Louis Janover
Il n’est pas si loin le temps où les plus aguerris de nos philosophes voyaient déjà l’Armée rouge camper aux portes de Paris ; où le sagace Claude Lefort ne donnait pas cher des « ressources énergétiques de l’Europe » convoitées par l’URSS ; où Castoriadis et Morin mettaient l’Occident en garde contre l’homo sovieticus, type anthropologique inédit dévoré par la soif de conquêtes et ne reculant devant rien pour l’étancher. Aussi le béotien qui arrive après la bataille ne peut manquer de poser une question de simple bon sens : Pourquoi les « totalitarismes » se sont-ils effondrés comme châteaux de cartes alors que la « démocratie » semble devenue le nouvel horizon indépassable des siècles ? C’est que le Tout-État ne faisait pas le poids dans la balance marchande. Fidèles à eux-mêmes, les intellectuels avaient pris leurs cauchemars pour la réalité, comme hier ils avaient pris au pied de la lettre ce que leur soufflait à l’oreille Trotski sur Octobre, Staline, Mao ou Castro sur le « socialisme réellement existant ». En fait, malgré, ou à cause, de son aspect menaçant, Big Brother en armure n’était pas de taille à résister longtemps aux pressions tentaculaires de la démocratie flexible, bien supérieure au totalitarisme dans l’art et la manière de se faire entendre et obéir sans élever la voix.
Et, en effet, les rapports de production capitalistes ont ceci d’inédit qu’avec eux s’achève en même temps que s’occulte l’unité du despotisme qui s’exerce dans toute l’épaisseur de la société. Pouvoir économique et pouvoir politique se fondent dans le creuset de l’exploitation, de sorte que la société paraît n’obéir qu’à l’action de lois naturelles et subit les exigences de l’accumulation comme s’il s’agissait du changement des saisons ; et que la domination réelle du capital intègre en souplesse toutes les formes de coercition. D’où l’émergence de la notion de gouvernance ! D’où la crise politique, qui est une crise du politique, sans remède autre qu’une réinvention de la « démocratie ».
Ce n’est pas « un parti parlementaire, mais une classe dirigeante, qui se trouve en possession de tous les instruments de la domination économique et sociale », soulignait Rosa Luxemburg dans sa critique des illusions du réformisme d’alors. De ce fait, « les institutions formellement démocratiques ne sont, quant à leur contenu, que les instruments des intérêts de la classe dominante ».[1]
Dans l’Armée nouvelle, Jean Jaurès expliquait que, tout au contraire, « l’État n’exprime pas une classe, il exprime le rapport des classes, je veux dire le rapport de leurs forces ».[2] Mais qu’exprime
le rapport des classes dans la société bourgeoise, sinon la force de la classe dominante au sein des rapports de production ? Ce sont ceux-ci, en effet, qui déterminent la position respective de la classe ouvrière et des détenteurs des moyens de production, qu’il s’agisse de la bourgeoisie ou d’une bureaucratie. Dès lors, comment une simple transformation juridique ou culturelle, voire un transfert de majorité, pourrait-il modifier le rapport général qui enferme tout le système de délégation dans l’ordre de la propriété ?
La thèse de Jaurès selon laquelle « il n’y a jamais eu d’État qui ait été purement et simplement un État de classe, c’est-à-dire qui ait été aux mains d’une classe dominante un instrument à tout faire et le serviteur de tous ses caprices »[3], énonce un truisme sans valeur explicative. Car cela ne dit rien de la part respective qui revient aux forces en présence. Et s’il caractérise l’État comme « l’expression d’une démocratie bourgeoise où la puissance du prolétariat grandit » [4], tout le problème est de savoir jusqu’où elle peut grandir sans porter ombrage à la classe qui domine la société non en raison de sa place dans l’État, mais qui domine l’État en raison de sa place dans les rapports sociaux.
