C’EST DANS LA RUE QU’ÇA S’PASSE ! ». S’IL Y A
un concept protéiforme attaché auxmouvements
sociaux, quelles que soient leurs
inspirations, c’est bien celui de la rue. Enjeu de la présence et
de la visibilité du peuple, elle devient souvent, dans les discours
et les imaginaires, un acteur autonome, véritable corps
physique et symbolique, aux forts pouvoirs de représentation.
Tout particulièrement lorsque cette « rue-corps social », empruntant
les « rues-artères » de la ville, débouche sur la place,
le forum, l’agora, et l’investit pour l’instituer en assemblée
constituante ; constituante de la chose publique : la res publica.
Récemment, les Place Tahrir au Caire (hiver 2011) ou Puerta
del Sol à Madrid (printemps 2011), en furent des exemples
internationalement médiatisés1.
Voici dès lors un motif de plus pour interroger la construction
de la ville - de nos villes - à l’aune de ce que leurs rues et
leurs places excitent ou non les valeurs de liberté et d’égalité,
socle nécessaire de toute organisation véritablement démocratique.
Cette interrogation, ici, s’inscrira dans deux expériences
singulières : un long été 1988 à Chicago d’une part, des errances
hivernales répétées à Venise au tout début du XXIe siècle
d’autre part ; et la marche à pied pour vecteur commun.
Mais commençons par extirper la rue et la place des
premières concrétions humaines, pour en dégager quelques
caractéristiques utiles.
DE ÇATAL HÜYÜK À LA VILLE ANCIENNE
À côté du campement (juxtaposition d’abris, ordonnée symboliquement
selon l’ « image dumonde » des groupes humains
qui les ont développés)2, les premières villes ont souvent été
des « concrétions » d’habitats. Un archétype serait le site néolithique
de Çatal Hüyük, dans l’actuelle Anatolie : ville sans
rue, où les maisons sont appuyées les unes sur les autres, et où
l’on circule de terrasse en terrasse, par des échelles (on descend
dans les maisons également par des échelles depuis les terrasses).
D’une certaine manière, on ne traverse pas la ville ; on
lui monte dessus et on se met à l’abri dedans, en rentrant dans
les alvéoles individuelles dont elle est faite !
Le type moderne le plus proche, serait sans doute celui des
casbah des villes nord-africaines, des favelas des villes sud américaines,
etc., avec leurs venelles qui ne sont que l’espace improbable
entre les habitations, dans lequel on se faufile, et où la
« place » est rejetée à l’extérieur de cet ensemble. Le corps social
de la ville ne peut se représenter à lui-même qu’en en sortant.
La ville-concrétion antique peut contenir le lieu d’un pouvoir
central. Celui-ci peut avoir fait un vide à l’intérieur de son
enceinte (c’est même une marque du pouvoir que d’avoir pu
s‘étaler et utiliser l’espace ceint pour le vider). Mais par
construction, il n’y a pas de place pour des places dans les
concrétions.
La rue au contraire, est un axe pensé comme tel, qui,même
s’il doit faire avec les contraintes de l’existant et peut s’avérer
tortueux par endroit, a l’ambition d’ordonner les constructions
en son long. Surtout, la rue mène quelque part, vers un
débouché ; c’est la place. La rue et la place sont étroitement
liées, offrant des lieux pour la représentation à lui-même du
corps social de la ville, à l’intérieur même de celle-ci.
Incidemment, les Italiens – peuple éminemment citadin –
ont toute une gradation de termes pour dire l’espace urbain,
entre la rue (via ou strada) ou l’avenue (corso) et la place (piazza).
Notamment, lorsque la rue s’élargit (souvent suite à la disparition
d’une maison ou d’un pâté de maison), on parle d’un
larghetto (littéralement : petit élargissement). Lorsque l’élargissement
s’accentue et se prolonge, il devient largo. L’aspect
singulier ici, est que le largo bascule vite dans une fonction de
boulevard, car pour devenir une place, la rue doit perdre son
axe ; elle ne doit pas seulement s’élargir, mais s’étaler et disparaître.
