la confrontation des opinions, par l’échange d’arguments. Donc, par la discussion. Donc, par l’exercice et le respect des droits fondamentaux qui sont
les conditions de possibilité de la discussion : liberté d’aller et venir pour aller partout défendre ses opinions, libertés
de réunion et de manifestation pour faire connaître ses propositions, liberté d’association pour rassembler ceux qui partagent les mêmes propositions normatives, etc. Sans ces droits, dont les uns garantissent la personne dans ses activités privées et les autres dans ses activités publiques, mais qui se conditionnent et se renforcent réciproquement, le principe de discussion reste lettre morte, l’espace public atone et la démocratie est absorbée par l’État. La discussion ne devient un principe actif et distinctif de la démocratie continue que par le médium du droit et, en particulier, des droits fondamentaux qui définissent le code de réalisation de l’activité communicationnelle. Pour que l’État ne se referme pas sur la démocratie, il faut que le droit garantisse aux hommes la faculté d’agir dans l’espace public, de proposer, d’inventer, de redéterminer sans cesse les exigences normatives.

Évidemment, et contrairement à une représentation qui en est souvent donnée, l’espace public n’est pas un lieu angélique où la discussion sur la transformation des exigences sociales en propositions normatives se ferait calmement, à l’abri de la mauvaise foi ou de pratiques manipulatrices. Il est un espace social, c’est-à-dire, un espace de luttes, de controverses pour la formation, sur un sujet donné, d’une volonté normative ;
il est un espace où, pour construire une opinion normative, interviennent aussi bien des collectifs de citoyens bénévoles que des grands groupes financiers soucieux de contrer la formation d’une règle contraire à leurs intérêts ; il est un espace où les médias peuvent aussi bien chercher à imposer la vision des hommes politiques que se saisir, pour gagner ou ne pas se couper de son électorat, des questions qui agitent l’espace public
et participer à l’organisation du débat public. Si, comme l’écrit Bernard Lacroix, la démocratie n’existe que par les luttes dont elle est l’objet, la démocratie continue, elle, ne peut exister que par un espace public vivant, critique, démultiplié, mobilisant sans cesse ses ressources sociales, associatives, intellectuelles pour imposer à l’espace politique des transactions qui fassent droit à ses exigences politiques.

Car l’espace public n’est pas seulement le lieu où se forme la volonté
normative ; il est aussi le lieu qui, par la mobilisation de ses acteurs, construit
une force capable d’imposer à l’espace politique - à l’État, pour aller vite - au minimum la prise en charge des questions sur lesquelles il s’est mobilisé, au maximum la prise en charge des propositions normatives qui y ont été élaborées. En d’autres termes, l’espace public doit être en mesure de peser, y compris en dehors des moments électoraux, sur l’espace politique pour lui imposer son « agenda », pour le contraindre à répondre aux questions sur lesquelles il s’est mobilisé et si possible dans le sens des propositions qu’il a formulées. Là aussi, le modèle de la démocratie continue renverse radicalement le schéma de la démocratie représentative : alors que dans celui-ci l’espace politique élabore de manière relativement autonome, par la magie du mandat représentatif, les règles qu’il « déverse » ensuite dans les espaces public et civil, dans celui-là l’espace public, parce qu’il est reconnu comme le lieu où la volonté générale se forme, « déverse » dans l’espace politique ses propositions normatives et le contraint
à y répondre. Sans doute l’État ne répond-il pas toujours et nécessairement dans le sens voulu par l’espace public ; sans doute résiste-t-il et oppose-t-il ses propres exigences à celles produites par l’espace public ; mais il est, au minimum, contraint à des transactions.

Parce que le modèle de la démocratie continue prend sens par l’affirmation de la capacité de l’espace public à produire, par la délibération, les exigences normatives des citoyens et à les imposer, par la mobilisation de ses acteurs, au pouvoir politique, il opère une réduction de l’État et en particulier de sa prétention à se poser comme le « tuteur » de la société.

II. L’espace public, comme espaced’insurrection continue contre l’État

L’État est la tragédie de la démocratie. Parce qu’il est à la fois ce qui la permet et ce qui l’étouffe. Il est ce qui la permet parce que l’État est la scène où se construit la figure du citoyen qui est une des conditions de possibilité de la démocratie. En effet, dans l’espace civil, les hommes sont pris dans leurs déterminations sociales - sexe, âge, profession, religion, revenus -, ils sont pris dans leur être social situé, ce qui fait nécessairement apparaître les différences entre les hommes, les inégalités de fait dans la répartition du capital économique, culturel, symbolique, Si les sociétés en restaient à ce moment-là, elles produiraient une représentation d’elles-mêmes où l’inégalité des conditions aurait la place centrale en ce qu’elle fonderait et le principe de regroupement des hommes et le fondement légitime des règles. Spontanément ou non, les hommes s’assembleraient en communautés dont le contour serait déterminé par leur situation sociale et qui, pour se protéger, pour se distinguer ou pour s’affirmer revendiqueraient l’énoncé de règles de droit spécifiques.

