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De la bêtise et du vote
Gustav Landauer
Article mis en ligne le 14 mai 2013
dernière modification le 15 mai 2014

Présentation, traduction
et notes d’Anatole Lucet

TROIS JOURS SEULEMENT APRÈS LA VICTOIRE DES SOCIAUX-démocrates le 12 avril 1912 aux élections du Reichstag, le parlement de l’empire allemand, l’article Von der Dummheit und von der Wahl paraît dans le journal Der Sozialist1. Avec 197 sièges pour les progressistes contre 163 pour les conservateurs et un total de 34,8 % des suffrages attribués au Sozialdemokratische Partei Deutschlands (SPD), le « triomphe » que remporte le mouvement socialiste au terme de cette « bataille des urnes » conforte la majorité de l’élite dirigeante du SPD dans l’idée que la révolution et le pouvoir sont au bout du bulletin de vote.

Mais sous les acclamations jubilatoires, Gustav Landauer fait montre d’un scepticisme marqué vis-à-vis de cette « pantalonnade » et de ces résultats, éclairant sous un tout autre jour cet événement apparemment majeur de la vie politique sous l’empire de Guillaume II. Quelques semaines avant sa mort, l’auteur de ce pamphlet déclarait, à l’occasion d’un conseil de la révolution bavaroise : « De toute l’histoire naturelle, je ne connais pas de créature plus répugnante que le Parti social-démocrate2 ». Partisan, théoricien et praticien d’un socialisme qui ne serait qu’un autre nom pour l’anarchisme, ou plus précisément son versant positif, Landauer reste dubitatif face à ce que d’aucuns ne manquent pas d’analyser comme un « succès socialiste ». Son aversion à l’encontre du principal parti politique du moment tient pour part au contenu du projet de société social-démocrate, en profonde rupture avec le sien,mais elle est aussi le fruit d’une hostilité d’autant plus prononcée à l’encontre du système représentatif.

Le « suffrage universel », qui est de mise aux élections du Reichstag depuis 1871, est ouvert à tout homme âgé de plus de 25 ans. Cette pseudo-universalité, qui n’englobe qu’une part réduite du peuple (ce Volk que Landauer cherche à faire resurgir des limbes d’une société sans esprit), n’est qu’unmot vide pour décrire le système électoral. En plus de la mise à l’écart de la moitié féminine de la population, ce schéma empêche la jeunesse, une frange active – et potentiellement progressiste – des citoyens d’accéder au moyen d’expression politique le plus légitimé. Le découpage des circonscriptions favorise en outre la représentation des régions les plus conservatrices. En ce qui le concerne, Gustav Landauer n’avait pas attendu cette majorité électorale pour faire entendre sa voix, à l’écart des bureaux de vote : dès ses 23 ans, il est condamné à un premier emprisonnement d’un an pour la publication d’écrits séditieux.

La « société des sociétés3 » à laquelle aspire Landauer est le fruit du repli des hommes sur eux-mêmes pour y retrouver le fonds commun qui les unit aux autres. Cette « communauté par la séparation4 » ne pouvait se satisfaire d’une logiquemajoritaire qui n’est que l’abdication quinquennale des potentialités de chacun au profit d’un tout sans intelligence.

Cent ans après sa rédaction, « De la bêtise et du vote » nous livre moins un compte-rendu de l’élection parlementaire qui a motivé sa publication – la dernière avant la révolution allemande et la fin de l’empire – qu’un aperçu complet de la critique landauerienne de l’institution du vote et de la société qui l’entoure.

Anatole Lucet


De la bêtise et du vote

Gustav Landauer

DE LA NEIGE RECOUVRE LES CHAMPS ET LES BOIS. LE SOL EST DUR comme pierre. Les pinsons, linottes et alouettes viennent dans les villages et les villes pour y chercher auprès des hommes la pitance que la nature leur refuse. Beaucoup meurent de faimet de froid ; quelques uns, qui auraient succombé sans cela, restent en vie, parce qu’à dessein ou par hasard, les hommes leur mettent le couvert.

