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La force radicale de l’anarchie
Article mis en ligne le 5 janvier 2006
dernière modification le 18 janvier 2006

Daniel Colson

Les rapports de l’anarchisme avec la démocratie sont trop souvent réduits à une analyse sommaire : soit que l’on fasse des anarchistes (principalement en raison de leur supposée violence politique) des « anti-démocrates » plus ou moins bornés et finalement complices et frères jumeaux de leurs (tout aussi supposés) ennemis autoritaires ; soit que l’on transforme leurs conceptions politiques en rêveries ultra-démocratiques, en visions excessives, utopiques et procédurières d’une vie politique qui - le mieux étant toujours l’ennemi du bien - exigerait au contraire, dans ses modalités imparfaites, le sens de la mesure, du possible, du compromis et du juste milieu.

Transformées en procédés techniques autonomes, applicables en toute circonstance et réduites le plus souvent à la seule sphère des rapports de pouvoir et de prises de décisions, les pratiques historiques des mouvements libertaires, - démocratie directe, assemblées générales, fédéralisme, mandats impératifs, syndicats, soviets, contrats, communes, pactes, plénum, unanimité, etc. - ne manquent pas par ailleurs, une fois salués la pureté et le caractère idéal de leurs intentions initiales, de susciter moqueries, colère ou indifférence. Comment, en effet et par exemple, penser un système de « conseils » sans une pyramide hiérarchisée extrêmement lourde et incommode où, comme devait le montrer la révolution russe, le haut (et ses « services spéciaux ») finit toujours par dominer le bas et substituer sa dictature aussi bien à la démocratie représentative classique qu’aux rêves
vite dissipés de la démocratie directe ? L’expérience syndicale, avec ses congrès, ses permanents, ses appareils et ses « bureaux », sa langue de bois, ses votes, ses tendances et ses luttes pour le contrôle de l’organisation, peut-elle
vraiment prétendre révolutionner les règles et les habitudes éprouvées de la démocratie ? Comment, sérieusement, imaginer, sinon de façon ponctuelle et exceptionnelle, qu’une assemblée générale un peu importante puisse échapper aux manipulations, aux décisions improvisées et, surtout, à la rapide indifférence, à l’absentéisme et au découragement du plus grand nombre, privé de tout autre expression que ses cris et ses applaudissements ? Faut-il, à l’inverse mais sans être plus convaincant, rappeler les pratiques pour le moins étranges de la CNT espagnole de 1934 décidant nationalement (par « plénum ») de ne pas participer à l’insurrection armée proposée par l’UGT socialiste, alors même que la CNT du Pays Basque choisissait pour sa part de s’y associer, mais sans parvenir à empêcher, ici où là, que des syndicats locaux ne décident à leur tour, au nom du fédéralisme et de l’autonomie, de ne pas se mêler d’un soulèvement qui, écrasé, devait se solder par des milliers de morts et d’emprisonnés ? Faudrait-il, sur le mode comique cette fois, rappeler comment les délégués espagnols au congrès de l’Internationale à La Haye, en 1871, après avoir fait un long et coûteux voyage, se sont systématiquement abstenus au cours des votes, alors même
que le Congrès, par de multiples manipulations et autres mandats fantômes, excluait de l’organisation tous leurs amis anarchistes ? Libertaires eux aussi, les délégués espagnols respectaient le mandat impératif qui leur avait été confié plusieurs semaines auparavant et qui ne prévoyait en rien ce qui allait se passer. Et comme il n’était pas question qu’ils retournent en Espagne demander à leurs mandants de prendre position sur les problèmes en cours - ils s’abstenaient - en attendant de rentrer chez eux avec autant de difficultés, de fatigues et de frais qu’à l’aller, mais indiscutablement enrichis d’une nouvelle expérience, et plus convaincus que jamais - après ce qu’ils avaient vu - de la justesse de leurs propres pratiques collectives.
En effet, au-delà d’une ironie facile et bornée, on ne peut rien comprendre au mode de fonctionnement des mouvements libertaires, sans le réinscrire dans un projet d’ensemble beaucoup plus radical encore et au côté duquel les différentes pratiques de gestion directe, dans leur utopie apparente, peuvent être perçues à juste titre sinon comme un moindre mal tout au moins comme un contrepoids relevant presque du bon sens et du réalisme. Assemblées générales, conseils, syndicats, mandats impératifs, contrats, pactes, groupes affinitaires, unanimité
(au sein d’une entité collective donnée), autonomie des individus et des groupes, neutralité et passivité bienveillante (en cas de désaccords mineurs ou non contradictoires), etc. : tous ces procédés n’ont, en soi, aucun sens, ou très peu. Ce ne sont pas des règles que l’on pourrait codifier et opposer à d’autres, au nom d’un au-delà de la démocratie. Dans ce qui les constitue, ils impliquent au contraire un grand nombre d’autres conditions et transformations préalables et concomitantes tout aussi radicales, dont ils font intimement partie et sans lesquelles ils ne sont que formules vides ou intempestives.

