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Le monde moderne et la recherche de la démocratie
Claude Orsoni
Article mis en ligne le 21 novembre 2005

Si la démocratie [1] semble être une source d’inquiétude chez les politiciens et les politologues, n’est-il pas étrange de voir des libertaires s’en préoccuper aujourd’hui ? Ceux-ci ne sont-ils pas censés avoir depuis longtemps démasqué les pièges et dépassé les équivoques que le terme renferme ?
Pour leur part, les spécialistes de la chose politique, dont les interrogations et les doutes nourrissent de nombreuses publications ne se lassent pas de s’interroger sur la définition de la démocratie, sur la crise de la représentation politique, sur le « malaise » discernable dans la démocratie, sur le « désenchantement démocratique » au point de se demander : « Faut-il avoir peur de la démocratie ? » [2]

En réalité, les uns comme les autres, libertaires ou chercheurs, animés bien entendu de soucis très différents, se trouvent face à un problème qui n’est pas ou plus strictement théorique ou historique, mais pratique et politique. Il s’agit de savoir (pour les confirmer ou pour les contenir) quelles possibilités de démocratie résident dans les sociétés, proches ou lointaines, auxquelles nous avons affaire. Possibilités de régime politique (donc aussi social, économique, etc.) et de processus démocratiques permettant ou promettant d’aller au delà de la démocratie telle que l’offrent les régimes les plus libéraux des sociétés les plus avancées. Donc, non pas seulement ce que pourrait être dans l’idéal une société autonome, sans domination, soucieuse et maîtresse de son destin, etc. (tâche théorique millénaire mais toujours nécessaire), mais comment pourraient évoluer les sociétés existantes. En d’autres termes, pouvons-nous penser une organisation démocratique de la société, et de quelle société, et les membres des sociétés où nous sommes sont-ils en mesure de réaliser une telle organisation ?

Il s’agit donc bien de s’interroger sur ce que serait la transformation des relations qui constituent les sociétés existantes et des conflits qu’elles affrontent ou devront affronter dans l’avenir (les données techniques, économiques et sociales, les conflits de classes, ainsi que ceux, non moins importants qui en sont inséparables : nations et territoires, cultures et modes de vie, rapports entre les sexes, problèmes liés à l’environnement, etc.). Quelle sorte de transformation ? Celle qui irait dans le sens d’une gestion plus humaine, plus intelligible, plus égalitaire, plus émancipatrice, des ressources et des potentialités de l’être humain, ainsi que de la différenciation et de la division sociales. [3] Dans le sens, en somme, d’une rationalité alternative à celle qui régit même la moins détestable des sociétés actuelles.
Réflexion qui doit donc s’appuyer, non seulement sur les enseignements de l’histoire et de l’anthropologie, mais aussi sur l’étude des sociétés contemporaines, de leurs tendances et de leurs mouvements.


Le peuple fiction,
ou le fantasme de
la souveraineté populaire

L’histoire, justement, est là pour nous rappeler les difficultés rencontrées par ceux qui s’efforçaient de donner sens et forme au principe démocratique de la souveraineté populaire. P. Rosanvallon a fait l’inventaire, pour le cas de la France principalement, des avatars de cette recherche, depuis l’époque de la Révolution française, prise entre deux impératifs : celui, de considérer le peuple comme composé de citoyens abstraits, sans déterminations substantielles, des sujets de droit en principe liés entre eux par contrat et non par des réalités sociales ou naturelles, afin d’assurer l’égalité formelle de tous ; et celui de trouver les « organes intermédiaires » réels, capables de donner corps à une telle abstraction. Le « peuple souverain » a donc été selon les époques, les théoriciens, les acteurs politiques révolutionnaires ou conservateurs, identifié aux élites, aux notabilités, aux travailleurs et à la classe ouvrière, aux associations, aux regroupements d’opinion et aux partis, aux syndicats, aux entités régionales, etc. - chacune de ces « options » prétendant à la représentation exclusive et authentique du peuple, et exprimant à sa façon les conflits sociaux propres à chaque époque. [4]