Autrement dit, ce moment-là est celui du communautarisme où chaque groupe social défend son identité singulière parce que manque la scène où peut se penser l’égalité politique.
L’État est, précisément, cette scène qui offre aux hommes la possibilité de « sortir » de leurs déterminations sociales, de ne plus se voir dans leurs différences sociales mais de se représenter comme des êtres de droit égaux entre eux. Sieyès le disait : du point de vue de la citoyenneté, les différences de sexe, d’âge, d’origine n’ont pas d’importance ; la qualité
de citoyen est le schème par lequel les hommes peuvent se percevoir et se reconnaître comme des égaux. L’action propre de l’État, en effet, est de faire que les différences et les inégalités qui sont les attributs de l’espace civil ne sont pas pris en compte pour définir la situation du citoyen car celui-ci est conçu comme un être abstrait : le citoyen est aussi bien une femme qu’un homme, un jeune qu’un vieux, un pauvre qu’un riche. Et cette abstraction, cette objectivation des figures sociales est au principe de l’égalité politique. Si, dans le concret de l’espace civil, les hommes sont inégaux, dans l’abstrait de l’espace politique, ils sont égaux. Le moment « État » est ainsi, dans la construction d’une société, le moment qui permet aux hommes de sortir du communautarisme « naturel » et de se percevoir dans une relation politique d’égalité.

Le problème, c’est-à-dire, là où la tragédie démocratique se noue, vient de ce que de ce moment particulier, l’État tend à devenir moment total. Comme forme politique, il a tendance, comme tout ensemble d’institutions, à développer sa logique propre de forme, à dépasser sa « fonction » de construction de la figure du citoyen, à accroître son espace d’intervention et à envahir progressivement toutes les sphères d’activités sociales. Il devient ainsi la forme organisatrice et totalisante de la société et, d’instrument d’objectivation politique, il devient instrument d’aliénation politique. Selon l’image de Marx, l’État devient un « boa » ; il se retourne sur la société qui l’a produit et finit par étouffer la démocratie.

D’où l’idée de détruire l’État pour faire vivre la démocratie. Mais, détruire l’État serait du même coup détruire aussi ce moment particulier qui fait sortir les hommes du communautarisme en produisant l’espace de l’égalité politique. Que faire ? selon une apostrophe célèbre : ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain !

Autrement dit, ne pas jeter l’État, pour garder la scène où se construit l’égalité politique, mais jeter l’État qui vampirise les espaces civil et public. Autrement dit encore, ne pas jeter l’État mais le réduire pour le contenir à ce moment particulier d’objectivation politique.
Pour cela, il faut comprendre le mécanisme par lequel le travail d’objectivation politique que réalise le moment « État » produit l’aliénation politique. Miguel Abensour rappelle une des thèses de Feuerbach :
« L’espace et le temps sont les premiers critères de la pratique ; un peuple qui exclut le temps de sa métaphysique et divinise l’existence éternelle, abstraite, c’est-à-dire, isolée du temps, exclut logiquement le temps de sa politique et divinise le principe de stabilité contraire au droit, à la raison et à l’histoire. » (Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie).

Le temps, donc. Le temps qui passe et qui produit l’oubli de la genèse, l’oubli de ce pour quoi l’État est fait - sortir les hommes du moment communautaire - pour ne laisser voir que le présent d’un État s’occupant de tout, donc devant depuis toujours et pour toujours s’occuper de tout. Le temps qui passe et qui creuse l’écart, qui distend le rapport entre espace public et espace politique au point que ce dernier se construit comme espace de volonté autonome du premier qui lui-même finit en conséquence par s’atrophier encourageant ainsi la logique autonomisante de l’espace politique.

Pour stopper cette spirale, pour contrecarrer ce travail du temps, à nouveau une politique démocratique doit prendre appui sur l’espace public. Pensé comme l’espace où se construit la volonté générale, où se forment les règles de la vie commune, il est en situation d’être, parce que délibération et mobilisation sont les deux caractères de son « fonctionnement », l’espace d’insurrection continue contre les tentations de l’État de sortir de son champ.

Contre la tentation d’imposer à la société son rythme, la capacité de l’espace public à lui imposer son « agenda » politique ; contre la tentation d’imposer à la société ses réponses, la capacité de l’espace public à lui imposer ses solutions normatives ; contre la tentation de se poser comme être total, la capacité de l’espace public à imposer un contrôle continu de son activité qui le ramène sans cesse à la particularité de son être.

Dominique Rousseau




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