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La démocratie ou l’art de l’action collective

Antoine Bevort

Article mis en ligne le 6 décembre 2005

De façon générale, les définitions académiques dominantes du ou de la politique renvoient essentiellement à la question du pouvoir et de la coercition ou de la contrainte. Une telle approche tend à
restreindre la question du politique à celle du gouvernement et du rapport au gouvernement. Elles interrogent peu (ou laissent à la philosophie politique) la question de la communauté politique, de la citoyenneté et privilégient la thèse de la professionnalisation du politique, réduisant la citoyenneté à l’exercice d’une fonction élective et/ou contestataire. Un tel point de vue laisse dans l’ombre les conditions dans lesquelles des hommes et des femmes sont capables de former une communauté pour vivre et agir ensemble, pour conduire une action collective. Autrement dit, elles ne pensent pas vraiment la question démocratique.

Dans Avenues of participation. Family, Politics and Networks in Urban Quarters of Cairo (1997), Singerman souligne bien les limites de « l’approche stato-centrée de la science politique », qui définit le politique en termes de participation ou de résistance à l’État, privilégie l’étude des institutions
politiques et des élites, approche qui néglige, voire nie les activités que les gens mettent en œuvre en dehors des voies politiques orthodoxes pour poursuivre leurs fins. Cette chercheuse américaine remet en cause la séparation traditionnelle entre la société privée et les affaires publiques (politics), particulièrement dans les classes populaires qui dépendent de leurs réseaux. Elle pense qu’il faut réévaluer le rôle politique des activités dans lesquelles sont engagées les classes populaires indépendamment de leur rapport au pouvoir.

On voit bien, à partir de ces observations, que c’est dans la définition même de l’objet du politique que se situe la difficulté. Devant les problèmes que posent les acceptions académiques courantes du/de la politique et dans une tentative d’aller au cœur de la question démocratique, il faut aller au-delà des questions du savoir, du pouvoir et de la coercition qui définissent traditionnellement le politique. Comme l’illustre Protagoras, dans le dialogue platonicien qui porte son nom, c’est dans la capacité d’un groupe à former une communauté et à agir ensemble que gît la dimension politique de la vie sociale dont le pouvoir n’est que l’expression, « que l’aptitude à régler ces questions, pas seulement pour soi, mais aussi pour les autres » (Walzer, 1997). En tant que telle, la question démocratique renvoie donc au problème de l’action collective.

À partir de l’examen des définitions contemporaines du politique, nous suggérons un retour à la compréhension sophistique du politique. Nous argumenterons que c’est en définissant le politique en tant qu’art de l’action collective, qu’il est possible de rendre compte du problème de la question démocratique, et de formuler une alternative aux approches aussi bien utilitaristes que professionnelles du politique.

1. Le difficile repérage du politique

La définition de l’objet de la science politique représente une tâche ardue à laquelle les auteurs de manuels et traités répondent généralement avec beaucoup de précautions. Selon Jean Leca, dont les écrits font référence, il existe néanmoins un accord minimum pour percevoir dans la politique « l’ensemble des normes, mécanismes et institutions attribuant l’autorité, désignant les leaders, réglant les conflits qui menacent la cohésion de l’ensemble intérieur et faisant la guerre à l’extérieur » (1985 : 58), ou encore l’instance où s’articulent depuis le début les rapports de commandement, d’obéissance (le droit) et de domination-soumission (la force). Les différents manuels de science ou de sociologie politique disponibles en France s’inscrivent généralement dans cette problématique. Braud (1995 : 9-16) note ainsi « l’extraordinaire fluidité sémantique du mot politique », et rappelle l’étymologie grecque, « ce qui touche à la Cité, c’est-à-dire par extension, ce qui concerne le gouvernement du groupe ». Il estime cependant que le politique renvoie à « ce champ social dominé par les conflits d’intérêts régulés par un pouvoir lui-même monopolisateur de la coercition légitime », ce qui permet d’introduire la question de l’objet de la science : « la question politique centrale est donc la régulation de la coercition ».