Le principe de la délégation (que l’on sait incontournable depuis Athènes puisqu’il est impossible que les auteurs de toute décision en soient également les exécutants), associé au principe majoritaire (l’unanimité étant irréalisable - sans artifice totalitaire - dans les sociétés modernes) est censé permettre, après débats et délibération dans un espace public supposé « ouvert » [5], de constituer par des élections libres et des formules variables de suffrage universel, une majorité qui se veut la représentation démocratique du peuple souverain dans sa totalité.

Représentation démocratique qui s’inscrit elle-même, historiquement, dans le cadre conceptuel et territorial de l’état-nation. Ce cadre global, avec ses caractéristiques particulières (géographiques, historiques, sociales, institutionnelles, culturelles et notamment linguistiques), et ses institutions formelles, permet d’assigner une réalité concrète au peuple ainsi qu’à sa souveraineté, occultant ainsi leur caractère d’abstraction et de fiction. Mais pour établir une légitimité que démentait la réalité des classes sociales, de l’exploitation et de l’oppression dans leurs formes nouvelles, ce fonctionnement institutionnel a dû intégrer et développer, sous l’influence des mouvements sociaux et des révolutions du xixe et xxe siècles, les idées de progrès social et de droits de l’homme, qui valent largement, aujourd’hui encore, pour des synonymes de la démocratie (sous les espèces de l’État providence, par exemple). D’où les diverses formes qu’a revêtues l’État. [6]


La crise originaire
de la démocratie

Or l’histoire montre encore que cette représentation démocratique du peuple souverain, contestée dès son apparition, s’est trouvée en crise théorique et pratique à chaque phase de son évolution. En témoignent, non seulement les luttes sociales des xviiie et xixe siècles, mais aussi tous les débats théoriques et politiques où interviennent, pour ne parler que de l’Europe, Proudhon, Marx, Bakounine, D. Nieuwenhuis et tant d’autres, anarchistes, anarchosyndicalistes, syndicalistes révolutionnaires, etc. : dénonçant le maintien ou la restauration de l’inégalité entre les personnes, de la domination de classe et de l’oppression des peuples, la monopolisation du pouvoir par les « spécialistes », la prolifération parasitaire des appareils et la dégénérescence bureaucratique, etc., autant de caractéristiques que le suffrage universel et la forme républicaine recouvraient d’un voile d’abstraction. [7] Plus tard, la sociologie (M. Weber, R. Michels, Ostrogorski, parmi les premiers, puis Pareto, Mosca, etc.) [8], a repris ou rejoint d’une certaine façon les critiques de Marx et des anarchistes, sans pour autant, quant à elle, nourrir en quelque façon le projet d’un dépassement de cette pseudo-démocratie.

La période suivante (le xxe siècle) n’a fait que souligner et approfondir la mise en question du modèle démocratique : il s’est montré incapable d’éviter les guerres, qu’il a au contraire servi à légitimer, ainsi que le système économique qui les engendrait ; issue de la guerre, et de la révolution russe dont la visée était authentiquement antidespotique, émancipatrice et démocratique à l’origine,
l’expérience communiste, après s’être
fallacieusement présentée comme une alternative attractive à la démocratie représentative, n’a finalement démontré que les potentialités totalitaires de l’état-nation face aux impératifs de l’accumulation primitive dans les pays attardés ; de son côté, le nazisme réalisait ces mêmes potentialités totalitaires dans un pays développé mais ruiné par la guerre et affronté à des forces économiques écrasantes. Face à ces deux terribles épreuves collectives, la démocratie représentative s’est montrée impuissante ou complice, avant de sombrer elle-même dans la Seconde Guerre mondiale.

