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De possibles futurs depuis toujours présents
Alain Thévenet
Article mis en ligne le 27 octobre 2012
dernière modification le 27 octobre 2013

Quand nous en serons au temps d’anarchie,

Les humains joyeux auront un gros coeur

Et légère panse.

Heureux on saura – sainte récompense –

Dans l’amour d’autrui doubler son bonheur ;

Quand nous en serons au temps d’anarchie,

Les humains joyeux auront un gros coeur.

Paul Paillette, 1895

ERRANCES 1

C’est un samedi après-midi, dans le métro. Ou alors en semaine,
à l’heure de sortie. On est tous serrés. Ne pas se regarder,
ne pas se toucher. Si un coup de frein un peu brutal fait
néanmoins se heurter les corps, on s’excuse, sans regarder l’autre.
On a un casque sur les oreilles, ou on est plongé dans un
livre auquel il est probable que les cahots ne permettent pas de
porter attention. Ne pas voir l’autre, dont on sait que le regard
sera forcément hostile ou inquisiteur. L’autre, il est radicalement
autre, et donc un ennemi virtuel. N’est-il pas vrai que
« l’homme est un loup pour l’homme » ?

Un jour, un groupe de gamins, quatorze ans environ est
monté, en faisant un peu de bruit. Nous les gens sérieux, on
s’est serré. Ils ont ostensiblement roulé des joints, et même les
ont allumés, répandant dans le wagon une odeur peu habituelle par une peur, une haine, ou quelque chose comme ça.
Seules les émotions négatives peuvent nous réunir :
contre, mais pas avec…Tous semblables et tous isolés,
ennemis potentiels.

On sort peut-être du travail. Là, c’est la même
chose : tous rivés à notre « poste de travail ». Lui seul
existe. Quelques rares coups d’oeil au voisin, pour
se comparer à lui : nous savons qu’il n’y a pas de
place pour tous et que lui, ou moi, l’un d’entre nous
sera bientôt vidé. Et le regard omniprésent du chef,
présence physique ou virtuelle, en train de juger notre
performance. Rentabilité, compétitivité… Jadis, on prenait le
temps de boire le café, d’échanger. Terminé. Tous ensemble,
nous sommes seuls.

Ce soir, ce sera pareil : tous isolés, à regarder cependant les
mêmes programmes, les mêmes pubs. Ou rivés à un ordinateur,
échangeant avec d’autres isolés, sans leur présence réelle.
Sur la place, les jours de grande affluence, c’est pareil. Tête
baissée on traverse, on fonce. D’ailleurs il n’y a plus de banc
sur lequel on pourrait s’arrêter, regarder, échanger, ne seraitce
qu’un sourire. Alors, le regard sert exclusivement à éviter
les obstacles, et les obstacles, ce sont d’abord les autres. Pourtant,
c’est sur cette même place qu’il y a quelque temps nous
nous sommes rencontrés, nous avons échangé, nous avons
lutté avec enthousiasme, solidaires et complices sous les lacrymogènes,
malgré la peur, les pleurs et l’échec prévisible des
revendications officielles.

À une autre échelle, mais il y a peut-être quelque chose
d’analogue, on peut aussi s’interroger. De partout surgissent
des émeutes, ou des grèves, ou des occupations. Des modes
d’action différents, mais qui témoignent d’une commune
révolte. Commune ? Peut-être pas vraiment, d’ailleurs. S’il est
évident pour nous et pour d’autres que toutes ces manifestations
indignées s’adressent à un même désordre mondial, les
conditions ne sont pas les mêmes. Ce n’est pas pareil de risquer
sa vie, lorsqu’on s’oppose à un tyran individualisé et que
la lutte au risque de lamort est, après tout, préférable à l’état de
morts-vivants auquel il nous a réduits. Ici, en Occident et en
particulier en France, nous n’en sommes pas là. On ne risque
pas la mort physique ; seulement la décérébration. Le tyran
s’est incrusté en nous et nous l’avons digéré. Il n’est pas possible
de l’identifier à un Sarkozy, par exemple. Pas possible non
plus de l’identifier à un patron. Le vrai patron, il n’est pas là, il
est on ne sait où, à l’étranger sans doute.

Ailleurs, donc, il se passe des choses. Des choses dramatiques
et étonnantes. Des êtres humains, avec lesquels nous devons
bien avoir des points communs, sont prêts depuis plus
d’un an à risquer leur vie pour quelque chose qui nous paraît
bien abstrait : la liberté. Une liberté dont nous disposons ici, on
ne cesse de nous le répéter, à la télé et ailleurs. Liberté d’acheter
ce qu’on veut, belles bagnoles et belles vacances, à condition
d’avoir les sous, ce qui ne tient qu’à nous. Liberté de voter
et de faire ainsi des « choix de société ».

Ici aussi, pourtant, il s’est passé des choses, des rencontres,
des rires partagés, au cours de manifestations, d’occupations
ou d’autres occasions. Il nous semblemaintenant que ce n’était
pas nous, ou que c’était une autre vie.

En résumé : Si nous nous référons à ce que nous pouvons
imaginer d’une révolution, à partir des expériences historiques
d’une part, et de l’autre de la situation actuelle, il faudrait que
des mouvements révolutionnaires se déclenchent mondialement,
et c’est précisément ce qui n’apparaît
pas possible. Les enjeux et les adversaires
ne sont pas les mêmes ou, en tous cas, se
présentent sous des aspects différents. Ici, en
Occident, nous ne sommes pas prêts à risquer
notre vie dans la lutte contre un système ou
une divinité aussi puissante que le marché,
et ce d’autant moins que, malgré nous ou
avec notre accord tacite, nous partageons les
attributs ou les promesses de cette divinité.
Ailleurs, dans les pays arabes et peut-être
aussi en Russie, c’est un pouvoir incarné et
localisé ailleurs qu’en ceux qui l’affrontent
qu’il s’agit de détruire. Et, pour autant qu’on
puisse en juger, la majorité des révolutionnaires
souhaite précisément intégrer cette
mondialisation, la liberté formelle et la
relative aisance qu’elle promet, et offre à la
ent bien voulu qu’on les engueule,
qu’on les voie. Personne n’a rien dit…Ils sont descendus, tout plupart d’entre nous ici. Évidemment, il s’agit fondamentalement
du même pouvoir, cependant masqué sous des apparences
différentes qui nous empêchent de le reconnaître.
Internet et la télé nous en montrent bien des images qui soulèvent
notre enthousiasme envers le courage de ceux qui luttent
et notre indignation face à la répression barbare qui s’abat sur
eux. Les images n’ont pas de chair et leur vision ne peut équivaloir
à la solidarité concrète qui existe lorsque nous sommes
ensemble. Nous proclamons notre solidarité, mais une solidarité
qui, au mieux, provoque quelques manifestations squelettiques.
Et nos gouvernants, après avoir soutenu et payé les
tyrans, sentant le vent tourner, s’empressent de soutenir les
plus vénaux ou les plus naïfs des insurgés et transforment les
révolutions en guerres civiles.
tristes, déçus. On a fait comme si on ne les voyait pas. Mais
nous, les gens sérieux, on s’est regardé, pour une fois réunis par une peur, une haine, ou quelque chose comme ça.

Seules les émotions négatives peuvent nous réunir :
contre, mais pas avec…Tous semblables et tous isolés,
ennemis potentiels.

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