Démocratie directe et projet libertaire

Rappelons la nature d’un projet grâce auquel les modes de fonctionnement des mouvements libertaires cessent d’être une simple utopie constitutionnelle et procédurière. Pour les anarchistes, mandats impératifs, assemblées générales, conseils, syndicats, groupes affinitaires, pactes, contrats ou consensus, ne relèvent pas d’une sphère « politique » qu’ils prétendent justement abolir. Ils constituent les aspects les plus visibles d’une conception des rapports entre les êtres qui embrasse la totalité de ce qui est, du plus petit au plus grand, des interactions les plus immédiates aux associations les plus vastes. En effet, pour l’anarchisme, et comme le montre plus particulièrement Proudhon, toute réalité, toute entité donnée est, à des degrés divers d’intensité et de complexité, une force subjective composée d’autres entités et d’autres forces subjectives, et ceci à l’infini, en direction du plus grand comme du plus petit. En conséquence, tout être collectif, aussi vaste ou éphémère qu’il puisse être, est un individu doté de subjectivité et d’un vouloir propre. Et inversement ou réciproquement tout individu est un groupe, un composé de forces et d’entités inclues les unes dans les autres ; dans un rapport d’égalité paradoxal fondé sur l’autonomie subjective des êtres, là où, suivant la formule de Deleuze, « le plus petit devient l’égal du plus grand dès qu’il n’est pas séparé de ce qu’il peut » [1]. Cette composition à l’infini d’entités ou de forces collectives et subjectives pouvant chacune prétendre à l’indépendance, à la révolte et à la sécession, est au principe de l’anarchisme. C’est elle qui justifie, pratiquement et théoriquement, son combat contre toute entité prétendant imposer sa loi à ses composantes, même et surtout lorsque cette domination propose naïvement ou hypocritement diverses procédures chargées de justifier ou d’atténuer ses prétentions exorbitantes : votes, délégation, sacres, investitures, examens, représentations royale, religieuse ou savante, bureau politique, comité directeur, etc.

Comment expliquer qu’un être puisse s’approprier et dominer d’autres êtres, quitte ensuite à leur proposer différents moyens de donner leur avis, de « participer », de croire qu’ils contrôlent leur propre servitude ? Comment, à l’inverse, chaque être peut-il retrouver sa liberté d’action, se poser comme absolu et s’associer librement à d’autres pour constituer une entité plus puissante et plus libre, là où comme l’explique Bakounine, la liberté de chacun trouve dans la liberté des autres la possibilité de s’étendre « à l’infini » [2] ? C’est à ces deux questions que l’anarchisme prétend répondre, et ceci à travers une démonstration en deux volets. [3] D’un côté, pour le mouvement libertaire et pour ses nombreuses expérimentations, syndicales, conseillistes, affinitaires ou insurrectionnelles, et comme nous venons de le voir, tout être est une réalité propre et singulière (nouvelle donc), dotée de subjectivité et d’autonomie. Mais d’un autre côté et en même temps, de façon égale et indissociable, tout être ou toute entité, subjective par conséquence, n’est que la « résultante » des entités (tout aussi subjectives, autonomes et nouvelles puisque singulières) qui la composent et la rendent possible à un moment donné, sans lesquelles elle n’est rien, dont elle dépend entièrement alors même qu’elle est plus et autre que chacune d’entre elles comme de leur somme. C’est à l’intérieur non de cette contradiction logique, mais de cette tension radicale et antinomique, réelle et irréductible et donc source incessante de vie et de transformation, que l’anarchisme peut, à la fois, penser l’oppression et l’émancipation.

Les conditions de l’oppression et de l’émancipation

Parce qu’il est plus que ses composantes et que leur addition, tout être (famille, entreprise, syndicat, communauté, etc.), collectif et multiple par définition, tend, à la fois : 1. à produire et posséder une existence et une force propres, dotées de subjectivité ; 2. mais aussi à hypostasier et à essentialiser cette existence et cette force propres dans une entité qui, avec raison, se vit comme un « moi » absolu, comme source d’elle-même, mais en oubliant du même coup (second terme de l’antinomie) qu’elle dépend entièrement des êtres et des forces qui la
composent et dont elle tire toute sa puissance. C’est alors que de « résultante » cette existence et cette force propres se transforment en principe premier et illusoire, en source originaire mythique des forces qui les rendent possibles. Refusant, à juste titre, de se vivre comme un simple « effet » (déterminé) puisqu’elle est plus et autre que ses composantes, toute entité tend à se vivre comme la « cause » tout aussi mensongère (déterminante) des êtres qui la composent et dont elle dépend, en permettant ainsi à certaines de ses composantes de s’approprier cette force collective commune par la magie symbolique de la « propriété » et des signes, de s’identifier à elle (une partie pour le tout), de la « représenter » et de la retourner ainsi contre les forces qui la produisent, de la transformer en puissance dominatrice capable, à la manière de Dieu et de ses prêtres, du Capital et de ses propriétaires et de ses gestionnaires, de l’État et de ses représentants, d’exploiter et de dominer les êtres sans lesquels elle n’est rien.