Détenir le pouvoir politique, c’est détenir le moyen de travestir tel intérêt particulier en intérêt général, d’imposer une expression d’ensemble de l’intérêt social. Quand « chaque fraction du peuple peut se poser comme peuple » aucune d’entre elles ne dispose du « vrai », notait déjà Hegel dans la Raison dans l’histoire. La chose n’avait pas échappé à Rousseau en proie à ses propres incertitudes. « Il importe donc, écrit-il dans le Contrat social, pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’État et que chaque citoyen n’opine que d’après lui. » Car si une association partielle se forme aux dépens de la grande et l’emporte elle-même « sur toutes les autres, vous n’avez plus pour résultat une somme de petites différences, mais une différence unique ; alors, il n’y a plus de volonté générale, et l’avis qui l’emporte n’est qu’un avis particulier ». Mais cet avis se donne pour l’expression de la volonté générale, faute de quoi la supercherie ne serait point acceptée.
Car l’addition des votes, la Majorité, la « volonté de tous », peut exprimer une volonté étrangère à la volonté générale, un intérêt particulier contraire à l’intérêt général. « On doit concevoir par là que ce qui généralise la volonté est moins le nombre des voix que l’intérêt commun qui les unit. » Tout caractère d’équité et de justice disparaît s’il n’existe pas « un intérêt commun qui unisse et identifie la règle du juge avec celle de la partie ». Ainsi, tout l’édifice de la représentation démocratique se fonde sur un faux-semblant, qui postule l’égalité entre les voix et l’harmonie entre les citoyens pour en déduire par avance la légitimité du pouvoir sorti des urnes. L’analyse de classes ne tend à rien d’autre qu’à mettre au jour la nature de cet intérêt particulier qui fait de l’État sa propriété privée !
Les institutions parlementaires assurent la transsubstantiation de cette volonté particulière en volonté générale, de sorte que chacun puisse croire que la démocratie est l’instrument d’enregistrement fidèle des aspirations du peuple au changement et transmet à l’État ses plus infimes variations. Compte tenu des modes de sélection et de représentation en vigueur, de la structure des partis politiques, l’importance numérique du « peuple » ne peut contrebalancer la puissance économique et sociale de la classe qui dispose de tous les moyens pour peser sur les mécanismes de délégation du pouvoir et de prises de décision. D’où la nécessité de faire en sorte que l’acquiescement à l’acte de dépossession passe pour avoir été librement consenti. C’est là le vrai pivot de la démocratie. Car ce n’est pas malgré le suffrage universel, mais grâce à lui que l’État peut s’ériger en instrument de la classe économiquement dominante sans avoir l’air de prendre parti.
On a imaginé, dit Pierre Leroux, « de nommer des chefs, au lieu de se les laisser imposer ». Mais si on « considère attentivement la modification que l’élection fait subir à la hiérarchie, on voit que la hiérarchie ne change pas de nature et d’essence quoique la source du pouvoir ait changé [...]. Ainsi, le despotisme vaincu comme droit n’est pourtant nullement atteint en fait, puisque à peine sorti par une porte, si je puis m’exprimer ainsi, il rentre par l’autre, par la nouvelle origine donnée au pouvoir ».[5] Autre manière de dire que le Fait prime le Droit.
Un fil d’airain invisible tient en laisse la démocratie, sans échappatoire possible. Ce lien social a été forgé de manière à s’allonger ou à rétrécir sans se rompre, car, quelles que soient les circonstances, c’est « la grandeur de l’accumulation qui constitue la variable indépendante, et celle du salaire la variable dépendante et non l’inverse ».[6] Inverser le rapport, ce serait tout simplement renverser le système de production existant.
Une simple transformation des conditions politiques, juridiques et culturelles sera toujours impuissante à modifier le rapport général qui définit la proportion entre les deux parts de l’économie mixte de manière que le « public » reste un service du « privé ». Le sacro-saint Progrès fait partie intégrante de cette dynamique contradictoire. Et c’est à l’État, résumé et garant de ce rapport de forces, qu’il incombe de donner force de loi aux nouveaux modèles d’organisation du travail et de mystifier en une loi de la nature la loi de l’accumulation capitaliste.
Non seulement le suffrage universel n’est jamais parvenu à déplacer d’un pouce cette borne, mais chacune de ses conquêtes « citoyennes » la rend plus pesante encore. Jean-Jacques Rousseau l’avait pressenti dans le Contrat social. Après avoir posé que par le Pacte fondamental les hommes, en dépit des inégalités naturelles de force physique ou de génie, « deviennent tous égaux par convention et par droit », il ajoutait en note, comme pour ouvrir la porte à une conception critique de la structure sociale :
« Sous les mauvais gouvernements cette égalité n’est qu’apparente et illusoire ; elle ne sert qu’à maintenir le pauvre dans sa misère et le riche dans son usurpation. Dans le fait les loix sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien. » [7]
Mais où se niche donc l’origine des « mauvais gouvernements », puisque le Pacte est censé enraciner l’égalité entre citoyens ? Force est bien de rechercher de l’autre côté du miroir du droit et des lois, dans l’opposition entre le riche et le pauvre et l’usurpation légale qui en résulte.