Fascisme, nazisme et communisme : ces formes socio-politiques totalitaires n’étaient pas de l’ordre de la régression à une barbarie originaire ou naturelle, mais, dans toutes leurs variétés, bien spécifiques du monde moderne, liées aux affrontements et conflits économiques et politiques de l’époque, à des instruments de puissance et à des formes d’États qui ne sont apparues qu’au xxe siècle - comme l’a démontré leur extension à d’autres régions du monde. Formes qui ne sont nullement étrangères au fonctionnement de la démocratie représentative [9], même si elles en sont une caricature ou « manifestation pathologique ». [10]

Sur le plan théorique, il en est résulté cette sorte d’atonie ou de rétraction qui a marqué un temps la réflexion politique dans les années 30 et l’après-guerre [11] : après la victoire relative et partielle des puissances occidentales, le contenu de l’idée démocratique, chez nombre des penseurs du politique, s’est réduit à une liste minimale de traits : l’absence de
dictature, une liberté d’expression fortement encadrée, un pluralisme garanti d’opinions homogénéisées au sein d’un espace public médiatisé, la confrontation de partis de moins en moins différents les uns des autres (le parti de type occidental, toutes variétés confondues, valant comme forme définitive et indépassable du groupement démocratique), la garantie et l’organisation de la possibilité d’alternance au pouvoir, etc. [12]


Les « démocraties modernes »
dans leur réalité

Cette idée « faible » de la démocratie
correspond au régime politique « démocratique », bien connu, des sociétés occidentales, et qui tend, non sans difficultés, à se généraliser au reste du monde. Ses caractéristiques sont bien établies : le pouvoir est de type techno-bureaucratique, de plus en plus spécialisé, complexe, fragmenté, insaisissable [13] ; il appartient à une oligarchie dite « libérale », entièrement asservie aux objectifs de profit et de croissance économique, qu’elle assimile au progrès, et toujours disposée, quand cela devient nécessaire, à substituer la répression au libéralisme ; la majorité parlementaire qui se borne pour l’essentiel à entériner les mesures élaborées dans le secret des commissions spécialisées relève intégralement d’une démocratie médiatique : un monde de personnages, dans lequel « les élections sont devenues des concours de beauté entre dirigeants charismatiques soutenus par les appareils des partis ». [14] Ce type de fonctionnement génère, au grand dam des acteurs et des observateurs du politique, une « déception démocratique » qui s’exprime par l’indifférence envers les débats politiques, l’inculture politique, l’abstention électorale, l’inconsistance et la contingence des choix électoraux, le sentiment généralisé d’impuissance et la disposition à suivre les exhortations de tel ou tel bateleur fort en gueule, l’investissement exclusif dans des objectifs individuels privés, etc. Un « régime démocratique » enfin qui est tout disposé à organiser, le moment venu, le démantèlement des protections sociales qu’avaient imposées, au long des décennies, des luttes sociales souvent acharnées. [15]


Quelles alternatives
à la « démocratie
représentative » ?

Reste que le terme de démocratie a conservé, envers et contre toutes déceptions, manipulations et confusions, sa vitalité et sa charge critique. D’où de nombreuses tentatives de redéfinition. Ont ainsi pu fleurir une grande variété de conceptions de la démocratie : industrielle,
délibérative, participative, procédurale, radicale, radicale pluraliste, moyenne, inachevée, etc.
, prétendant chacune cerner les traits d’un régime supérieur à la démocratie représentative telle que précédemment décrite. [16]

Ainsi, par exemple, la philosophie
politique, mesurant la désaffection grandissante envers ce mode de fonctionnement démocratique et les prolongements techno-bureaucratiques qu’il comporte, s’est efforcée d’expliquer qu’il faut ramener l’exigence démocratique à de plus modestes proportions que l’expression de la souveraineté populaire. Il s’agirait de prendre acte de ce que celle-ci est enfermée dans les problèmes d’une légitimité introuvable car liée à une unanimité irréalisable ; par conséquent, de viser plutôt la démocratie comme délibération ouverte à tous (à tous ceux qui le veulent), permettant la prise en compte de tous les avis, la construction des positions diverses ou divergentes sur la base d’informations disponibles, délibération précédant une décision majoritaire révisable dans le temps : la démocratie comme régime de communication, ou démocratie délibérative [17] plutôt que représentative.