Source d’oppression et d’exploitation, la réalité collective des êtres est cependant - en même temps et pour les mêmes raisons - une source d’émancipation, et ceci de deux façons.

 1. En raison de leur caractère composé et composite en premier lieu qui ne manque jamais de se rappeler à eux, comme devaient le montrer le traumatisme subjectif des grèves à la fin du xixe siècle, puis le projet révolutionnaire de la « grève générale », mais aussi toutes les insurrections, depuis la retraite de la plèbe romaine sur l’Aventin jusqu’au soulèvement des Iraniens contre la domination impériale de ce pays, en passant par la moindre insolence ou passivité d’écolier. Toute révolte, toute défection ou toute « absence », aussi fugitive et minuscule qu’elle puisse être, contribue à déchirer le voile de la domination, à révéler à tous que le roi est nu, que les empereurs, les papes, les dirigeants d’entreprise ne sont rien sous leurs uniformes, leurs costumes croisés, leurs signes ostentatoires de puissance, dès lors que des forces constitutives de cette puissance décident de ne plus agir ou d’agir autrement, en découvrant, d’un seul coup, pratiquement, et la réalité du monde qui les constitue et le mensonge et le caractère odieux de l’ordre qu’elles avaient supporté jusqu’ici, et la possibilité d’inventer ainsi un ordre radicalement différent.

 2. Mais, en second lieu, il n’est pas jusqu’au sentiment subjectif (et justifié) du « moi absolu » propre à chaque être qui ne soit lui aussi la source de l’émancipation comme il l’est de l’oppression. Si tout être peut se croire autorisé, à travers certains de ses organes (le bureau politique, le gouvernement, le conseil d’administration ou, pour l’individu, le cerveau et la « conscience »), à dominer ses composantes, à les transformer en effets subalternes de sa puissance, il est tout autant conduit, et pour les mêmes raisons, à refuser de subir lui-même cette domination de la part d’une autre force, à toujours chercher à être dominant, en multipliant ainsi - à l’infini - les absolus, en provoquant anarchie et lutte de tous contre tous, à l’intérieur de soi comme avec les autres ; mais en suscitant également sans cesse la révolte contre toute forme d’oppression et finalement la possibilité ou la volonté de construire un autre monde libéré de l’oppression, la « libre association de forces libres » dont parle Bakounine.

A partir de cette perception subjective et anarchique de ce qui est, les différentes pratiques et conceptions des mouvements libertaires - assemblée générale, groupes affinitaires, conseils, syndicats, mandats impératifs, associations, coopérations, scissions, dissidences, violence, non-violence, etc. - peuvent, dans leur grande diversité, sinon convaincre les sceptiques tout au moins exiger leur attention. Aussi chaotiques qu’elles puissent paraître - à l’image de la réalité qui nous constitue et qui constitue le monde -, ces modalités d’existence et de relation des mouvements libertaires, durables ou ponctuelles, affirmées comme tels ou non, cessent d’être rabattues sur les moments exceptionnels de troubles et de révolutions et, surtout, sur le seul terrain de la gestion du pouvoir, comme si l’ordre et l’existence du monde établi reposaient sur l’organisation des États, des religions ou des marchés, comme si cet ordre et cette existence ne dépendaient pas entièrement de la multitude infinie des interactions et des êtres plus ou moins associés et « sériés » (dirait Proudhon) par le hasard des rencontres et des rapports de forces, mais aussi par l’expérience, le sens pratique et l’amour de chaque être pour sa liberté. Dans leur diversité, les modalités d’existence des mouvements libertaires, minuscules ou de grande ampleur, deviennent les expressions pratiques et théoriques de la totalité de ce qui est. Elles deviennent les expressions expérimentales des mille manières de recomposer la réalité, d’établir des relations entre les êtres qui respectent le pluralisme de ce qu’ils sont et de ce qu’ils peuvent, le droit à l’indépendance et à la dignité absolue de toutes les forces qui les constituent, et ainsi de permettre le déploiement d’un monde émancipé capable de libérer le maximum de puissance et donc de liberté. Il est vrai cependant qu’à cette analyse et à cette pratique (indéniablement optimiste) on peut opposer de très nombreuses objections qu’il n’est pas possible de toutes considérer ici ; mais on peut rapidement examiner deux d’entre elles.