C’est après la tabula rasa opérée par la Révolution française qu’il eût été possible à Rousseau de percer le secret du Pacte social et de ses mirages : l’inextricable interpénétration du politique et de l’économique. Et c’est avec l’épanouissement de la domination du capital sur la société que le principe de spécification marxien cher à Karl Korsch a permis de mieux voir à quel endroit se nouent les fils de l’illusion démocratique : la « connexion matérialiste qui, dans la société bourgeoise, existe entre la “forme politique spécifique” de la communauté et “le rapport de souveraineté et de dépendance tel qu’il découle directement de la production et réagit à son tour de façon déterminante sur celle-ci” ».[8]
Le contrat de travail, qui postule l’égalité abstraite des parties contractantes, escamote non seulement leur inégalité réelle sur le plan économique, mais aussi la domination qui s’exerce sur l’ouvrier [9] ; il rejette hors de la sphère de l’exploitation les rapports politiques, juridiques et culturels, hors du rapport général qui fonde le pouvoir de la classe aux quarante écus. Car « la notion de personne légale est le masque économique du rapport de propriété » et dissimule le fait que domination et subordination lui sont indissociables. C’est cette position-là et non l’expression juridique qu’en donne le droit privé qui définit le contenu humain des droits de l’homme. D’où le paradoxe que Rousseau avait exposé dans la clarté de la découverte première :
« Je fais avec toi une convention toute à ta charge et toute à mon profit, que j’observerai tant qu’il me plaira, et que tu observeras tant qu’il me plaira. » [10]
On comprend pourquoi la nouvelle conception de l’histoire voit dans toute analyse en termes de rapports de production une dérive vers un « économisme » sans retour : montrer d’où vient l’impulsion première de la machine revient à révéler que le pacte social est en fait l’acte de résiliation permanente du droit de l’une des parties.
Chacun connaît la célèbre image selon laquelle on ne s’assoit pas sur des baïonnettes. Pourtant, ce sont elles à n’en pas douter qui sont le siège du pouvoir. La suprême astuce consiste à fondre dans le décor ces encombrants auxiliaires et, pourquoi pas, à faire de ces attributs de la tyrannie le garant des libertés démocratiques.
Servitude, mode d’empoi
Un éditorialiste de talent, en quête d’un nouveau paradigme qui ferait oublier
aux intellectuels les errements de l’hégéliano-marxisme, félicitait Francis
Fukuyama, l’auteur à succès de la Fin
de l’histoire, d’avoir remis l’économie à
sa place, seconde voire secondaire, et replacé « au premier rang les causes idéologiques, psychologiques et culturelles ».[11]
François Furet, qui s’est pour sa part largement inspiré des thèses de Claude Lefort sur le Politique et la Démocratie, découvre à son tour qu’il n’existe pas d’« antécédent du social sur l’État », de « précédence du social sur le politique » ; et qu’on ne comprend rien à l’histoire si l’on rejette « l’idée de l’indépendance de l’État par rapport à la société », si l’on refuse de saisir la figure de l’État dans sa « relative indépendance par rapport à la société ».[12]
Autonomie, indépendance - relative ou absolue. Livrées sans autres précisions, ces notions, déjà approximatives en elles-mêmes, restent des mots creux. Car quoi qu’on en pense, seul le rapport à la société et aux conditions dites matérielles permet de mesurer le degré d’autonomie et d’indépendance, donc le degré de non-dépendance et de non-autonomie, ne fût-ce que pour une raison de simple bon sens : le concept d’exploitation enveloppe évidemment un contenu autre qu’économique ; il est coexistant à la coercition exercée du haut en bas de la pyramide sociale. On ne domine jamais pour dominer, mais parce que et pour que, sauf à détacher la domination de ses fondements empiriques et à bâtir un monde sens dessus dessous, royaume des hypostases où l’« idéologico-politique », devenu la clef de voûte de tout l’édifice conceptuel, flotte en état d’apesanteur sociale.