Or, le problème d’une démocratie « délibérative », comme celui d’ailleurs d’une démocratie « procédurale », est d’abord de savoir comment serait surmontée l’emprise des oligarchies économico-politiques sur l’espace public, où les médias, qui sont des entreprises économiques, ainsi que les partis et autres forces économiques et politiques, encadrent, contrôlent ou produisent « l’opinion » ; c’est donc de trouver les conditions d’un débat démocratique et d’une délibération accessible à tous ; c’est ensuite de savoir si tout projet démocratique ne doit pas nécessairement comporter un contenu substantiel et non discursif ou procédural, tel que l’autonomie individuelle et collective, et la réalisation du bien commun. [18]
C’est ce sur quoi insistait Castoriadis, lorsqu’il s’était efforcé de redéfinir les conditions qui permettraient de conserver le sens authentique du projet millénaire d’autonomie individuelle et collective, de pouvoir du peuple ou demos, ou de la collectivité : des conditions de disponibilité collective et personnelle, d’informations intelligibles présentes dans un espace public ouvert et non soumis aux puissances oligarchiques, et plus fondamentalement encore l’existence d’un certain type anthropologique disposant d’une capacité de juger. [19] Autant de conditions qui renvoient à leur tour à une transformation autogestionnaire des conditions de production, sans laquelle il est impossible qu’une collectivité consciente puisse s’investir dans la détermination de son avenir.

Une démocratie générale

À titre d’exemple, intéressant spécialement la réflexion libertaire, examinons le projet de démocratie « générale » (Inclusive democracy) élaboré par T. Fotopoulos [20], inspiré par les données fondamentales de la démocratie athénienne et la pensée de Castoriadis. Il s’agit, semble-t-il, de la version la plus systématique d’un projet ancien, dont on trouve les éléments chez les penseurs anarchistes, chez Marx, et dans les expériences révolutionnaires du xixe et xxe siècles. Il se veut « la synthèse des traditions démocratique, socialiste, libertaire, verte radicale et féministe radicale » et « la seule issue possible » à la crise multidimensionnelle (« économique, écologique, sociale, culturelle et politique ») du monde contemporain (largement décrite dans la première partie de l’ouvrage).

Le principe de la démocratie énonce, non pas seulement que le peuple est souverain, mais plus spécifiquement, que « nul n’est contraint à respecter des lois et des institutions qu’il ou elle ne contribue pas directement à élaborer » - ce qui est une définition acceptable de la liberté et implique l’égalité. [21]

Le projet de démocratie générale prend acte de ce que les différents champs où peut se déployer une activité individuelle ou collective autonome sont inséparables : « la vie publique englobe tous les domaines de l’activité humaine où il est possible de prendre les décisions collectivement et démocratiquement », et elle comprend donc indissociablement le champ politique d’exercice du pouvoir, le champ économique, le champ social (travail, enseignement, culture) et le champ écologique des rapports entre monde naturel et monde social (p. 190).

Ce projet implique donc d’abord une démocratie politique directe, où le pouvoir est partagé à égalité entre tous « les citoyens », c’est-à-dire « tous les résidents d’une aire géographique distincte et constituant une unité démographique viable, qui ont atteint l’âge de raison [...] sans distinction de sexe, d’ethnie ou de culture » ; ceux-ci constituent le « corps civique », lequel peut déléguer son autorité selon des mandats spécifiés, pour l’accomplissement de tâches spécifiques, par tirage au sort sur base de rotation, et révocables à tout moment, ce qui permet d’éviter la concentration du pouvoir aux mains de prétendus experts. [22]

Le corps des citoyens « d’une zone géographique donnée », répartis en assemblées populaires des demoi ou circonscriptions territoriales (ville et villages environnants, voire quartiers de grande ville, etc.) y élisent des délégués révocables munis de mandats précis, « dans le seul but de coordonner et d’administrer les politiques formulées par les assemblées elles-mêmes. Leur fonction est donc purement administrative et pratique, ce n’est pas une fonction de prise de décision politique » (p. 195).

