Bernard Hennequin
En qualifiant Le Pen pour la finale de la coupe de la présidence de la République le 21 avril 2002, l’électorat a créé une belle panique à l’origine d’une gigantesque et pernicieuse confusion. Lorsque, avec le recul nécessaire, on se replonge dans l’atmosphère plus que curieuse de cette époque et que l’on navigue parmi les innombrables forums de discussion qui ont jailli avec profusion, on ne peut être qu’effectivement frappé de l’extraordinaire confusion qui a régné dans ce moment que d’aucuns ont voulu qualifier d’historique.
Évoquer le terme de confusion, c’est avant tout parler du manque de recul, du manque d’analyse : la République étant en danger il ne pouvait s’agir que de créer un vaste mouvement anti-FN dans lequel chacun se retrouverait sans qu’il lui soit demandé d’où il venait : pourvu qu’on fasse front « républicain » contre la barbarie qui menace !
Du 21 avril au 5 mai 2002, on aura tout vu et surtout tout entendu, l’enjeu supposé ou réel du scrutin ayant fait perdre à beaucoup le sens de la mesure, de l’analyse et... de l’intelligence.
Ce qui a fait dire, par exemple, à Michel Negrell : « Vote pour Le Pen, vote pour Chirac : vote de peur. Pas de protestation, pas de conviction mais de peur. » (courriel du 26 mai 2002).
Si dans notre démocratie représentative une élection, fût-elle parée de l’adjectif de présidentielle, n’est qu’un avatar de plus dans la dépossession des individus, celle du 21 avril aura, par son taux d’abstention important jamais atteint pour ce type d’élection (27,86 %), le grand nombre de blancs et de nuls, la poussée de l’extrême gauche et l’apparition en seconde position du candidat de l’extrême droite, causé un séisme d’une rare intensité. Un séisme qui n’a cependant pas pour origine, rappelons-le, une soudaine et spectaculaire poussée de l’extrême droite, mais bien l’incapacité des leaders de la droite et de la gauche à réunir sur leurs noms, une majorité de suffrages : 19,88 % des électeurs ont voté pour le président sortant et 16,18 % pour le Premier ministre sortant (soit un tiers de l’électorat).
Demeurant à un haut niveau, l’extrême droite s’inscrit désormais de manière durable et non plus anecdotique dans le paysage politique français : le 21 avril le discours de Le Pen a été approuvé par 30 % des sans-emploi, 24 % des ouvriers, 30 % des jeunes et 17 % des patrons
(le Monde diplomatique, édito, mai 2002).
Pour autant, ce n’est pas tant l’extrême droite qui a fait un bon score le 21 avril (Le Pen a rassemblé 16,91 % des votants en 2002 contre 15,27 % en 1995, et 11,78 % des inscrits contre 11,75 % en 1995) que le reste de la classe politique, et notamment les partis dits de gouvernement (droite et gauche réunis) qui en ont fait un mauvais. Une réalité à ne pas perdre de vue pour qui veut comprendre la situation créée le 21 avril.
Ce qui aurait, en temps normal, ressemblé à une mésaventure de la démocratie représentative a en fait débouché le 21 avril, compte tenu de la « qualité » du challenger du président sortant, sur un raz-de-marée dont l’élément le plus inédit tient au fait que le mouvement libertaire lui-même - qui jusqu’alors s’était tenu à l’écart des grandes messes électorales, en « dépositaire historique du refus de vote » qu’il est (Politis du 11 avril 2002) - et en a été passablement éclaboussé.
Si par le passé, tout un chacun a pu connaître des compagnes et des compagnons s’étant laisser aller à glisser un bulletin dans une urne en fonction de considérations souvent plus subjectives qu’analytiques d’ailleurs, c’est bien la première fois que la rhétorique abstentionniste, pourtant à priori bien huilée, est ainsi bousculée. Pas de remise en cause pour autant, même s’il est clair qu’un tabou a été brisé par les appels à voter le 5 mai, à titre individuel ou collectif.
Ce n’est pas tant sur le fait qu’un dogme ait été dépassé que nous devons nous interroger - le mouvement libertaire essayant de n’être ni figé, ni monolithique - mais sur les conditions dans lesquelles il l’a été et surtout sur les analyses qui ont conduit à ce dépassement.