Un pas encore et nous voici en effet au royaume de Quinte-Essence, là où le philosophe Marcel Gauchet a échoué, à la suite de Claude Lefort, en vue :
« du bord extrême du monde temporel, en vue de l’en-deçà du déjà-là. Épreuve d’une limite, en ceci encore qu’il nous faut alors renoncer à toute saisie d’un quelque chose et d’un a priori en particulier ».
Que reste-t-il à trouver ou à prouver à celui qui sera parvenu au cœur de
« l’originaire lui-même qui appelle le geste instituant, enclenché dans le double mouvement d’effacement et de présentation où se livre l’origine » [13] ?
Dans cette histoire enchantée, où la volonté pure du sujet libre en droit règne sans partage, et sans ancrage, il n’existe pas, en effet, de « division de fait », mais une « division qui est aussi bien celle du particulier et de l’universel, un désir et de la loi, du désir lui-même, enfin, en désir d’avoir et désir d’être, désir de dominer et désir de n’être pas dominé ».[14]
Dès lors, tout se réduit à un va-et-vient tautologique entre désirs contraires et désirs contrariés. L’État serait moins garant de l’obéissance des exploités contraints par le besoin d’intérioriser les valeurs de leurs maîtres que l’expression d’un désir natif qui les disposerait à
réclamer le joug protecteur. Et s’il leur arrive de le secouer de temps à autre,
leur révolte n’aura aucun effet libérateur de longue portée, car cette violence débridée les ramène obligatoirement à son origine, une soif d’être délivrés des affres de la liberté. Toute Révolution serait alors grosse de la pire des servitudes. Soljenitsyne ne parle-t-il pas, à propos des effets pervers d’Octobre, « du plaisir à être soumis », si bien que le Goulag pèse doublement sur les épaules des victimes. D’où la morale qu’il a tirée de cette histoire :
Nous avons purement et simplement mérité tout ce qui a suivi. » [1]
« Librement esclaves » ! La formule de Joseph de Maistre prolonge et durcit l’idée de « servitude volontaire » mise au jour par La Boétie, qui n’en faisait pas un statut quasi ontologique. Elle s’inscrit désormais en filigrane de tous les discours sur le désir de domination enraciné dans une aliénation inhérente à la nature humaine. Une chaîne souple et subtile nous retiendrait sans nous asservir pour assigner à chacun sa place dans l’ordre universel. Mais l’obéissance dont fait état Joseph de Maistre ignore ce qu’est la liberté car elle est ignorance des desseins de la Providence et non renoncement librement accepté : elle referme l’obéissance sur elle-même et donne un semblant de logique à un non-sens. Dans les deux cas, les mots s’excluent mutuellement. Seule la domination est volontaire et son principe ne saurait s’étendre à ceux qui la subissent.
Le contournement sémantique cache en fait le sens des médiations sociales et politiques de la servitude telles que Spinoza, avant Rousseau, en a démonté le mécanisme pour en faire ressortir l’absurdité. D’une part, « nul ne saurait de son propre chef, non plus que contraint, transférer à qui que ce soit la totalité de son droit naturel », mais, d’autre part, « la Souveraine Puissance peut obtenir, par des procédés variés, que la grande majorité des hommes conforment leurs croyances, leurs amours et leurs haines aux vœux qu’elle-même entretient ». [2] Procédés de plus en plus sophistiqués, en effet, car la Souveraine Puissance a compris que le meilleur moyen d’asseoir son pouvoir est d’infuser les prérogatives du Souverain dans l’esprit des lois et de sembler ainsi aller au-devant des vœux de la majorité.
L’intériorisation des normes de la
servitude doit nécessairement être dite volontaire, sinon elle échouerait à dissimuler le fait qu’elle ne l’est pas. Blaise Pascal ne s’y était pas laissé prendre.
« Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il lui faut dire en même temps qu’il y faut obéir parce qu’elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs. Par là voilà toute sédition prévenue, si on peut faire entendre cela et que proprement [c’est] la définition de la justice. » [3]
Nous ne sommes pas loin du « Tyranipocrite » des Niveleurs qui, bien avant Babeuf, fustigeaient les noces infernales de la Tyrannie et de l’Hypocrisie, fertiles en ruses langagières. Et c’est de la même morale subversive des Divagateurs « arrachant le masque de la vertu » (Erbery) que s’inspire Shelley, près d’un siècle et demi plus tard. Avec The Mask of Anarchy, « vision de poésie », l’œil est à la fois le dedans et le dehors d’une Apocalypse profane, véritable « illumination » prophétique destinée à percer à jour les nouveaux travestissements de la Bête et à nous révéler le sens de la révolte dans l’histoire. [4]
La « Tyranipocrisie » parle aujourd’hui « démocratie », puisque c’est par la voix des urnes que le peuple est invité à faire entendre à ses maîtres qu’il se complaît dans son état. En ce sens, chaque « consultation électorale » renouvelle et célèbre symboliquement l’acte d’allégeance primitif, de sorte que les normes de la domination et de la servitude semblent imprimées dans le « tissu social » en fonction de « lois naturelles » et que les effacer serait, nous dit-on, entamer la matière même de l’histoire et la léser.
Sens dessus dessous
« Cette identification des opprimés à la classe qui les gouverne et les exploite n’est cependant qu’une partie d’un plus vaste ensemble. Les opprimés peuvent par ailleurs être attachés affectivement à ceux qui les oppriment, et malgré leur hostilité contre ceux-ci voir en leurs maîtres leur idéal. Si de telles relations, au fond satisfaisantes, n’existaient pas, il serait incompréhensible que tant de civilisations aient pu se maintenir si longtemps malgré l’hostilité justifiée des foules. »
À lire ces lignes de l’Avenir d’une illusion de Freud on croirait le destin de l’humanité scellé pour les siècles des siècles. Mais cet attachement volontaire ne dissimule-t-il pas une contrainte d’autant plus puissante qu’elle semble aux individus un fait de nature contre lequel ils s’élèveraient en vain ? La « civilisation donne à l’individu ces idées, car il les trouve déjà existantes, elles lui sont présentées toutes faites, et il ne serait pas à même de les découvrir tout seul ». [5] Ainsi se retourne l’argument. La servitude volontaire est en réalité la chose la plus involontaire au monde, puisqu’elle s’impose à l’individu en dehors de tout choix comme une prescription inscrite dans sa chair dès avant sa naissance. « La civilisation » devient ici le deus ex machina de l’histoire, même si elle se colore encore de la clarté des Lumières.
Dire que les hommes travaillent de leur propre chef à se forger des chaînes revient, paradoxalement, à présupposer deux états contradictoires : que cette idée d’un lien de dépendance est antérieure à la dépendance même, qu’elle est préformée ; ou bien qu’il existerait un lieu originel de liberté pure, une société où il n’y aurait eu de chaîne d’aucune sorte. C’est surtout ne pas voir que le premier maillon ne fut pas simple chaîne, mais rapport, un trait d’union qui devint ensuite le nœud de cette nécessité si bien démêlé par Rousseau :
« Vous avez besoin de moi, car je suis riche et vous êtes pauvre ; faisons donc un accord entre nous. Je permettrai que vous ayez l’honneur de me servir, à condition que vous me donnerez le peu qui vous reste, pour la peine que je prendrai de vous commander. » [6]
La servitude volontaire est l’autre nom de la domination volontaire, tant il est vrai qu’on ne saurait penser l’une sans l’autre, puisque les mêmes conditions matérielles rendent possibles l’une et l’autre. Car avant et en dehors de tout système de représentation politique, il faut déjà qu’un pouvoir dicte le sens de cette évolution ; un pouvoir agissant avant la loi et l’ordre ; un pouvoir qui confère au pouvoir législatif la force de s’instituer, et au suffrage universel la forme politique adéquate à une réalité de la société constituée ; une force dans laquelle se trouvent l’origine et la cause des conflits et des antinomies qui rendent nécessaire l’existence de l’ordre représentatif et de ces appareils - police, tribunaux, administration - destinés à faire respecter la supposée volonté générale ; laquelle, par le seul fait qu’elle se manifeste de cette manière, révèle sa nature antinomique comme expression abstraite, illusoire, d’un intérêt général dont le caractère fictif ne cesse d’éclater dans le fonctionnement des institutions qui prétendent respecter une moyenne entre les égoïsmes inconciliables.