Le problème posé par les dimensions des sociétés modernes sera résolu par les moyens de la technique, des « réseaux électroniques » connectant les « assemblées démotiques » populaires au niveau régional ou confédéral en « assemblée des assemblées ».
Dans ces conditions, tous les individus partageant le pouvoir à égalité et participant au processus de décision, il ne peut y avoir « aucun conflit entre démocratie et liberté de l’individu ». De même, la plupart des droits de l’homme étant des droits « contre l’État », le problème de ces droits ne se pose pas, la démocratie directe étant « non étatiste ».

Cependant, « pour être tolérable, la démocratie exige une certaine homogénéité culturelle », de façon à éviter l’intolérance possible de la majorité envers les droits des minorités culturelles ou ethniques : lorsque celles-ci ne pourront être « territorialement séparées », elles devraient pouvoir disposer d’assemblées distinctes au sein de la confédération. Pour surmonter les difficultés qui surgiraient encore, l’intériorisation des valeurs démocratiques ferait le reste...

Le projet démocratique dans le champ économique est également intéressant. Partant de la critique du système économique actuellement dominant (argent, marchés, profits, croissance) et dans le prolongement de la théorie des conseils ouvriers, il est proposé que « toutes les décisions macro-économiques » soient prises là encore par « le corps des citoyens », et les décisions micro-économiques par « les unités de production ou de consommation ». [23]

Cette « autorité du peuple dans le champ économique » constitue « le fondement de la démocratie générale », en particulier politique. Elle assure la propriété du peuple et rend impossible toute accumulation individuelle de capital. Renvoyant classiquement « à de futures assemblées de citoyens de concevoir la forme concrète d’une économie générale » (comme le faisaient au xixe siècle les anarchistes et Marx lui-même), le projet entre suffisamment dans le détail pour laisser entrevoir « une économie sans État, sans argent et sans marché » (p. 209), et « l’indépendance économique locale » permettant le contrôle direct de l’économie et de la société ; elle permettrait d’inverser « le processus de surproduction et de surconsommation qui est l’effet principal de l’économie de croissance » (p. 212) ; elle assurerait en outre une « décentralisation indépendante » fondée sur « l’interdépendance horizontale des demoi », les « besoins essentiels » étant autant que possible couverts localement, assurés par les échanges entre demoi et contrôlés par ceux-ci, au sein d’une confédération, et non d’un marché. Les demoi, unités politico-économiques de base, doivent être d’une taille autorisant la démocratie directe, c’est-à-dire « la possibilité concrète de prendre les décisions en assemblées générales ». Ce qui rend probable le morcellement institutionnel, sinon physique, des grandes villes modernes en plusieurs unités de base...

Les individus participant en tant que citoyens aux assemblées de demos sur les options macro-économiques, participent aussi, en tant que travailleurs, à des assemblées des lieux de travail, celles-ci supervisées par un conseil de surveillance : on retrouve un projet proche de celui des conseils ouvriers envisagé sous diverses formes dans l’Allemagne révolutionnaire des années 20. [24] La même inspiration se retrouve dans le système envisagé de rétribution par « bons de travail », différenciés selon qu’il s’agit de rétribuer des heures d’un travail « essentiel » servant à satisfaire des besoins « essentiels » définis au niveau confédéral, ou d’un travail « non essentiel » et volontaire. Un « marché artificiel » où les « prix », au lieu de refléter
la valeur-travail, équilibrent seulement l’offre et la demande, exprimant ainsi la « désirabilité » des biens et « guidant l’allocation des ressources ».