Ce débat a tout naturellement traversé le collectif de la revue Réfractions, où des positions tout à la fois différentes quant
à l’analyse politique de la situation et divergentes quant à la notion même de démocratie, se sont exprimées, ouvrant
la porte à un dialogue fructueux.
Les lignes qui vont suivre s’efforceront de reprendre, pour l’essentiel, ce qui
s’est dit de plus significatif au sein du
mouvement libertaire durant cette période. Pour ce faire, nous nous appuierons sur
les innombrables courriels insérés dans divers forums de discussion, les nombreux articles signés d’individus ou de groupes parus dans le Monde libertaire.
Concernant ce dernier, il faut relever le positionnement adopté par l’hebdomadaire de la Fédération anarchiste : après avoir, dans un premier temps, campé sur ses positions doctrinales et réaffirmé son abstentionnisme de principe (rappelons à cet égard le sans équivoque « Grève des électeurs » paru en une du Monde libertaire daté du 2 au 8 mai 2002, avec annonce d’un dossier anti-électoral), le Monde libertaire a su ouvrir, à posteriori, ses colonnes en publiant un certain nombre de contributions dans ses numéros datés des 16 au 22 mai et 13 au 19 juin 2002.
Les points de vue différents, les analyses contradictoires, les argumentaires critiques qui seront mentionnés constitueront une source d’une grande richesse pour le lecteur qui pourra ainsi comprendre, se situer et, pourquoi pas, re-questionner ses propres positions prises entre le 21 avril et le 5 mai 2002.
Débattre en toute clarté
Si certains échanges d’opinions ont surgi spontanément, des compagnons ont tenté de donner une forme structurée au débat pour que celui-ci soit le plus clair et le plus « productif » possible.
C’est le cas de Georges Matéos avec ses « Propositions pour un débat en démocratie directe » (courriel du 27 avril 2002) dont il justifie l’existence en estimant que
« les prises de position dans les milieux libertaires sur la conduite à tenir lors du second tour n’ont pas le mérite de la clarté car, on s’en doute, elles reflètent la diversité des individus mais ne relèvent pas d’une appréciation sereine et collective de la situation. Pour tenter d’éviter le confusionnisme et la cacophonie habituels chez les libertaires lors des rendez-vous intempestifs de l’histoire, un débat paraît nécessaire à condition qu’il soit clarificateur et se déroule en démocratie directe ».
« Faut-il sauver la démocratie parlementaire actuelle, ce qui éloigne par-là nos espoirs d’alternative ? Faut-il participer au sauvetage de la République si l’extrême droite la met en danger ? Comment ? Que peut-on faire sinon à titre d’alternative à court terme au régime actuel ? »
Telles sont les questions que Georges Matéos entend soumettre au débat.
Après avoir analysé les résultats (déroute de la gauche, score de l’extrême droite, etc.), s’être demandé s’il y a un sens dans le vote abstentionniste et protestataire du premier tour, il propose une grille d’analyse du pour et du contre d’un vote Chirac au second tour axée autour de trois éléments : à court terme, à long terme, selon l’éthique ou une morale libertaire.
Tout en mettant cependant quelques conditions pour que puisse s’instaurer un débat fraternel :
« Contrairement à la tradition anti-électoraliste des anarchistes, nous prenons la situation suffisamment au sérieux (sans la prendre au tragique) pour essayer de l’analyser en ne se fondant ni sur des principes à priori ni sur des impératifs catégoriques. Le pire serait de refuser ou de torpiller tout débat en prétextant de la nature électorale, c’est-à-dire non révolutionnaire, c’est-à-dire impure par nature, du problème soulevé. »
Les questions de la République, de la démocratie, du sens à donner au combat antifasciste ont été les plus débattues.
De quelle République parle-t-on ? De quelles valeurs est-elle porteuse ?