Claude Lefort l’affirme et le répète : « La démocratie exige que le lieu du pouvoir reste vide », que le souverain « n’apparaisse plus au-dessus des lois », que « la source de la loi [devienne] inlocalisable ». Disons plutôt : la démocratie exige que le nom du pouvoir reste imprononçable, que « lois et droits se succèdent comme une éternelle maladie » (Goethe) - mais que leur origine s’efface des mémoires.
La désintrication du « théologique et du politique », nous dit encore Lefort, représente un « événement considérable, puisqu’il induit à admettre la légitimité
de croyances, d’opinions et d’intérêts
multiples, voire opposés, pourvu que le conflit ne mette pas en péril la sécurité publique ». Elle existe pourtant cette force supposée inlocalisable et mise à l’abri des regards, qui impose ses limites aux croyances, à l’opinion et aux conflits et permet à la sécurité publique de s’exercer comme un processus naturel : c’est le droit de propriété. Lui seul, en effet, « donne en quelque sorte visibilité au discord dans le cadre d’un monde commun ».
Mais le « discord », toujours préjudiciable aux gens du « commun », loin d’être la preuve que le pouvoir se maintient à égale distance des deux pôles antagonistes, révèle qu’il est lui-même concentré à l’un des pôles. Le déséquilibre permanent contredit sans cesse le principe au nom duquel la démocratie réclame l’adhésion de tous.
L’exception nie en permanence la règle, mais la règle reste intouchable car sans son existence il serait impossible de légitimer les exceptions. De ce cercle vicieux, on ne sort que par des artifices
de langage. C’est parce que l’État n’est que l’expression de la volonté d’une classe qui impose son intérêt comme intérêt général que les catégories du droit entrent en collision permanente avec leurs propres prémisses. Contradiction inévitable, nécessaire même, aveu d’un dualisme sournois qui se résout périodiquement par un antagonisme ouvert et violent entre tel intérêt particulier lésé par tel autre ayant su s’élever dans l’État de droit au rang d’intérêt général et de loi.
En raison de l’opposition irréductible entre l’intérêt particulier dominant et l’intérêt commun bafoué, « celui-ci prend, en tant qu’État, une configuration autonome, détachée des intérêts réels, individuels et collectifs, en même temps qu’il se présente comme communauté illusoire ». Mais il s’élève toujours « sur la base des classes sociales déjà issues de la division du travail », classes « dont l’une domine toutes les autres ». Il s’ensuit « que toutes les luttes au sein de l’État, la lutte entre la démocratie, l’aristocratie et la monarchie, la lutte pour le suffrage, etc., ne sont que les formes illusoires - le général étant toujours la forme illusoire du communautaire - dans lesquelles les luttes des différentes classes entre elles sont menées ». [7] « La place du privilège a été occupée ici par le droit », qui, par la force des choses, s’érige en garant des nouveaux privilèges.
L’égalité idéale entre citoyens est à chaque instant démentie par l’inégalité de leur statut profane. L’intérêt le plus puissant de la société s’impose comme intérêt général, et l’État en fait son affaire personnelle. Il devient alors lui-même l’intérêt général d’un intérêt particulier qu’il confond avec son mobile intéressé de bureaucratie d’État - professionnels de la politique et de la représentation idéologique. Pour permettre que la somme des égoïsmes particuliers les plus puissants ne lèse pas l’égoïsme principal, et que le droit de la majorité ne pèse pas plus lourd que le droit de la minorité, le suffrage universel devrait devenir « illimité, actif aussi bien que passif ». Mais ce saut qualitatif signifierait du même coup son abolition.
« Exiger la réforme du suffrage, c’est donc exiger, à l’intérieur de l’État politique abstrait, la dissolution de celui-ci, mais aussi celle de la société civile. » [8]
Ainsi, le suffrage universel ne peut se réaliser sans se nier, car la démocratie directe rend inutile le système de médiations né du divorce entre la société civile et l’État politique, entre le citoyen et l’individu privé.
Que la vérité de la démocratie selon Lefort soit la non-démocratie de sa pratique ; que « le principe de l’affirmation du droit » laisse partout filtrer l’arbitraire - tel est le secret du pluralisme de la représentation politique qui n’est là que pour dissimuler l’unité indissoluble de l’exploitation et de la domination, nouvelle figure de « l’Un » dans le despotisme moderne où le fétichisme de l’économie marque de son signe tous les rapports sociaux.