Les arguments intéressés du haut et du bas

Aveuglés par les évidences fonctionnelles et topologiques de la hiérarchie, du commandement et des pouvoirs du haut sur le bas, les observateurs cyniques et intéressés du monde présent peuvent à juste titre faire remarquer que, « résultante » ou non, les forces collectives ne manquent pas de posséder une indéniable consistance dont les libertaires devraient avoir appris à reconnaître depuis longtemps (par expérience et à leur dépens) la vigueur et la résistance. Et il est vrai que les mouvements anarchistes n’ont pas attendu leurs contradicteurs pour observer en quoi les puissances collectives ne sont pas seulement l’expression directe et évidente de la pluralité des êtres et des forces qui les composent, en autorisant ainsi un refus ou une réappropriation potentiels dont on pourrait effectivement se demander pourquoi ils ne sont pas plus fréquents. En effet, chaque force collective, chaque résultante, tend à se doter d’un corps propre et hiérarchisé, à la
fois physique et symbolique - imposant, coercitif et persuasif -, certes toujours dépendant des associations et des êtres qui le rendent possible (à travers l’impôt par exemple), mais seulement de façon indirecte et de plus en plus imperceptible, en dressant devant eux la puissance de leur association, en la retournant contre eux, sous la forme d’appareils et d’organes de pouvoir (armées, polices), de règles et d’institutions commerciales et juridiques (bourses, tribunaux), de cérémonies et de symboles divers (bijoux, écharpes, sceptres, tiares, bureaux de ministre), en donnant un corps propre
et permanent à des résultantes métamorphosées en transcendances (États, religions, fortunes et marchés) capables de traverser le temps, au-dessus de la multitude des êtres éphémères et anonymes qui s’épuisent à les produire et à les entretenir, de loin (comme les mineurs d’Afrique du Sud) ou de façon invisible (comme les femmes de ménage des ministères), en éprouvant ainsi
eux-mêmes combien ils en diffèrent de nature. L’État possède sa police, son armée, ses calendriers, ses appareils administratifs et juridiques, ses fastes et ses industries de luxe (dorure, reliure, galons, armement), ses marches militaires, ses savoirs et ses techniques. Le Capital possède ses comptes, ses symboles financiers, ses bourses, ses banques et ses agents de change, ses tableaux clignotants et ses journalistes spécialisés, ses bureaux des méthodes et ses fiches de paie, ses organes de gestion et ses marchés, son arithmétique simpliste du plus et du moins. Dieu possède ses prêtres et ses prédicateurs, ses églises et ses mosquées, ses rituels, ses calendriers et ses cantiques, ses génuflexions et autres prosternations. Tous possèdent
des discours et des techniques longuement éprouvés (confessions, auditions, entretiens thérapeutiques, publicités, écoles, cercles de qualité, examens de conscience, calcul économique), capables d’introduire et d’entretenir dans la moindre force et entité dont ils dépendent pourtant, dans le moindre repli des corps et des choses, la légitimité de leur domination et de leur suffisance. Tous possèdent, grâce à des techniques, des intermédiaires, des chargés d’affaire et des services nombreux et variés, l’art de
la coordination, de la gestion, de l’unification et de l’harmonisation justifiant leur raison d’être et leur caractère indispensable.

Comment ces énormes appareils pourraient-ils disparaître autrement que par une destruction pure et simple, frontale, difficile, et au risque certain de substituer aux institutions et aux rouages détruits une anarchie invivable appelant rapidement à la recomposition d’un ordre d’autant plus inflexible que le chaos fut plus grand ? Comment, avec raison et réalisme, ne pas se contenter de doubler les organes imposants de la domination politique, économique et religieuse, par un système de contrôle « démocratique », par un surmoi citoyen certes largement impuissant mais doublé à son tour de « modérateurs », de « cours des comptes », de « commissions de contrôle », d’« observatoires » et autres « comités d’éthique », servant, sinon de garde-fou, tout au moins de signal sonore aux limites à ne pas dépasser trop visiblement ? Bref, comment l’autonomisation radicale des êtres collectifs pourrait-elle offrir une autre alternative que le chaos assuré, la démonstration par l’absurde, d’une part du caractère effectivement « anarchique » du projet révolutionnaire qu’elle implique et, d’autre part, du caractère absolument nécessaire des raisons d’être de Dieu, de l’État et de la loi d’airain du marché ?