Quelle est donc cette démocratie - dont on vante les mérites de par le monde - qui autorise des candidats ouvertement fascistes et qui s’aperçoit tout à coup, parce qu’ils risquent d’arriver premiers, qu’ils ne sont pas (ou plus) porteurs des valeurs de la République ? Quel est donc ce curieux contrôle antidopage qui qualifie au premier tour et disqualifie avant que le second tour n’ait eu lieu ? Les flacons de la démocratie ne sont pas d’une grande transparence...
N’est-ce pas le même phénomène lorsque, de l’autre côté de la Méditerranée, le pouvoir des généraux algériens annule purement et simplement les élections que les islamistes du FIS venaient de remporter ?
N’est-il pas vrai que, la trouille aidant, on ne s’offusque guère de tordre le coup à la réalité dite démocratique ?
Pour Jean-Pierre Garnier :
« Alors que les gouvernements français se sont toujours refusés d’interdire le FN, aujourd’hui, pour les besoins de l’union sacrée, on proclame en haut lieu que ce parti n’appartient pas au cercle de la démocratie et de la République. » (« La copie contre l’original », le Monde libertaire 3 au 19 juin 2002).
Michel Negrell s’interroge également :
« Comment se fait-il qu’au soir du premier tour, d’aucun découvre qu’un candidat à l’élection à la présidence de la République n’est pas (plus) républicain ? » (courriel du 1er mai 2002).
Et Claude Guillon de poursuivre :
« Les démocrates en peau de Le Pen s’offusquent du “verdict des urnes”. Pourtant de deux choses l’une : ou bien le pouvoir est dans la rue et il est de nature insurrectionnelle ou bien il demeure dans les urnes et le FN y est aussi “légitime” que le PS. » (« Contre le repli fasciste et la mondialisation capitaliste, une seule prévention la révolution ! » Paris, mai 2002).
Cette situation a été d’autant plus troublante et perturbante, que partis d’une élection « classique », nous nous sommes retrouvés au soir du 21 avril dans une situation politique telle que le débat « démocratique » a été confisqué, en tout cas vidé de son sens pour transformer le second tour ni plus ni moins qu’en un référendum avec une seule question hermétiquement fermée : êtes-vous pour ou contre la République ? Une question à sa manière
fortement intolérante et qui, à l’évidence, gomme les choix de société
des deux candidats restés en lice, même si l’on sait par ailleurs que, sur le fond, ils se retrouvent sur certains thèmes (ce qui, sans doute, explique en partie le refus de Chirac de débattre avec son challenger).
Le choc a été particulièrement rude dans la mesure où, depuis des semaines et des semaines, l’ensemble des éditorialistes politiques s’ingéniait à expliquer au bon peuple que « l’élection était pliée », que tout était fixé d’avance.
Sous la plume de Jean-Michel Thénard, en page 9 de Libération daté du 19 avril
2002 on pouvait ainsi lire dans un
article titré « Pourquoi ce scrutin ennuie les Français ? » :
« Depuis cinq ans et l’accession de Lionel Jospin à Matignon, il était acquis que, sauf accident, le deuxième tour de la présidentielle verrait s’affronter le président de la République sortant et son Premier ministre. Logique politique et institutionnelle d’une cohabitation entre un chef de l’État de droite et son opposition de gauche. Du coup, cela conduit aujourd’hui les Français à s’amuser à braver le destin en jouant avec les outsiders pour tenter de trouver un sens à un premier tour qui paraît inutile. »
Des propos d’experts dont on appréciera le succulent « sauf accident »...
La présence de Le Pen au second tour a considérablement modifié la donne d’une élection présidentielle où habituellement, les choix de société tendent à disparaître au profit de différences de style, de personnalité : les élections se gagnent désormais au centre (là où la moindre aspérité disparaît grâce à une active campagne de communication) mais elles s’y perdent aussi (pensons à Jospin qui avait bien imprudemment laissé son étiquette de socialiste au vestiaire).
La culpabilisation des abstentionnistes
En démocratie représentative, le vote, reposant sur un acte volontaire, est censé être « libre ». Le droit de vote impliquant le droit de s’abstenir, la première des libertés commence donc par le refus d’élire.
Au fil des scrutins, la progression régulière de l’abstention n’avait jusqu’à présent suscité que des commentaires parfois irrités, mais suffisamment distanciés pour ne jamais en saisir la vraie mesure.