Dans cette perspective, le larghetto est un espace urbain
très émouvant, car il ouvre la possibilité d’une place – d’une
placette même, donc plus intime encore – saisie ou non par les
riverains. Foetus prometteur tant qu’il reste larghetto, c’est
l’avortement s’il dégénère en largo.
Au terme de ce très rapide survol, évoquons la forme
apparemment curieuse des villages-rue. Une représentation,
devenue universelle avec le cinéma, en est le village de pionniers
de la conquête de l’Ouest aux États-Unis d’Amérique.
Ville sans place ? Ou bien ville où la rue peut à tout moment
devenir place, en bloquant ces entrées et sorties, c’est-à-dire en
suspendant sa fonction de rue, le temps de la fête ou du fameux
duel au pistolet ? Plus ancrée dans notre vieille Europe, les
villages-rue de Haute-Normandie, ou ceux de Hongrie (aux
dires d’un ami qui m’en a fait le récit lors d’une conversation
pour la préparation de cet article), semblent plutôt être des
villages sans possibilité d’une place.
VENISE ET LA SINGULARITÉ D’UN DOUBLE RÉSEAU
VILLE-CONCRETION /VILLE ANCIENNE
De la ville-concrétion, Venise garde un type topologique très
fréquent : le sottoportegho ou sottoportico, qu’il ne faut pas
appréhender comme un simple porche,mais comme une véritable
percée dans le rez-de-chaussée d’unemaison, pour permettre
de passer de l’autre côté. On est dans la concrétion, on en
traverse la matière-même.
Les rues elles-mêmes sont plutôt des venelles, et il y a bien
plus de calle (rue ou ruelle) ou ramo (venelle, souvent en impasse),
que de ruga (rue bordée de boutiques ; le mot vient du
français « rue ») ou de salizzada (historiquement les premières
rues pavées).
La marche à pied, à Venise, nous fait donc faire une expérience
proche de la ville-concrétion.
La vraie rue, dans sa fonction de distribution des constructions
et des quartiers, celle qui fait de Venise, aussi, une ville
simplement ancienne, c’est le rio (canal). Les vraies entrées des
maisons (qui se perdent avec la dévitalisation de Venise) sont
celles qui ouvrent sur un rio. Les livraisons d’encombrants
ou pondéreux se font d’ailleurs toujours par là. Les seuls bouts
de rue « à marcher » qui ressemblent à nos attentes de continentaux,
sont en fait des canaux comblés, très symboliquement
appelés Rio Terrà (canal terre !).
D’où, sans doute, le fait que la fondamenta (petit quai bordant
un canal ; mais qui veut dire aussi, emblématiquement
« fondation ») est un espace particulier à Venise, puisque s’y
côtoient, comme deux amis ou deux amants s’appuyant l’un
sur l’autre, le sol dur de la marche et l’eau puissante du glissement
(la gondole, bateau propre à Venise, a un déplacement
extrêmement faible rapporté à sa taille : elle est posée sur l’eau
sans presque s’y enfoncer, et glisse dessus). Ce côtoiement est
l’intimité de la ville, car lorsqu’il s’agit de s’afficher en spectacle,
on tient les deux réseaux séparés. Quasi aucune fondamenta
sur le Grand Canal, et très peu dans les quartiers centraux de
San Polo et SanMarco (centre de pouvoir), alors qu’il faut sans
doute y voir l’impression singulière que laisse les quartiers
plus périphériques du Cannareggio (structuré par quatre
longues fondamente droites), ou du Dorsoduro (aux fondamente
plus sinueuses), ou encore du Castello. Quant aux Zattere (qui
font face à l’île de la Giudecca), on pourrait croire à un contreexemple
tant les dimensions du canal de la Giudecca semblent
« spectaculaires ».Mais précisément, les Zattere sont un lieu de
promenade familiale ; on n’y est pas dans la démonstration
d’un glissement majestueux sur le Grand Canal ou d’un
accostage d’honneur sur l’un des larges quai (riva) bordant le
grandiose Canal San Marco.
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