À ces questions impressionnantes, ne semblant devoir souffrir aucune autre réponse que l’acquiescement du bon sens, l’anarchisme se doit pourtant - avec patience et modestie - d’opposer la pertinence et la subtilité trop souvent mal perçues de ses analyses et de ses expérimentations, et plus particulièrement de sa conception des êtres et du réel. En effet, si la pensée libertaire n’ignore pas la puissance des dominations sociales, politiques et économiques, leur capacité à
se doter d’organes propres, capables de masquer leur caractère de résultantes, de démultiplier à l’infini leurs fonctions de contrôle et de lien, et d’ordonner ainsi le monde à leur profit, elle refuse de se laisser impressionner par les apparences formidables et lourdement métaphoriques du haut et du bas, du ciel et de la terre, du centre et de ses marges, de la tête et des bras, là où sous le vernis ou les manteaux semés d’étoiles des formes et des apparats, chaque puissance cherche à masquer sa propre dépendance à ce qui la constitue. Parce que, dans l’analyse anarchiste, tout être, sans exception, du plus petit au plus grand, est forcément le composé d’un grand nombre d’autres êtres tout aussi multiples (à l’infini), ce qui est vrai des États, des Églises ou des multinationales l’est tout autant du moindre des organes et rouages que ces grandes entités se donnent pour croire et faire croire un moment - à la façon du baron de Münchhausen se tenant par les cheveux - qu’elles existent par elles-mêmes. Comme le président ou le roi, obligé d’enfiler sa culotte tous les matins, mais aussi de lever la main pour se peigner ou s’asseoir pour qu’on le fasse à sa place, ou encore de manger et de digérer, en mobilisant chaque fois un grand nombre d’êtres associés dans de multiples directions (cuisiniers, fourneaux et fabricants de fourneaux, écoles hôtelières, enzymes, chauffe-plats, papilles, serveurs, saucisses de Lorraine, eau de Vichy, estomac, etc.), chaque organe du pouvoir, aussi superfétatoire qu’il puisse être par ailleurs - le protocole par exemple - ne manque pas lui aussi, pour s’effectuer, d’exiger l’association d’un nombre tout aussi infini d’éléments concrets et matériels - chambellans, voitures, chauffeurs, tapis rouge, tisseuses indiennes, etc. - eux-mêmes composés à l’infini. Comme les entités auxquelles ils obéissent et auxquelles ils pensent (non sans une certaine vérité) tout devoir (leur rang, leur fonction, leur paie), les organes « fonctionnaires » des différentes dominations, même les plus dérisoires, les plus inutiles et les plus artificiels, impliquent tous et pour chacun d’entre eux la totalité des éléments associés de la production matérielle qu’ils étaient pourtant chargés de survoler à la façon des dieux du ciel d’où tout émanerait et proviendrait, et sans lesquels pourtant ils ne sont rien ; comme le montre le moindre court-circuit d’une voiture officielle, ou encore le « concours » de circonstances (autre association possible) qui devait tuer lady Di (paparazzi, lecteurs de la presse à « sensation », stress de la vie moderne, état alcoolique du chauffeur, tunnel routier, voiture trop puissante, etc.). Du point de vue de ce
qui est, la réalité matérielle est partout, à grande et à petite échelle, dans le fond et en surface, en haut et en bas, au centre et à la périphérie des êtres existant
à un moment donné et qui, du point
de vue de leurs formes cette fois, pourraient aussi bien marcher la tête en bas, avoir leurs centres nerveux au bout de leurs antennes ou revêtir leur dirigeant suprême d’une veste de garde champêtre (Staline), d’un bleu de chauffe (Mao), le voir tisser lui-même ses vêtements (Gandhi) ou, à la manière de Napoléon cette fois, s’habiller en « petit caporal » avec bicorne et gilet (où passer la main et ranger sa montre) - sans cesser pour autant d’associer, de près comme de loin, partout et en chaque lieu, et aussi minuscules qu’ils soient, la totalité de ce qui est (depuis le big-bang jusqu’aux langues indo-européennes en passant par le coup de main d’un chauffeur de maître faisant briller les phares de sa voiture de fonction avec une peau de chamois).

Vision d’ensemble et singularités

La seconde objection au projet libertaire, plus défensive, est assez proche de la
première et pourrait se formuler ainsi : On voit bien où, vous anarchistes, vous voulez en venir. Sous prétexte qu’il n’existe que des singularités, vous voulez affirmer que toute réalité humaine est potentiellement toujours l’égale d’une autre, quelle que soit sa nature, son lieu ou sa fonction du moment - le président dans son bureau (et ses démangeaisons produites par le stress), les différentes branches industrielles qui assurent la puissance de l’État qu’il dirige, mais
aussi les femmes de ménage qui vident ses corbeilles -, et ceci à l’infini d’une anarchie foncière qui refuse toute prééminence durable, toute coordination centralisée, toute compétence et toute autorité instituées à laquelle les autres êtres devraient accepter de se plier, de soumettre et de limiter ce qu’ils peuvent par ailleurs.