Lagroye, dans son ouvrage Sociologie politique (1997), estime que « les objets consacrés de cette discipline (régimes partis, élections, etc.) supposent qu’on assimile généralement “le politique” à
des activités et à des institutions spécialisées auxquelles on attribue sans hésitation un rôle particulier (certains diront une fonction particulière) dans la vie sociale ». Il adopte le parti d’appeler politique « ce qui se rapporte directement
au gouvernement d’une société dans son ensemble. Gouvernement : il ne s’agit pas ici, précise-t-il, de l’instance particulière qui, dans les États contemporains, est censée prendre des décisions, faire exécuter les lois et conduire des politiques ; il s’agit des actes qui tendent à organiser et à diriger la vie en société ». (p. 25). Le gouvernement sera qualifié de politique « lorsqu’il concerne l’ensemble des individus et des groupes qui forment une société organisée ». La spécialisation des rôles politiques constitue pour Lagroye une entrée privilégiée de l’étude du politique.

Lecomte et Denni (1992) rappelant cependant qu’à l’origine, au-delà de la cité, la conception athénienne renvoie la politique au « mode d’organisation spécifique de la vie collective propre à assurer l’épanouissement des virtualités de l’animal politique qu’est l’homme ». Ils observent que les politologues modernes ont toutefois abandonné cette appréhension et ont focalisé leur attention sur les structures d’État et les processus de pouvoir. Or L’État n’est « qu’une des modalités possibles de l’organisation politique des sociétés humaines » et le pouvoir n’apparaît pas plus « comme une propriété caractéristique de la relation politique » (Lecomte et Denni, 1992 : 9-20).

En effet, la plupart des définitions s’inscrivent dans l’approche wébérienne du politique (1995 : 96) appréhendé comme « un groupement de domination » dont les règlements sont validés et appliqués sur un territoire donné par une direction administrative disposant à cet effet de la « contrainte physique légitime ». Cette approche consiste plus ou moins à ériger en définition du politique, les instances de domination, conçue, ainsi que le dit Vincent (1998 :13) « de façon acritique par Weber comme une sorte de quasi-donnée anthropologique ».

Or il existe un autre point de vue qu’exprime par exemple, Walzer (1997) : « Destinations et risques, c’est ce dont il s’agit en politique, et le pouvoir n’est que l’aptitude à régler ces questions, pas seulement pour soi, mais aussi pour les autres. Le savoir est à coup sûr crucial pour leur règlement, mais il n’est pas, ni ne saurait être déterminant. L’histoire de la philosophie, de la technè platonicienne, est l’histoire des discussions quant aux destinations désirables et aux risques moralement et matériellement acceptables. Ce sont là des discussions que l’on conduit, pour ainsi dire, face aux citoyens, et seuls les citoyens ont quelque autorité pour les conduire ». Derrière une telle affirmation, il y a une conception de la politique assez éloignée des définitions autorisées, une conception du politique, à vrai dire, plus proche de la sophistique que de la pensée platonicienne. Nous voudrions argumenter en faveur de la modernité de cette définition du politique notamment dans les sociétés démocratiques. [1]

2. Le politique ou le vivre et l’agir ensemble

Il y a, dans dans les définitions les plus courantes du politique, une pensée implicite que Vincent (1998 : 14 ; 15) formule ainsi à propos de Weber : « La création de nouvelles valeurs ne peut véritablement et directement concerner les grandes masses. Ces dernières ne participent et ne peuvent participer à des processus de création de valeurs que par l’intermédiaire d’innovateurs charismatiques qui représentent une élite peu nombreuse ». Vincent reprend des critiques formulées par Schütz au sujet de la vision très limitée des processus collectifs de transformation ou de création de valeurs. En se plaçant ainsi significativement dans le contexte de rapports de domination, Weber sous-estime les possibilités de création de sens par le bas : « Il n’arrivait pas à imaginer ou à se représenter le pouvoir comme capacité de mobilisation collective, comme coopération dans l’action et libération d’énergies multiples » (Vincent, 1998 :19), point de vue que développe avec force Arendt.