Au soir du 21 avril, l’implosion du système a été telle que les seules possibilités qui s’offraient à la droite et
à la gauche confondues de sauver les institutions dites démocratiques consistaient, d’une part, à diaboliser l’adversaire du président sortant et, d’autre part, à culpabiliser les abstentionnistes.
Sur le premier point, la mobilisation aura été sans faille. Comme l’a fort justement relevé Serge Quadruppani, qui met en évidence « un discours obsessionnel occultant la réalité (la lepénisation) derrière un fantasme (la prise du pouvoir par Le Pen) », on a assisté à « la transformation de la totalité de la presse, des télés et radios en organes de propagande antifasciste avec enrôlement de tous les employés du divertissement spectaculaire dans le rôle des grandes consciences gardiennes de la démocratie. Et tout cela dans un but unique, inlassablement répété : faire élire Chirac ». (Qui sont les collabos ? Déclaration d’un réfractaire à l’injonction républicaine du 5 mai).
Sur le second point, la théâtralisation et la dramatisation par le biais d’un matraquage médiatique imposant et insistant ont permis d’atteindre l’objectif recherché : culpabiliser les abstentionnistes.
« L’infantilisation, la culpabilisation ont été utilisées pour casser l’abstentionniste, pour que l’acte de contrition (j’aurais pas dû me laisser aller, je dois voter utile dès le premier tour) soit effectif. Durant quinze jours, le discours politique a été d’une telle unité et univocité qu’il parvenait à peine à cacher l’abaissement de l’esprit critique, l’anesthésie du débat public », explique Serge Quadruppani.
C’est René Fugler qui note aussi :
« le terrible bourrage de crâne qui déferle sur les ondes et par ailleurs dans la presse. Pas un animateur qui ne démarre une émission sur la culture des papillons sans m’ordonner d’aller voter » (courriel du 4 mai 2002).
Toujours sur le même thème, Ronald Creagh, Jean-Jacques Gandini et Danièle Haas, dans leur texte commun « Un vote léonin » (courriel du 2 mai) déclarent :
« Nous ne nous livrerons donc pas au jeu qui consiste à culpabiliser les
protestataires ou les abstentionnistes, parce que le vote dépend d’un choix pragmatique, non d’un acte religieux ou moral. »
« Dénoncer les protestataires, c’est refuser le jeu démocratique, dénoncer les abstentionnistes, c’est refuser de voir que l’augmentation du nombre de voix pour Le Pen ne dépend pas d’eux. C’est reprocher aux uns et aux autres de ne pas être omniscients et de n’avoir pas voté pour Jospin, le candidat de la gauche le mieux placé. Voter pour le finaliste présumé trahit le mépris pour les autres candidats : cela réduit la multiplicité des candidatures à un leurre et limite les options à un choix binaire. Qu’une majorité de personnes pense ainsi est le symptôme d’une société lobotomisée par la pensée binaire. »
Républicains... démocrates... anarchistes
Sous le titre « Le fascisme se combat par tous les moyens », daté du 27 avril 2002 et paru dans le Monde libertaire du 16 au 22 mai 2002, le groupe Michel-Bakounine de la Fédération anarchiste pose le problème de comment combattre le fascisme : par un bulletin de vote ou par la révolution sociale ? Se retranchant derrière la jeunesse de ce pays qui
« énonce une évidence frappée au coin du bon sens : le fascisme doit se combattre par tous les moyens, qui ne cause pas la langue de bois, appelle donc tout clairement à utiliser le bulletin de vote Chirac au deuxième tour de l’élection présidentielle. En dépit de ses convictions les plus profondes, le groupe Michel-Bakounine, qui ne cause pas davantage la langue de bois, fait la même proposition en précisant toutefois que si voter contre le fascisme c’est bien, agir contre le fascisme au quotidien, et donc, pour la révolution sociale, non seulement c’est mieux mais c’est indispensable. Le fascisme doit être combattu par tous les moyens ! Surtout par ceux qui permettent de s’attaquer aux causes de la maladie ! ».