Nous n’entrerons pas plus avant dans le détail de la démocratie politique et économique, ni dans celle qui devrait se déployer dans le champ social et écologique [25], pour pouvoir examiner rapidement certains problèmes que posent les deux premiers et les conséquences qu’on peut en tirer.

Les obscurités du projet de démocratie générale

Un des mérites de ce projet, est de tenter de clarifier la question de la définition de l’entité sociale, autrement dit du sujet politique de cette démocratie - au-delà des termes vagues comme « peuple », « demos », « communauté » ou « communauté de citoyens ».

Toutefois, la ou les réponses avancées : le « demos » constitué par « tous les résidents d’une aire géographique distincte et constituant une unité démographique viable, qui ont dépassé l’âge de raison [...] sans distinction de sexe, d’ethnie ou de culture », ne sont pas sans poser problème
Non que cela soit impensable : cette délimitation est précisément l’œuvre des administrations publiques qui ont la bonté de nous compter, de nous recenser, de nous délivrer des fiches d’état civil, des certificats de résidence, etc., et de nationalité, bref, toutes les fonctions que nous reconnaissons comme étant celles de
l’État et de ses appareils administratifs. Il est donc difficile de mettre de telles fonctions au compte d’une démocratie « non étatiste » ; loin d’être purement administratives, elles sont politiques. Elles sont précisément celles des états-nations, forme désormais dominante de la circonscription des territoires, impliquant également frontières, police, armées, etc. Cela n’est-il pas impliqué par la prise en compte des « résidents d’une zone géographique donnée » ? Aucune n’est « donnée », justement, elles sont toutes construites par un pouvoir d’État, armé de tous ses appareils administratifs et policiers (on peut l’appeler « collectivité » ou « communauté », Gemeinwesen, cela ne change rien, comme le remarquait Marx, féru, on le sait, de centralisme). Il conviendrait donc de préciser les modalités d’une circonscription « douce », non autoritaire, non étatique, de frontières purement cadastrales, ouvertes à tous, et n’aboutissant pas à la constitution ou reconstitution de nations.

En outre, dans notre monde (celui dont il faut partir) où des villes immenses, des mégalopoles, accueillent la
majorité des individus, eux-mêmes d’origines les plus diverses sur tous les plans, qui résident, circulent, se déplacent, travaillent dans des lieux et des contextes multiples, différents, changeants et distants les uns des autres - comment imaginer qu’il suffirait de scinder ces agglomérations en plusieurs demoi pour constituer des entités sociales dotées d’identité et de consistance, c’est-à-dire dont les membres se reconnaîtraient comme parties d’une même communauté, liés par des intérêts et un destin commun - ce qui est déjà problématique pour les collectivités restreintes, y compris les cantons suisses dont Max Weber, certes, n’ignorait pas l’existence, puisqu’il y voyait les derniers refuges de la démocratie directe.

Il en résulte que le concept clef de la démocratie, celui de « corps civique », « communauté des citoyens », n’apparaît pas plus identifiable ou réalisable que n’était celui de « peuple » au xviiie siècle ; que c’est « seulement la présupposition du peuple qui est prise en compte comme sujet politique », et que « l’objet de la
politique est de faire vivre et d’activer cette présupposition ». [26]Mais quelle
politique, et par quels moyens ?

Il convient justement de se demander si les recettes procédurales de tirage au sort, rotation, délégation révocable, empruntées à Athènes et toujours invoquées, font encore sens dans le monde d’aujourd’hui (et par conséquent dans celui de demain, qui en est issu). Certes on ne peut douter que le degré de la « complexité » et de la « technicité » des fonctions administratives et politiques modernes, si souvent invoquées, est dû en grande partie à une de leurs fonctions principales, qui est « d’empêcher les gens de s’occuper de ce qui les regarde », comme disait je ne sais plus qui. Une de leurs fonctions mais pas toutes : de grandes agglomérations, même scindées en parties ou demoi plus restreints, devront être administrées - ou « s’administrer », si l’on préfère (nourries, logées, éclairées, chauffées, transportées, distraites, etc.) selon des processus complexes, à redéfinir bien entendu, mais dont on peut douter qu’ils soient compatibles avec le tirage au sort et le mandat impératif. À moins de renvoyer tout le monde à la campagne, comme cela se fit au Cambodge, par les moyens « non étatistes » que l’on sait !