La condition humaine ne se définit pas dans la seule dialectique de la caverne, ni dans celle des dominés et des dominants. Arendt s’est élevée contre cette tradition affrontant, comme le dit Ricœur (1989), la quasi-totalité de la philosophie politique, Weber compris. Elle critique vivement l’idée que « le rapport politique se définit comme rapport de domination entre gouvernants et gouvernés, lequel à son tour s’analyse en termes de commandement et d’obéissance » (159). La domination est pour Arendt une interprétation falsifiée et falsifiante du pouvoir, entendu comme pouvoir de contraindre, comme pouvoir de l’homme sur l’homme. C’est « l’action, la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire des objets ni de la matière, (qui) correspond à la condition humaine de la pluralité » (1994). Il ne s’agit pas de nier les phénomènes de domination, mais de ne pas épouser ce seul point de vue pour penser le politique comme le fait la tradition dominante de la pensée politique. Cette tradition de pensée va assez souvent de pair avec l’assimilation du politique au savoir, une tradition qui se nourrit et de grande philosophie et de faux bon sens. Platon n’est pas le dernier à mêler les deux registres en comparant la politique et le jeu de trictrac. Dans Sur le politique de Platon, Castoriadis (1999) a analysé l’importance de cette identification du politique et du savoir. Or le politique c’est le domaine de la liberté de choix, pas celui d’une supposée raison politique accessible aux seuls dirigeants. La division du travail politique entre ceux qui savent, seuls gouvernants légitimes et ceux qui délèguent n’est pas plus pertinente que l’entreprise taylorienne.

« Il en va de la cité comme du navire, jamais la foule ne saurait gouverner avec intelligence ni un navire ni une cité », dit Platon dans la République. Dans le Protagoras, le philosophe d’Abdère discute avec vigueur cette conception du politique. Comme le dit Arendt (1995 : 54), il y a dans la conception athénienne de la polis, « c’est-à-dire une forme d’organisation de la vie commune des hommes », une problématique plus large que celle du gouvernement. Ainsi défini, le politique ne concerne plus seulement la conduite du navire (le gouvernement), mais bien la possibilité pour des communautés de s’entendre, de vivre et d’agir ensemble. Effectivement, l’analogie entre l’image du navire (gouvernement) et celle du gouvernement, étymologiquement fondée, est une fausse analogie, une erreur concernant l’enjeu du politique. La vraie analogie est entre le choix d’une politique par un politicien ou les citoyens et le choix d’une destination
par le propriétaire ou les passagers d’un navire. La politique ne concerne pas d’abord les moyens, mais avant tout
les fins. La destination du navire est la grande question politique, non la conduite du navire. Le citoyen est tout à fait compétent pour se prononcer sur les destinations et les risques. Cela ne les empêche pas de consentir au pouvoir, mais pour la philosophe allemande, « le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir de façon concertée. Le pouvoir n’est jamais une propriété individuelle, il appartient à un groupe et continue à lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n’est pas divisé » (Arendt, 1972 : 144, cité par Ricœur, 1989 :162).

Un retour sur la « polis »

Comme le souligne Hansen (2001 :19), « il est de bon ton parmi les historiens
de l’Antiquité d’insister sur la différence radicale qui nous sépare des anciens Grecs ». Les valeurs modernes de liberté, de l’individu, de sphère privée, de citoyenneté, de souveraineté auxquelles nous identifions la démocratie moderne seraient inconnues des Grecs. L’incomparabilité
de la modernité et de la démocratie athénienne qui serait au fondement de l’obsolescence de la conception des Anciens ne semble pas si évident. Dans son ouvrage Polis et cité-État, Hansen développe des arguments forts contre cette vision de l’Antiquité. Selon cet auteur, la démocratie athénienne distinguait bien la sphère publique de la sphère privée. De même, le concept moderne de citoyenneté doit son émergence et son développement à l’existence aux commencements de l’Europe moderne, de cités-États, qui, pour l’essentiel, ressemblaient à la polis grecque. Cet historien danois estime que, sous réserve de quelques précautions méthodologiques, la notion de polis est plus moderne qu’il n’y paraît, qu’elle renvoie à des notions modernes comme État, souveraineté.