Une démocratie sans démocrates
Claude Lefort nous invite, il est vrai, à renoncer au « fantasme de la Révolution » sous peine de succomber à la tentation totalitaire ; à « consentir à
penser et agir dans les horizons d’un monde » qui préserve « une indétermination du social et de l’historique » et permet d’« exploiter les ressources de liberté et de créativité auxquelles puise une expérience qui accueille les effets
de la division ». [9] Par malheur, cette indétermination du social et de l’historique est désormais la chose la plus déterminée qui soit, puisqu’elle s’enracine dans l’inégalité sociale elle-même ancrée dans la division du travail.
Parlons profane : ce n’est pas l’État total entre les mains de l’Égocrate qui tend invinciblement à « pétrifier les rapports sociaux ». Le fétichisme de la marchandise s’est emparé de tout l’espace de la production, de toutes les facultés et de tous les attributs humains qu’il soumet ainsi à l’attraction de l’un des pôles de la société. Et si le mouvement ouvrier « s’est peut-être enlisé à son tour, du moins pour une part, dans la tourbe des bureaucraties nées des nécessités de son organisation » [10], ces nécessités venaient, à leur tour, de l’obligation d’organiser la classe ouvrière à l’intérieur du rapport constitutif de la démocratie, la rapport de propriété, lui-même organisé sur la base de l’achat et de la vente de la force de travail, ou de sa mise au rancart.
De fait, l’invention démocratique interdit au mouvement social d’inventer de nouvelles formes de luttes et d’organisation. Elle referme l’imagination sociale sur le déjà-là et le déjà-vu, et s’érige en ennemie mortelle de l’utopie, car l’inédit est par définition affecté d’un coefficient d’imprévisible, donc gros de « dangers » révolutionnaires, comme la vie. Puisque la démocratie réellement existante repose sur la division sociale et sur la spécialisation, elle verra un danger mortel dans tout mouvement qui leur porterait atteinte en réduisant les inégalités. La conclusion s’impose d’elle-même : c’est renoncer à surmonter cette division qui ouvre la voie à un régime totalitaire ; et c’est pourquoi en démocratie, les démocrates radicaux sont traités en ennemis, en défenseurs du totalitarisme, voire du terrorisme - qui ne méritent l’absolution que post mortem.
Adolphe Thiers s’était finalement rallié à l’idée de république. Il n’y mettait qu’une condition : qu’elle fût purgée des républicains. Pour sauver la Démocratie des dangers d’un « isme » hostile, les nouveaux thermidoriens se satisferaient volontiers d’une démocratie sans démocrates. Peu leur importe que l’individu en chair et en os soit privé des droits élémentaires de la vie, dès lors que les droits de l’homme restent gravés dans le marbre. C’est en substance la conclusion à laquelle nous conduit Claude Lefort, avec les réserves d’usage. Se dessine en filigrane de son raisonnement rien moins qu’une forme d’absolution des régimes autoritaires, qu’ils aient été inspirés par Pinochet ou par Mrs Thatcher. Car « les régimes d’oppression en Amérique latine, insupportables à ceux qui en sont les victimes, odieux à nous-mêmes, ne constituent pas un modèle universel, un pôle d’attraction, un leurre mortel pour des hommes révoltés contre l’injustice ». [11]
Les libertés proclamées à la fin du xviiie siècle, « là où elles sont atteintes, tout l’édifice démocratique risque de s’écrouler », nous dit Claude Lefort ; en revanche, et « quoiqu’ils ne soient pas contingents, les droits économiques, sociaux et culturels peuvent cesser d’être garantis, voire reconnus (je ne vois, au reste, nulle part, ni dans l’Angleterre de Mrs Thatcher ni dans l’Amérique de Reagan, qu’ils soient anéantis dans leur principe), la lésion n’est pas mortelle, le processus reste réversible ». [12]
Humour macabre, qu’auraient pu apprécier à leur juste valeur ceux qui ont été anéantis dans leur principe humain par la misère, s’ils avaient eu droit auparavant à la culture démocratique.