On peut également, comme le faisait autrefois Castoriadis, dans le Contenu du socialisme, et Fotopoulos à sa suite, miser sur les techniques électroniques immensément développées entre-temps, pour assurer la gestion, la confrontation, la mise en compatibilité des multiples
intérêts, et l’élaboration de positions collectives majoritaires. Sans préjuger des potentialités démocratiques de l’informatique, le moins qu’on puisse dire est qu’elles sont incertaines et ambiguës - sans doute l’informatique peut-elle être, comme le langage, la meilleure ou la pire des choses. On voit mal en tout cas quelle solution elle apporterait aux questions soulevées ci-dessus - ne serait-ce que par la technicité qu’elle enveloppe elle-même.

Quant au postulat de Fotopoulos selon qui « une certaine homogénéité culturelle » (?) est nécessaire pour éviter l’intolérance de la majorité envers certaines minorités, il ne peut qu’évoquer les tentations, encore trop puissantes, de reconstituer du corps civique et du sens de la communauté « par le bas », sur la base de « fantômes d’identité » (Rosanvallon), qu’il s’agisse d’ethnies, de religions, de nationalités ou « peuples minoritaires », ou de groupes biologiques (les femmes, les races). Et l’on voit clairement qu’il ne s’agit là que d’utopies réactionnaires, qui vont à l’encontre de toutes les tendances irréversibles à l’œuvre dans l’évolution sociale, économique, démographique ; utopies dont les potentialités visibles sont mortifères ou totalitaires. Elles sont en particulier incapables de prendre en compte le fait que les « sujets » des sociétés actuelles sont les supports d’identités multiples et évolutives, et non plus fixées par le territoire ou la biologie. [27]C’est là tout le problème du cadre conceptuel où voudraient se situer les « nouveaux mouvements sociaux ».

« Par le haut », le construction d’une « communauté de destin » à une échelle supra-nationale ne pose pas moins de problèmes, bien qu’ils soient différents : à l’échelle d’un continent, l’Europe par exemple, non seulement une telle construction tend à réanimer les « fantômes d’identité » mentionnés, mais aussi à multiplier jusqu’à les mettre hors d’atteinte tous les inconvénients de la délégation irresponsable, de la spécialisation d’experts et de décideurs constitués en caste oligarchique, de la formulation bureaucratique des problèmes qui intéressent tous les « citoyens » en des termes qui leur échappent, en données incontournables et intangibles, en impératifs énigmatiques, etc. - autant de traits qui font douter qu’une citoyenneté européenne puisse être davantage porteuse d’autonomie, d’intelligibilité et de démocratie que la citoyenneté nationale.

Sauf, encore une fois, à ne se proposer que la démocratie au sens le plus faible : droits de l’homme, protection des individus contre les abus, espace public ouvert à tous les discours réduits à la futilité par les médias, etc.

Si l’on considère maintenant le champ économique, les difficultés ne sont pas moindres. Non pas tellement au niveau des assemblées d’entreprise (ou conseils de travailleurs) ou de l’articulation des entreprises entre elles, pour les définitions des objectifs, des ressources et des moyens : des expériences historiques, en Espagne notamment, confirment, s’il en était besoin, que toute entreprise collective fonctionne aussi bien ou plutôt mieux quand elle est autogérée que gérée hiérarchiquement par un personnel au service de l’impératif du profit capitaliste.

Le problème se situe plutôt au niveau de la définition du travail et de sa rétribution : la distinction entre les travaux « essentiels », obligatoires, et « non essentiels », volontaires, satisfaisant des besoins définis pareillement, renvoie elle-même aux décisions prises au niveau politique.