Selon Ricœur (1989 : 161), Arendt ne se réfère toutefois pas seulement à l’Antiquité, ses véritables repères sont « les irruptions modernes du pouvoir populaire, illustrées par les conseils ouvriers, les vrais soviets, par l’insurrection de Budapest, par le Printemps de Prague ». Dans son attention pour les capacités d’innovation, son souci « d’initiative au consentement du vivre ensemble », elle reste fidèle à une conception démocratique du politique qui tranche avec un scepticisme plus répandu qu’on ne le pense dans la science politique contemporaine. [2] De Protagoras à Arendt et Castoriadis [3], il existe ainsi une autre tradition de pensée qui ose penser le politique en lien avec la démocratie, une pensée attentive aux « surgissements discontinus », et aux « tentatives avortées » d’une citoyenneté politique pleine et entière.

En tant que forme d’organisation de la vie commune et capacité d’une communauté à définir des visées communes et à agir en commun pour celles-ci, le politique désigne la façon dont un groupe d’hommes résout, surmonte les problèmes de méfiance (Protagoras),
de l’insociable sociabilité (Kant), ou les tentations d’opportunisme (Olson) ou de défection (Hirschman). Le politique concerne la façon dont une société tient ensemble. Il traite « l’essence du rapport social », ce que, selon Caillé (1993 : 157), « les sciences sociales échouent presque congénitalement à conceptualiser ». En tant que tel, le politique pose trois questions essentielles : celle de la communauté politique - qu’est-ce qui définit une communauté comme politique ? - ; celle de la sphère du politique - quel est le domaine du politique ? - ; celle de l’objet du politique - qu’est-ce que le bien commun ou la res publicae ? -.

La communauté politique

Selon Arendt (1995 : 31-33), « La politique traite de la communauté et de la réciprocité d’êtres différents », car « l’homme est a-politique. La politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-les hommes, donc dans quelque chose de fondamentalement extérieur-à-l’homme. Il n’existe donc pas une substance véritablement politique. La politique prend naissance dans l’espace intermédiaire et elle se constitue comme relation ». C’est dans leur engagement dans des relations que les hommes font émerger le politique. La communauté ne naît pas de la similitude, elle naît de la reconnaissance réciproque, de la philia, esprit de communauté qui produit la similitude.

On peut rapprocher cette analyse de celle d’Esposito (2000) selon lequel la communauté n’est pas un donné mais une création des hommes. Il y a dans les communautés une dimension importante d’auto-production, d’auto-création qui ne repose pas sur une identité préalable, un donné, mais qui est le fruit de la création, de l’action des hommes. « Les hommes sont un produit humain, terrestre » (Arendt, 1995 : 31). « L’institution imaginaire de la société » (Castoriadis : 1975) est un long développement de cette idée de la communauté politique définie comme « autocréation de l’humanité ». Castoriadis y critique aussi bien la « pensée héritée », pour laquelle « la société se donne immédiatement comme coexistence d’une foule de termes ou d’entités de différents ordres », que le fonctionnalisme « expliquant l’organisation sociale comme l’ensemble des fonctions visant à satisfaire des points humains fixes ». Comme le structuralisme, ces pensées n’ont « rien à dire sur les ensembles d’éléments qu’il(s) manipule(nt) », réduisant la société à une « forme d’hyper organisme ». Selon Castoriadis, la question de l’histoire est la « question de l’émergence de l’altérité radicale ou du nouveau absolu » dont l’élément essentiel sont les significations. Ce qu’il faut penser c’est « l’autodéploiement d’une entité comme position de nouveaux termes d’une articulation et nouvelles relations entre les termes » comme organisation « instituée et instituante » (Castoriadis, 1975 : 256-260).