On croirait un extrait du dialogue sorti du livre de science-fiction Omega de Robert Sheckley. « Vous pouvez partir tranquille, certain qu’aucun de vos droits n’a été violé », répond le juriste de la « Société de protection des victimes », sanctuaire où le héros s’est réfugié pour échapper aux armes des sicaires qui le pourchassent. « Mais ils vont me tuer », s’insurge l’homme traqué. « C’est parfaitement exact. Mais nous ne pouvons rien y changer. Une victime est, par définition, destinée à être tuée. » « Je croyais qu’il s’agissait d’une organisation protectrice », insiste le malheureux affolé. « Certes, mais nous protégeons les droits, pas les victimes. Vos droits n’ont pas été enfreints. » Bien au contraire, puisqu’ils permettent qu’on vous tue, mais dans le cadre légal. Démocratie, ceux qui vont mourir te saluent !
Qu’importe le contenu pourvu qu’on ait le principe ! La métaphore médicale sur le degré de gravité du mal diagnostiqué dissimule la nature des « lésions » dont souffre l’organisme social en démocratie. Soit, en termes... contingents : exclusion, chômage, exploitation, racisme, répression, quadrillage policier, contrôle social, surarmement et militarisation,
destruction de l’environnement naturel et régression culturelle - avec, en surplomb, la menace, en cas de crise sociale, d’une suspension temporaire de toutes les garanties démocratiques reconnues en temps ordinaire.
Parler d’une « révolution indéfinie toujours en chantier », d’une « révolution démocratique qui court les siècles », attelée à une « démocratie bourgeoise [qui] quelles que soient les violations du droit, les ruses de l’idéologie dominante, contient, elle, le principe de l’affirmation du droit » [13], c’est faire bon marché des antagonismes sociaux qui l’enracinent dès l’origine dans un déni de droit, dans la violation permanente de son affirmation dans et par les lois.
En fait, n’importe quel État peut s’en tenir au respect des droits « dans leur principe » s’il lui est permis d’en user et d’en abuser à sa guise dans la réalité. Il peut également proclamer urbi et orbi les « libertés » du xviiie siècle et celles des siècles à venir, dès lors que la majorité des individus est privée des droits économiques, sociaux et culturels qui font ici une existence « libre » et en sont le contenu. Au contraire, cette majorité s’avise-t-elle à vouloir faire de ces droits
la substance même du principe de
liberté, et c’est au nom de l’idéal que
l’État s’emploie à prévenir cette « lésion ». Et les exemples abondent, qui montrent quels moyens sont alors utilisés pour brider la plaie.
Une fois liquidées les vraies oppositions et mise au pas la critique, le droit peut reprendre son empire dans toute l’étendue du social. Le « processus reste réversible » ! Vu ce qu’ils représentent et ceux qui les représentent, nul besoin de supprimer les droits pour les rendre inopérants dans leur « affirmation ». Bien au contraire ! Robert Sheckley expose parfaitement le balancement dialectique de ce Principe de réalité juridique. « Sans la loi, il n’y aurait pas de privilèges pour ceux qui font la loi ; celle-ci est donc une nécessité absolue », dans une société « qui met l’accent sur l’effort individuel, une société dans laquelle celui qui enfreint la loi est vainqueur, une société qui non seulement admet le crime, mais l’admire et le récompense, une société où le non-respect des règles n’est jugé que dans la mesure de son succès ou de son insuccès. Le résultat paradoxal est une société criminelle avec des lois destinées à être enfreintes ». L’État de droit en quelque sorte !
La démocratie comme dernier privilège
Dans l’iconographie de 1789, une gravure représente un paysan qui porte sur son dos le noble et le curé, symboles des charges féodales. S’il n’avait secoué le fardeau, l’homme de la glèbe aurait attendu longtemps encore de naître au monde des droits de l’homme. Sur les épaules du manant moderne pèse tout l’édifice des partis, des syndicats et de l’intelligentsia, de tous ceux qu’il a lui-même hissés sur son échine, tout le monde de la représentation qui parle au nom du grand nombre, dont il a su capter les voix. Et tous susurrent à l’oreille du portefaix qu’ils allégeront sa charge dès demain et qu’un bulletin de plus le mènera un pas en avant sur le chemin de la délivrance, hors de portée des mauvais bergers.
La célèbre parabole de Saint-Simon sur les oisifs prend alors un sens nouveau : le monde pourrait être un jour libéré de tous ses « représentants » sans rien perdre d’essentiel ! Et même en y gagnant une vie sociale nouvelle ?
Louis Janover