Et il est vrai que du point de vue libertaire, en droit et au regard du caractère composé du réel mais surtout de la subjectivité et de la singularité des êtres, tout être est l’égal d’un autre. Mais cette égalité, affirmée avec tant de force et d’entêtement, n’a rien de juridique ni d’idéal, dans le ciel des déclarations et des Constitutions officielles (pour les « hommes » par exemple, au moment de la Révolution française, puis pour les femmes, les enfants, les « gens de couleur », les handicapés, ou, depuis peu, les vieux et un certain nombre d’animaux rares ou familiers et menacés eux aussi de disparition, en attendant la couche d’ozone ou les fromages non pasteurisés). Pour l’anarchisme, l’égalité entre les êtres n’a rien d’idéal ou de transcendant. Elle est réelle et trivialement matérielle, dans l’effectivité de leur existence et de leur singularité, de ce dont chacun d’entre eux est porteur comme associations possibles, comme virtualités infinies et inouïes. C’est pourquoi les femmes de ménage du palais de l’Élysée - ne serait-ce que sur le seul terrain social et politique (la fameuse « cuisinière » du Lénine de 1917) - sont les égales du président qu’elles servent, non en droit mais en fait, du point de vue du réel, de la matérialité de leurs activités, et sans préjuger de l’évaluation des effets positifs ou négatifs, émancipateurs ou mutilants, des unes et de l’autre. Pire encore, du point de vue libertaire et à la manière des occupants cénétistes du central téléphonique de Barcelone en 1936, mais aussi des grévistes de l’EDF, et comme le soutint Lénine (dans un bref moment d’égarement politique), les femmes de ménage en question peuvent aussi bien, en tant que « syndicat des femmes de ménage du palais présidentiel » (SFMPP) ou tout autre « conseil » ou « collectif », prétendre être maîtresses d’elles-mêmes là où
elles sont avec tout ce qui y existe (pourquoi d’autres plutôt qu’elles-mêmes ?),
y compris bien sûr pour ce qui concerne la possibilité d’appuyer sur les boutons de la force de frappe, après - éventuellement - une concertation avec le syndicat des chauffeurs de voitures officielles, et le soviet des huissiers ou des employé.e.s des cuisines.

Pourquoi en effet, le « syndicat des techniciennes de surface de l’Élysée » (STSE) devrait-il, d’un point de vue anarchiste, être renvoyé aussitôt (après des troubles révolutionnaires), à ses serpillières et à ses balais, confier la garde des locaux présidentiels à une milice populaire (et virile) (envoyée par qui ? obéissant à quelle autorité, dotée de quelle légitimité ?) ou, au mieux, continuer de se charger de l’occupation des lieux mais en prenant ses consignes (en particulier pour ce qui concerne la force de frappe) auprès de son union locale ou de sa fédération, elles-mêmes priées d’obéir à l’union départementale et, finalement aux décisions du bureau confédéral réuni jour et nuit et forcément un peu débordé par le nombre des décisions à prendre ? Pourquoi, et bien que de façon plus raisonnable, le syndicat des femmes de ménage, transformé en organe d’autogestion, devrait-il forcément s’attacher à ce qui faisait la spécificité fonctionnelle de ses adhérentes : passer l’aspirateur, tenir les locaux « propres » pour les nouveaux représentants du pouvoir révolutionnaire ? Ou bien encore, et pour résumer les questions précédentes, en quoi le collectif des femmes de ménage de l’Élysée (collectif syndical, mais aussi, sans doute, de travail, d’amitié, de conflits et de sous-groupes divers et changeants), devrait-il choisir entre : 1. se limiter, avec sagesse et raison, à la modestie de son rôle antérieur (un petit syndicat, une fonction subalterne, même « haut placée ») ; 2. se laisser aller au contraire, dans l’exaltation des événements, avec Lénine et comme lui, au maléfice des lieux, à la folie des grandeurs, au désir du pouvoir, des ors, des ordres, des tapis (rouges) et des boutons transparents (mais déterminants pour l’avenir de l’humanité) ; 3. ou encore, de la façon la plus rationnelle qui soit, du point de vue « démocratique » et de ses fausses égalités numériques, se contenter - comme tout le monde - d’inviter ses membres à aller voter, à participer au jeu du pouvoir et de la hiérarchie vite reconstitués, et, avec l’apport de ses quelques dizaines de voix, contribuer (à bulletin secret) à l’élection d’un nouveau président dont personne ne doute qu’il ne puisse aussitôt, comme Lula au Brésil ou Aristide à Haïti, faire à son tour tomber sa cendre de cigare sur les tapis et remplir de nouveau les corbeilles à papier.