Comme l’observe Caillé (1993 : 153) à propos de « l’individualisme méthodologique même complexe » des conventionnalistes, même si des individus isolés, égoïstes ne sauraient agir et interagir qu’en créant en même temps les règles de leur interaction, il faut pour accoucher de ces règles qu’ils « visent aussi à l’établissement de la relation même ». Avant d’être travail de science politique, le repérage du politique c’est d’abord le travail de constitution d’une communauté, de reconnaissance réciproque de citoyens, un travail sur les relations de réciprocité entre certains hommes et un travail sur les frontières de cette réciprocité, un travail d’ailleurs jamais achevé. L’émergence d’une sphère publique est un moment clef dans la création d’une communauté.

La sphère politique :l’espace public

Concernant l’émergence de la cité, Vernant (1996 : 114) suggère qu’elle est liée à une profonde transformation dans la conception des rapports humains et à l’émergence de cette notion que les grecs appelleraient
ta koina, « les affaires communes », de ce plan qui est justement celui du
politique. « C’est-à-dire qu’une communauté humaine se définit indépendamment, ou plutôt à côté, en marge des formes de son organisation traditionnelle, familiale ou tribale, ce qui se traduit par la possibilité de discuter en commun des affaires d’intérêts publics. » Les Grecs n’ont pas inventé le politique, mais la construction de la cité, de la polis représente un exemple d’émergence du politique.

Ce processus est intimement lié à la distinction du privé et du public. « On connaît, dit ainsi Vernant (1996 : 17), la distinction grecque entre le privé et le public : le privé, c’est ce qui appartient à chacun en propre, dans sa singularité, sa différence ; le public, c’est ce qui doit être mis en commun et également partagé entre les membres du groupe » (Vernant, 1996 : 17). Cette distinction est essentielle à l’émergence du politique, car le politique réunit des êtres différents, sortis de la sphère privée. D’une certaine façon, observe Arendt, l’espace public « c’est-à-dire dans le monde qui nous unit tous, [...] est à proprement parler l’espace politique ». Et cela suppose « que nous nous éloignons de notre existence privée et de notre sphère familiale. [...] Dans le monde tel qu’il s’ouvre à ceux qui sont intrépides, aventureux et entreprenants, émerge bien une sorte d’espace public. [...] Contrairement à ce qui se passe en privé et dans la famille, dans l’obscurité des quatre murs, tout apparaît ici dans cette lumière que seule la publicité, c’est-à-dire la présence des autres, peut créer ». (Arendt, 1996 : 61) La politique naît dans l’espace entre les hommes, qui expose (et oppose), unit et relie les hommes.

De ce point de vue, la réflexion sur le politique est étroitement liée à celle sur la démocratie, comme le souligne Habermas (1997 : 326) qui associe étroitement la démocratie et l’existence d’un espace public. Pour ce penseur, « le concept de démocratie fondé sur la théorie de la discussion suppose l’image d’un société décentrée qui crée toutefois, au moyen de l’espace public politique, une arène spécialement chargée de percevoir, d’identifier et de traiter les problèmes intéressant la société dans son ensemble ».

Ainsi défini, cet espace public, politique n’est pas un espace réservé aux professionnels de la chose politique. Le politique n’est pas ce qui se jouerait sur la scène d’un théâtre par des professionnels pour des spectateurs. Il est ce qui se joue dans un espace public d’action, une arène ouverte à tous les citoyens. L’agora est ce grand espace ouvert, cette assemblée qui réunit les membres d’une communauté pour débattre. Le politique n’est pas par essence un sport de spectateurs. La régulation de cet espace n’est qu’une des caractéristiques du politique. Les règles du jeu ne définissent pas tout l’enjeu, même si elles peuvent fortement le contraindre. Les règles ne se limitent pas à organiser la représentation de la souveraineté et le pouvoir, elles visent d’abord à organiser la délibération destinée à l’émergence des visées communes, du bien commun.