C’est inimaginable, ce serait une absurde fantaisie que de se représenter une alouette qui prêcherait aux autres oiseaux qu’il en a toujours été ainsi, mais que cela ne doit pas rester ainsi, que si tous les oiseaux agissaient de concert, ils pourraient rassembler des provisions pendant l’automne, ils pourraient aussi évacuer la neige à l’aide de leur plumage, etc. L’intelligence, la mémoire et la faculté d’abstraction de ces animaux ne sont pas conformés de façon à ce que l’on s’attende jamais à une telle chose.

En revanche, en ce qui concerne les humains, toute leur vie repose sur le commerce, l’échange d’opinions, la mémoire des générations et l’expérience, la réflexion et la précaution.

Mais quelle sorte d’usage font les êtres humains de leurs qualités, de leurs dons et de leurs potentialités spécifiques ? I

ls les utilisent sans aucun doute pour partie à bon escient : ils s’habillent chaudement, se sont construits des maisons et font chauffer le poêle contre la froidure, ils prennent soin de leur alimentation et de celle de leurs proches, ils se communiquent les uns aux autres les périls qui menacent, ils se transmettent d’utiles connaissances d’un sexe à l’autre.

Mais pour le reste, ils font de leur nature spécifique, qu’on appelle intelligence, un usage très insuffisant et fort perverti.

Les êtres humains se distinguent en effet de tels animaux, comme nous les avons nommés5, non par la seule intelligence, mais tout autant par les effets pervers de l’intelligence : la bêtise et sa survivance traditionnelle. En aucune manière la bêtise ne saurait être simple défaut d’intelligence, simplement quelque chose d’absent, de négatif. Pour cette raison, il est également faux de dire que les animaux sont « bêtes » sous prétexte qu’il leur manque l’intelligence humaine. Il n’y a, au sens figuré, pas de vide dans la tête de l’homme ; cela doit vouloir dire qu’aucun humain ne souffre d’un défaut d’intelligence sans avoir autre chose à la place : nombre d’entre eux possèdent une sorte d’instinct, mais la plupart possèdent une bêtise tout à fait véritable6 et positive.

Tout comme les fruits de la réflexion, du calcul et de la sollicitude des hommes se transmettent par la tradition, l’humanité possède de la même façon ses institutions d’une bêtise traditionnelle.

Que les hommes soient dans une situation à cause de laquelle des milliers de leurs frères sont sans abri dans le froid glacial, sans goût pour le travail ou sans possibilité extérieure de travailler, sans alimentation correcte, cela provient d’une bêtise transmise et exacerbée depuis des siècles. La bêtise saute encore plus aux yeux lorsque l’on voit les manifestations de charité que l’on oppose à ces horreurs : les jours des fleurs7 en été, les fêtes de bienfaisance et les bazars de la bonne société en hiver, et les résultats stupides et cruels de ces attentions puériles : les asiles pour sans abris, les halles chauffées, les maisons de redressement et le tout dernier bâtard qui est tombé du tapis vert : la contrainte au travail8.

Parmi des êtres humains qui, si cela se pouvait, n’auraient absolument aucun amour, aucune honte et aucune estime de soi, simplement parmi des hommes d’intelligence, il se trouverait dans leur société dirigée par l’intelligence une contrainte au travail absolument naturelle, qui, comme chaque pan de la nature, a son endroit et son envers : à l’extérieur, la nécessité d’avoir prise sur le moyen de travail pour parvenir à subsister ; et à l’intérieur, le goût inné de l’organisme sain pour l’activation et la finition, à partir d’où le travail n’est de nouveau plus un simple moyen, mais bien une fin. Voici d’ailleurs lemoment de remarquer qu’il ne peut naturellement pas y avoir de société simplement intelligente. Là où est l’intelligence véritable et saine se trouve aussi le plaisir sain ; et là où est le plaisir, l’enfant comme la femme et l’homme se cherchent des camarades de plaisir ; et là où des semblables sont unis dans l’expression du semblable, là s’impose la connaissance de l’égalité dans toute variété et toute séparation, qui s’appelle amour. À la bonne intelligence se rapporte le bon amour, tout comme la méchanceté se déploie auprès de la bêtise.

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