Le fait de voter une fois ne conduisant certes pas pour autant à devenir électoraliste, on peut en revanche s’interroger sur les risques d’une banalisation du caractère exceptionnel d’une telle attitude dans la mesure où, il y a fort à parier, les conditions de la révolution sociale ne seront pas toujours au rendez-vous.
On peut, à cet égard, se rappeler les propos d’Errico Malatesta, lequel déclarait dans « Anarchistes électionnistes », un article de la revue Pensiero e Volontà datée du 15 mai 1924 (et reproduit dans le Monde Libertaire du 23 au 29 mai 2002) :
« Les anarchistes électionnistes ont tous plus ou moins rapidement abandonné l’anarchisme. Les anarchistes ont certainement commis mille erreurs, ont dit une centaine d’absurdités, mais ils sont toujours restés purs, et ils demeurent le parti révolutionnaire par excellence, le parti de l’avenir, parce qu’ils ont su résister à la sirène électorale. »
Illustratif d’une position plutôt éthique, en tout état de cause ponctuelle et de ce fait exceptionnelle, le texte « Un vote léonin », signé par Ronald Creagh, Jean-Jacques Gandini et Danièle Haas - qui n’engage que des individus et aucunement la position de l’équipe de Réfractions (que ce soit le groupe de Montpellier et à fortiori le collectif de la rédaction) - témoigne assez bien des tensions perceptibles entre la notion de démocratie (démocratie formelle/démocratie réelle, droits démocratiques) et la pensée libertaire : finalement, qu’est-ce que vivre en « démocratie » ?
« Nous voterons sans illusion, sachant que politiquement parlant notre acte sera considéré comme une délégation de pouvoirs, alors qu’il s’agit d’un contrat léonin auquel nous ne nous sentirons pas tenus, nous qui luttons pour une société de justice et d’égalité ouverte sur l’autre. »
Certes, mais dès lors que la proposition faite est biaisée fallait-il participer à sa création et qui plus est à sa valorisation ? Pour les signataires de ce texte, il ne s’agit pas de « confondre éthique et moralisme ».
« C’est parce que la démocratie, telle que nous la connaissons, n’est qu’une représentation théâtrale nous réduisant à la condition de simple spectateur que, contrairement à l’ensemble de la population, nous ne pouvons pas considérer les élections comme une liturgie sacrée, le sacre d’une pratique ou d’un pouvoir quelconque. Pour nous, le vote ne relève pas de l’éthique mais de l’opportunité, de la pertinence. »
Une note précise :
« Nous refusons d’être une avant-garde : nous publions ce texte pour engager la discussion, non pour dicter les choix. Notre décision n’engage que nous, et nous respecterons celle des autres. Mais nous rejetterons toute inclination au dogmatisme, y compris en nous-mêmes. La mouvance libertaire n’est pas monolithique, fort heureusement. »
Pierre Sommermeyer explique pour sa part :
« Je vais aller voter, parce que cette fois encore comme chaque fois que le FN et ses sbires font un gros score (on se croirait au foot), une peur venue des fonds des âges me prend et ne me lâche plus, pendant un certain temps puis on s’y habitue : jusqu’à la prochaine fois. » (courriel du 3 mai 2002).
François Sébastianoff, après avoir constaté que voter Chirac c’est inévitablement augmenter son pouvoir, déclare :
« Si nous sommes minoritaires, si ce que nous faisons est de faible poids, au moins apparemment, si les moutons ne nous suivent pas, est-ce une raison pour les suivre ? Il ne faut pas craindre d’avoir raison tout seuls. » (courriel du 1er mai 2002).
Michel Negrell :
« Je m’abstiens encore de céder à
l’intimidation et à l’illusion républicaines et électorales. Chaque candidat est un cadeau pour l’autre et une plaie pour nous. Je m’abstiens résolument de compenser la déroute et la décomposition sociales par un réflexe unitaire et plébiscitaire pour un inattendu sauveur suprême, jusque là représentant patenté du libéralisme. » (1er mai 2002)
Dans son texte intitulé : « 5 mai 2002 : oui au désir de vivre libre, non à “Viva la muerte” » - daté du 3 mai et paru dans le Monde libertaire du 16 au 22 mai - qui est une version « revue et corrigée » du texte « Un vote léonin », Jean-Jacques Gandini explique vouloir
« préserver l’espace démocratique dans lequel nous vivons, acquis des précédentes luttes populaires, qui nous permet de nous exprimer, de démonter les contradictions et d’œuvrer à la diffusion et la mise en pratique de nos idées. Mais si l’extrême droite arrive au pouvoir, une ligne jaune sera franchie. Il s’agit d’utiliser le vote de manière à la fois ponctuelle et exceptionnelle sans aucunement en faire une finalité et, dès lundi, continuer la lutte sociale en affirmant nos valeurs et nos convictions ».