Parce qu’il prétend bien, et de façon tout à faire rationnelle (entre autres grâce aux miracles plus ou moins maîtrisés de la chimie), transformer les épées en socs de charrue ou les canons en statues de bronze [4] et redonner aux lanternes leur réalité de vessies, le projet libertaire se propose effectivement d’explorer de tout autres possibles. Pour lui - et pour continuer d’examiner les conditions locales d’une révolution -, les chauffeurs, huissiers, femmes et hommes de ménage du palais de l’Élysée, disposent d’un grand nombre d’autres modalités de recomposition de ce qu’ils étaient précédemment. Ils peuvent par exemple, avec une simple paire de tenailles et un ami informaticien compétent, non seulement couper les câbles du drapeau bleu blanc rouge, mais aussi les fils hiérarchiques reliant le bureau présidentiel aux silos atomiques, et transformer aussitôt la mallette de commande et de commandement, avec ses cuirs et ses cadrans multicolores,
en œuvre d’art plus ou moins psychédélique capable en tout cas d’amuser les enfants. En effet, dans le cadre indéterminé et expérimental des moments révolutionnaires, les différents personnels de l’ancien palais présidentiel, peuvent également découvrir qu’ils avaient aussi des enfants (par ailleurs), et décider, éventuellement sur le modèle ponctuel des anciens arbres de Noël, de transformer l’Élysée en crèche pour les habitants du premier arrondissement de Paris, de monter une école, de transformer le parc en jardin potager expérimental et - le haut devenant non pas le bas, mais un endroit égal aux autres, sur un même plan de réalité - de faire de l’ancien site suprême du pouvoir un des innombrables lieux d’innovation sociale et révolutionnaire.

En d’autres termes, ce que peut d’abord la multitude des lieux dominés et subalternes ou bien sûr des lieux de production des forces collectives, tout lieu, aussi inutile ou asservi au pouvoir qu’il puisse être tout d’abord, le peut également dès lors qu’il fait appel à une réalité certes jusqu’ici ordonnée de façon extrêmement restrictive - le « ménage » dans les ministères par exemple -, mais disposant, comme toute chose, de virtualités infinies, quelles que soient les figures et la magnificence superfétatoires que cette réalité donne à voir ici ou là. En effet, si, d’un point de vue anarchiste, les rapports d’oppression et de discrimination hiérarchisés définissent les principaux espaces où peuvent naître et se déterminer la révolte et une recomposition émancipatrice de ce qui est, cette corrélation n’a rien d’automatique. Et elle n’exclut en rien que la révolte et le désir d’une transformation radicale ne puissent naître également ailleurs lorsque les circonstances les rendent possibles, au cœur même des lieux de pouvoir là où règnent également, d’une autre façon, l’oppression et la mutilation des possibles, sous les uniformes illusoires, les fonctions faussement honorifiques ou tout aussi triviales qu’ailleurs (balayer, nettoyer les toilettes, même luxueuses mais forcément plus ou moins monofonctionnelles). La possibilité de voir naître des forces émancipatrice est présente partout, même là où on les attend le moins, dans la vie (souvent sordide) des commissariats et des casernes par exemple, en autorisant parfois les révoltés à crier « la police avec nous », et à être effectivement entendus, comme ce fut le cas à Budapest en 1956 (après quelques coups de fusils, il est vrai), ou à Barcelone vingt ans plus tôt, lorsque jusqu’ici ennemis irréconciliables, les ouvriers de la CNT et les gardes d’assaut firent le coup de feu côte à côte et patrouillèrent ensemble dans les rues de la ville, en attendant que les vareuses et les casquettes militaires disparaissent d’elles-mêmes quelque temps dans le paysage insurrectionnel, puis ne renaissent (plus rutilantes que jamais) sous les ordres et l’impulsion de la Généralité et du parti communiste.

Anarchie, raison collective et démocratie directe

En conclusion et donc de façon ramassée et un peu obscure, on pourrait dire ceci. Pour l’anarchisme il ne s’agit pas de substituer aux organes et aux procédés de pouvoir et de gestion, d’autres organes et procédures, même qualifiés de « libertaires » ou d’« autogestionnaires », et que l’on pourrait choisir dans le catalogue de La Redoute. Pour l’anarchisme, il s’agit d’abolir tout organe et toute
procédure de pouvoir institué, de les dissoudre, de l’extérieur comme de l’intérieur, au profit d’une affirmation et d’un agencement directs et horizontaux des forces et des êtres constitutifs de cette vie et de cette réalité, au profit de ce que les mouvements libertaires les plus récents ont appelé l’autogestion généralisée. Bref, et comme chacun le sait, pour l’anarchisme il s’agit de détruire l’État et, à travers lui et avec lui, toutes les puissances (politiques, idéologiques, économiques) prétendant unifier la réalité, la représenter, l’ordonner, la dominer et jouir ainsi de ce qu’elle peut. Aux puissances dominatrices et centralisatrices, l’anarchisme prétend substituer la libre association de forces libres. À l’un et au même, l’anarchisme prétend substituer le multiple et le différent qui ne cessent jamais de s’affirmer, de protester et, parfois de se révolter sous les apparences oppressives des mises en ordre et des représentations.