L’objet du politique ou le bien commun

Le politique concerne le monde des affaires communes, publiques, la res publicae. Avant même de désigner un ordre de commandement, avant que ne se pose les questions du pouvoir ou du gouvernement, le politique traite de l’agir en commun, des modes de structuration de l’action collective. Audard, dans son introduction à Rawls (1993 : 16), Justice et démocratie, définit ainsi le politique « comme l’apparition dans la société d’une sphère d’intérêts nouveaux qui
ne se réduit pas à l’addition des intérêts particuliers. Ce sont ceux de la “communauté” comme telle et de sa survie, c’est-à-dire en d’autres termes, le “bien commun” ». Selon Rawls (1993 : 260), une telle communauté, « est comprise comme une association ou une “société” dont l’unité repose sur une conception du bien ». Elle peut reposer soit sur l’unicité soit sur la pluralité (seule hypothèse retenue par Rawls pour fonder la théorie de la Justice) des doctrines compréhensives morales, philosophiques et religieuses. On peut considérer que la communauté politique constitue le premier de ces biens collectifs.

Dans la vie en commun, on s’accorde sur des conventions, des règles, des institutions, autant de formes d’organisation en commun qui supposent d’abord une définition du commun. Bien que ne traitant pas explicitement de la communauté politique, Jean-Daniel Reynaud, en jugeant, à propos de la constitution d’un acteur collectif, que les règles qu’il adopte n’ont de sens que « rapportées aux fins d’une action commune », à un « projet » (Reynaud, 1993 : 75) nous semble rejoindre la même idée sur ce qui fonde une communauté. Les communautés définissent des intérêts communs, non pas en fonction d’une ontologie utilitariste ou altruiste, ou encore dans un contexte de relation dominants/dominés, mais de façon contingente, mais comme la solution provisoire à des problèmes communs, fruits d’ajustements progressifs. C’est bien la même idée que formule Reynaud (1993 : 91) : « Ce qui nous semble définir un groupe social, ce n’est pas le fait d’être ensemble, la collectivité dont émaneraient ensuite, comme d’une réalité transcendante, les règles particulières à un domaine. C’est au contraire une finalité, une intention, une orientation d’actes, ce que nous avons appelé un projet », ce que nous désignons ici par bien commun.

3. Le paradigme politique de Protagoras

Qu’est-ce qui fait qu’un groupe humain est en capacité de vivre et d’agir ensemble, de s’accorder sur une commune intention, orientation, sur un projet collectif, une commune destinée ? De Protagoras à Simmel (Qu’est-ce qui rend la société possible ?), la question est pour ainsi dire fondatrice des sciences humaines. La philosophie a pris en charge l’interrogation sur les conditions du vivre et de l’agir ensemble en termes de réflexions sur la condition humaine et de contrat social. La sociologie est née des questionnements sur les fondements et les formes structurelles de l’ordre social. La critique des analyses structurales a conduit certains à privilégier l’affirmation du paradigme individualiste, voire économique de l’action collective. Dans la Logique de l’action collective, Olson (1978) a probablement formulé la démonstration la plus forte de cette explication de la société. Ses analyses ont eu un effet bénéfique, d’une part, en remettant en cause les apories du schéma déterministe, d’autre part, en mettant en évidence le problème de la défection qui menace toute action collective. Son explication reste toutefois économiste. Or comme le défend Protagoras face à Socrate dans le dialogue platonicien qui porte son nom, le problème de l’action collective est d’abord une question politique. Selon le sophiste si les hommes ont pu créer des cités, c’est que tous les citoyens sont dotés de ce qu’il nomme la vertu politique.

Dans cette partie, en comparant l’explication olsonnienne de l’action collective à l’analyse de l’art politique développée par Protagoras dans son mythe de Prométhée, nous plaidons pour un paradigme politique de l’action collective.