Sous le titre « Fallait-il voter ? » (le Monde libertaire du 16 au 22 mai 2002), Max Lhourson présente un point de vue opposé. Après avoir constaté que la patrie n’était pas en danger, Le Pen recueillant 6 millions de voix sur 41 millions d’inscrits, il s’interroge :
« Croyez-vous que Chirac s’inquiète de qui vote pour lui, croyez-vous qu’il se sente engagé à quoi que ce soit ? [...] Les anarchistes ne sont pas républicains. La République est la forme étatique habituelle de la domination capitaliste. Pas plus, nous ne sommes démocrates. [...] En quoi, donc, le fait d’accourir à l’aide d’un régime qui est notre ennemi et qui n’en a d’ailleurs pas besoin, fait-il progresser notre cause ? [...] Traduit par un vote Chirac, notre anti-fascisme, ne prend-il pas des allures de profession de foi républicaine ? »
« Cela étant clairement posé, devions-nous, nous, anarchistes, voler au secours de la victoire ? »
En conclusion, un indépassable et définitif :
« Non, nous ne sommes pas républicains. Non, nous n’allons pas voter : ni “pour”, ni “contre”. Oui, nous voulons noyer la démocratie. Nous sommes anarchistes, nom de Dieu ! », clôt le débat.
Dans un texte intitulé : « La question électorale. Le crétinisme abstentionniste », Camillo Berneri s’appuie sur une lettre de Michel Bakounine à Gambuzzi (Locarno, 16 novembre 1870) pour porter la question de l’abstentionnisme sur le terrain de la tactique et de la stratégie :
« Un anarchiste ne peut que détester les systèmes idéologiques fermés (théories qui s’appellent doctrines) et ne peut donner aux principes qu’une valeur relative. Si un anarchiste juge une situation politique donnée comme nécessitant exceptionnellement la participation des anarchistes aux élections, cesse-t-il d’être anarchiste et révolutionnaire ? Si un anarchiste, sans pour autant faire de la propagande alimentant les illusions électorales et parlementaristes, sans chercher à casser la tradition théorique et tactique abstentionniste, va voter sans se faire d’illusions sur les programmes et sur les hommes en lice [...], cesse-t-il d’être anarchiste et révolutionnaire ? Bref, le problème est celui-ci : l’abstentionnisme est-il un dogme tactique qui exclut toute exception stratégique ? »
Là est effectivement toute la question. Tactique, exception, stratégie : les termes employés dans ce texte viennent, fort opportunément, rappeler que - au-delà des appréciations différentes qui peuvent être portées quant à la nature de la démocratie ou de la République - ce sont avant tout des questions relevant du politique (l’efficacité, l’opportunité) qui, à des moments précis de l’histoire, surdéterminent des attitudes, esquivant par-là même les principes.
Qu’elles soient inspirées par une inquiétude profonde qui se retrouvera dans une intention de vote faite sur une base éthique ; qu’elles soient empreintes d’un certain réformisme ; qu’elles soient arc-boutées sur des certitudes, une rigueur doctrinale, voire un indépassable dogmatisme, l’ensemble des attitudes traversées dans ce texte ont en commun la tentation de leurs auteurs et acteurs
de s’inscrire, malgré la sévérité de la critique portée à l’encontre du système politique, dans le champ de la représentation. Comme si la reconnaissance de l’identité libertaire devait, à un moment ou l’autre de l’histoire, en passer politiquement par-là.
Les bégaiements de l’histoire fourniront, peut-être, au mouvement libertaire d’autres occasions de débattre de cette délicate problématique.
Bernard Hennequin