Comment la libération de l’anarchie du réel, comment l’affirmation absolue de l’autonomie tout aussi absolue d’êtres en incessantes transformations pourraient-elles substituer au monde existant un autre monde émancipé de toute domination, capable de libérer toute la puissance et donc toute la liberté dont il est porteur ? En d’autres termes, qu’est-
ce qui, du point de vue du réel, peut autoriser un être quelconque et à un moment donné (parfois extrêmement bref), à devenir, de façon singulière mais égale, un des multiples lieux où se jouent l’émancipation mais aussi l’harmonisation et l’équilibre d’un monde commun, la rencontre de tous avec tous ? Qu’est-ce qui autorise cet être quelconque (mais
au même titre que tous les autres) à nouer une multitude de rapports avec d’autres entités, ou encore à se défaire et se recomposer en un nombre tout aussi grand d’êtres nouveaux, et surtout à constituer ainsi - à travers ce mouvement et ces changements incessants de ce qu’il est, par lui-même et dans ses rapports avec les autres - un des innombrables foyers d’une interaction collective à la fois entièrement horizontale et démultipliée à l’infini ? Ce sont toutes ces questions auxquelles l’anarchisme prétend répondre, en particulier (et entre autres choses) à partir de deux grands postulats ou affirmations :

-1. La première est au fondement de la néo-monadologie proudhonienne et elle possède deux dimensions intimement liées : a) tout être existant à un moment donné, aussi modeste qu’il soit, possède en lui même, mais sous un certain point de vue, la totalité de ce qui est, la totalité des possibles, en justifiant ainsi, réellement, et son autonomie absolue, et sa capacité à appréhender (à partir de lui-même, de son propre fond), la totalité des autres êtres, des autres points de vue ; b) tout être est un « groupe », un « composé de puissances », en multipliant ainsi à l’infini les composés ou les agencements possibles (de façon interne, comme dans ses relations avec les autres êtres), mais aussi, à un moment donné, sa façon de posséder la totalité de ce qui est ; à travers une infinité d’infinis associés les uns aux autres, les uns dans les autres, à l’intérieur de ce que Bakounine appelle la « nature ». [5]

 2. Le second postulat porte sur la nature des êtres collectifs et sur ce qui
les autorise à refuser toute médiation et toute représentation. Pour l’anarchisme, tel qu’il a pu se développer et s’expérimenter à la suite de Proudhon tout au moins, toute entité collective possède deux faces distinctes et indissociables : a) une face matérielle tout d’abord, exprimable en termes de forces, de puissances, mais aussi d’affects, de volontés et de désirs ; b) une face d’expression justement, exprimable en termes de signes et de symboles, et dont le langage fournit l’indication la plus perceptible. En refusant la représentation - politique en l’occurrence -, source de tous les pouvoirs et de toutes les dépossessions, l’anarchisme ne lui oppose pas l’ineffable, le brut, l’instinctif ou l’affectif. Il lui oppose une autre façon de concevoir les rapports entre les signes et les choses, la matière et la forme, les signifiés et les signifiants. Dans le projet et les mouvements libertaires, ces rapports cessent d’obéir à la représentation, là où les signes se mettent frauduleusement à la place des choses en masquant leur propre puissance, leur propre volonté, leur propre matérialité. Ils relèvent de l’expression, là où choses et signes, force et signification vont toujours de pair, sont indissociables. C’est en ce sens que l’anarchisme conçoit la démocratie directe, la capacité des êtres à penser et à exprimer eux-mêmes, directement, à partir de leur expérience et de leur subjectivité, toutes les nuances des rapports qui les unissent et qui les opposent, la transformation parfois extrêmement rapide de ces rapports, leur complexité, leur capacité à posséder une multitude de devenirs mais aussi de valeurs et de significations possibles. C’est en ce sens que le projet libertaire peut prétendre élaborer un monde émancipé où raison et désir, signification et force ne seraient plus séparés, où raison et signification seraient directement l’expression des forces, des désirs et des subjectivités, sans lesquels aucun critère, aucun Dieu, aucune vérité extérieure, ne peut permettre de dire où est l’émancipation, où est l’oppression. C’est en ce sens que le projet libertaire prétend bien se réapproprier, autrement, les signes, les discours et la raison des choses, à travers ce que Spinoza appelle les « notions communes » et Proudhon la « raison publique » ou la « raison collective ».

Daniel Colson