Comparer les pensées d’Olson et de Protagoras peut paraître osé, mais, dans des formulations différentes, les deux auteurs analysent bien la même difficulté. Protagoras observe que les hommes ne réussissent pas à créer de façon durable des cités car « à chaque fois
qu’ils se rassemblaient en cités, ils se
faisaient du tort réciproquement, si
bien qu’ils se dispersaient de nouveau et de nouveau disparaissaient » (Platon, 1993 : 322b). Olson souligne la difficulté qu’ont les hommes à produire des biens collectifs car ils ont tendance à vouloir profiter de ces biens sans contribuer à leur production et « il s’ensuit que s’il
n’y avait que des individus au comportement indépendant et rationnel, ni les gouvernements, ni les cartels, ni les groupes de pression n’existeraient » (Olson, 1983 : 38).
Protagoras, en s’interrogeant sur la difficile création des cités, et Olson en soulignant l’existence problématique des organisations et notamment de l’État analysent le même problème, le même obstacle à la vie en société, à la capacité d’agir en commun. C’est dans leur façon de résoudre le problème de l’action collective que les deux auteurs divergent. On peut résumer les deux points de vue d’Olson et de Protagoras dans un tableau qui confronte les deux problématiques (voir le tableau).

Le problème de l’action collective selon Olson et Protagoras

Pour Protagoras, c’est l’art politique, c’est-à-dire les qualités, les règles de
respect et de justice qui permettent aux hommes de fonder des cités. Selon Olson (1978 : 37), ce sont les incitations sélectives qui permettent de résoudre son paradoxe : « Aucune grande organisation ne peut subsister sans offrir un encouragement ou un attrait distinct du bien public lui-même afin d’inciter les individus à supporter les charges indispensables à la survie de l’organisation. » [4]

En soulignant que l’action collective était problématique, que des intérêts communs n’étaient pas suffisants pour une action collective, le paradoxe de l’action collective de Olson a eu « une vertu décapante » (Chazel, 1986). Il laisse cependant ouvertes plusieurs questions. D’abord, « pourquoi y a-t-il quelque chose là où il ne devrait rien y avoir ? » (Paradeise, 1990). Pourquoi y a-t-il des actions collectives sans contrainte ni bénéfice individuel ? Ensuite, si les comportements opportunistes sont indéniables, pourquoi d’un groupe à l’autre, d’une époque à l’autre les tendances à faire défection varient-elles ? Les incitations sélectives, enfin, posent un double problème : leur nature - les seules incitations réellement efficaces ne sont-elles qu’économiques ? - et leur origine - comment sont produites les incitations sélectives, c’est-à-dire comment expliquer l’émergence des organisations qui fournissent ces incitations ? La réflexion de Protagoras semble offrir la possibilité d’une réponse à ces interrogations.

C’est l’art politique qui met les hommes en capacité de surmonter la défiance réciproque, de limiter la tricherie, de faire la guerre et de créer des cités stables. C’est parce qu’ils possèdent les qualités de l’aidôs et de la dikê, le respect et la justice (littéralement la pudeur et la règle ou la norme), qu’ils sont capables d’agir ensemble, de coopérer. Tous les hommes sont dotés de ces qualités.

Dans Éthique et économie, Amartya Sen critique le réductionnisme utilitariste dans la démarche des économistes : « L’homme est supposé agir en réalité uniquement par intérêt, sans tenir compte de considérations éthiques ni de jugements fondés sur l’économie de bien-être. » (Sen, 1993 : 30). Selon cet économiste : « La conception utilitariste est étroite et inadéquate », notamment parce qu’elle ne distingue pas l’aspect « bien-être » de l’aspect action de la personne. « Le premier désigne ce qu’une personne accomplit et les possibilités qui s’offrent à elle dans le contexte de son avantage personnel, tandis que le second va plus loin : dans son examen des accomplissements et des opportunités, il tient compte également d’autres objectifs et valeurs, qui peuvent dépasser largement la poursuite du bien-être personnel. » (Sen, 1993 : 55-56).

Le groupe naît de la reconnaissance (construction) d’intérêts communs, d’identités partagées, de la capacité collective à se coordonner, à s’imposer des règles de vie en commun. En partant de la pluralité, ce n’est pas le désordre par rapport à l’ordre, l’anomie par rapport à la régulation, c’est bien l’ordre qui apparaît paradoxal, qu’il soit ordre issu de contraintes, déterminations communes ou ordre émergent de l’interaction d’individus égoïstes. Ni la nature humaine, ni la contrainte, ni l’intéressement n’expliquent la formation des communautés.

À partir de Protagoras, on peut apporter des réponses à cette difficulté du raisonnement d’Olson. Les bien collectifs sont définis par une collectivité, et l’accord d’un groupe sur les biens collectifs est le premier bien collectif. C’est bien l’intérêt commun qu’il s’agit d’expliquer, qui fait problème, ce n’est pas l’intérêt individuel. Or l’intérêt commun est à construire, il n’est pas la somme d’intérêts individuels, qui sont nécessairement divergents. Le processus de l’action collective c’est la transformation d’individus poursuivant des intérêts (il faudrait peut-être dire des objectifs) individuels en groupe d’intérêt commun. Le groupe social n’arrive pas à survivre comme groupe économique (les hommes arrivent à développer des activités économiques mais pas les cités) et n’existe durablement qu’en tant que communauté politique. Cette communauté est dans un premier temps le produit de l’action et non la cause. On ne se rassemble pas parce qu’on se ressemble, mais on se ressemble parce qu’on se rassemble. L’action collective est un processus, une entreprise, qui est produite dans l’action collective dont la communauté politique est le premier bien collectif.

Ni la poursuite de leurs intérêts ni la religion ne permettent de surmonter les comportements opportunistes. C’est l’art politique qui met les hommes en capacité de surmonter la méfiance réciproque, de limiter la tricherie, de faire la guerre et de créer des cités stables. C’est avec le respect et la justice qu’ils atteignent une certaine coopération. Tous les hommes sont dotés de cette capacité, de cette disposition. Il ne s’agit pas d’un savoir possédé par certains (Platon) mais d’une compétence, d’une faculté que les hommes « ont reçu des dieux », mais que l’éducation peut et doit développer, de même qu’ils apprennent à parler. L’analogie avec l’apprentissage de la langue suggère l’idée que l’art politique est accessible à tous les hommes mais aussi que cette compétence se développe par l’éducation comme par la pratique. Les hommes développent cette compétence de façon évolutive comme le produit d’un processus d’ajustement. C’est ainsi que Becker (1973) définit l’action collective : « Je préfère caractériser l’objet que nous (les sociologues) étudions en termes d’action collective. Les gens agissent ensemble. Les individus cherchent à ajuster mutuellement leurs lignes d’action sur les actions des autres perçues ou attendues. On peut appeler action collective le résultat de tous ces ajustements. »

La cité, les organisations doivent être saisies comme les produits d’un processus
d’action collective, qui, avant d’être la production d’un bien collectif, est un
processus d’expérimentation de l’action
à plusieurs qui réussissent à se coordonner. En fait, le problème clef de l’action collective est la coordination.

Au contraire de Platon, Protagoras n’aborde pas tant la question du meilleur régime, question de savoir (et c’est ce qui en fait un penseur moderne) que le problème, la capacité des hommes à vivre
et agir ensemble. Il affirme seulement
la démocratie (au sens de l’égale compétence politique des citoyens) comme
le régime politique propre à la condition humaine. Cela ne signifie pas que l’homme doive se replier dans sa sphère privée et abandonner la sphère politique. Contrairement à Constant selon lequel nous sommes arrivés à l ‘époque où « le commerce remplace la guerre » (Constant, 1819), Protagoras a compris que dans les relations humaines se jouent non seulement des intérêts (le commerce) et la liberté (des individus) mais la possibilité même des relations humaines à savoir la construction et
la reproduction toujours précaires
des sociétés politiques. Et que de ce point de vue, une nation n’a pas à se « décharger sur quelques individus de ce qu’elle ne peut ou ne veut pas faire elle-même » (Constant, 1819). Contrairement aux thèses libérales du dépérissement du politique dans les sociétés modernes, pour être garanties, les libertés anciennes et modernes reposent toutes deux sur la participation active de tous au gouvernement de la cité. Significativement, très peu de philosophes ont développé une telle idée de la démocratie radicale, dont le programme, vingt-cinq siècles plus tard, reste toujours pour l’essentiel à accomplir. Protagoras est décidément un penseur moderne.

Antoine Bevort