Quant au travail sous l’angle technique, il est certain que les modalités de la division du travail et de la spécialisation peuvent être et seront de toutes façons revues et modifiées dans l’avenir, quel qu’en soit le cadre ; mais il est aussi certain qu’il n’y aura pas de régression sur ce plan : la formation d’un médecin, d’un radiologue, d’un géologue, d’un physicien ou d’un chimiste, pourra être moins « aliénante » et articulée sur d’autres impératifs que l’intégration dans une entreprise visant le profit, ou la croissance inconditionnelle - mais cette formation sera plutôt plus poussée que moins, et la spécialisation de même. Ce qui est en soi un facteur de complexité croissante.

Le maintien de la division du travail et de la nécessaire spécialisation n’implique pas, toutefois, que les tâches restent définies et décomposées comme elles le sont actuellement, en fonction d’une organisation hiérarchique du travail qui reflète étroitement les exigences actuelles des entreprises. Des assemblées de travailleurs sont les mieux placées pour déterminer, une fois un objectif de production reconnu, la distribution des tâches et leur articulation (comme cela
a pu se faire en Espagne 1936 ou en Hongrie 1956) [28]

Mais la nécessaire spécialisation de la production moderne, même démocratiquement organisée, comporte un risque de captation ou de concentration de pouvoir (car pouvoir il y a dès que l’autorité liée à la compétence entreprend de s’imposer dans les relations sociales), en même temps qu’elle fait naître la tentation de l’abandon de responsabilité aux spécialistes - lié à la reconnaissance d’un droit, imprescriptible, à ne pas s’occuper des affaires communes. Ce risque, sinon cette tentation, ne peut avoir comme remède que de veiller à la substituabilité des responsables ; faisant ainsi en sorte que personne (individu ou groupe) ne se tourne en possesseurs exclusifs d’une compétence ou d’une capacité d’intervention. Impossible de dire, aujourd’hui, comment une telle garantie peut être assurée...

Dans ces conditions, le projet de mesurer et de rétribuer l’apport de chacun au travail collectif en « bons de travail », « essentiels » ou « non essentiels », est hautement problématique, voire archaïque, tout comme l’était l’idée des ultra-gauches, remontant à Marx, de mesurer cet apport en « heures de travail social-moyen » pour y faire correspondre des biens de valeur mesurée de la même façon. [29] N’importe lequel des objets utilisés dans les sociétés modernes (et qui ont toute l’affection des consommateurs : la voiture, la chaîne hifi, la cuisine intégrée, etc., sans compter les appareils sophistiqués de la médecine, etc.) incorpore des contributions en travail incalculables au sens propre en quantité, autant qu’incomparables en nature, et par conséquent inassignables à tel travailleur ou groupe de travailleurs.

Le problème de la rétribution n’est d’ailleurs peut-être pas le plus difficile : le projet à la mode de « revenu inconditionnel » pourrait, dans un autre contexte que l’économie marchande actuelle, être une solution, en prévoyant une rétribution minimale et suffisante pour tout membre actif de la « communauté » (malaisée à définir, cf. ci-dessus), quitte à la compléter d’un commun accord pour les autres prestations.

Plus difficile, voire insurmontable, semble être la recomposition des tâches productives, permettant leur réorientation vers d’autres objectifs, ainsi que la remise en cause des objectifs de « croissance » [30] : l’interdépendance des entreprises de production dispersées dans le monde entier est telle que l’appropriation des unités de production par les travailleurs risque de se traduire aujourd’hui (à l’exemple du Portugal entre 1974 et 1975) par une paralysie immédiate ou progressive de la production. Laquelle ne pourrait à la rigueur être surmontée que par une recomposition, au sein d’une « zone géographique donnée », et circonscrite comme on l’a vu, c’est-à-dire étatiquement, de toute la nébuleuse de tâches et productions interdépendantes. De nouveau, on est renvoyé à des décisions inséparablement politiques et économiques, et au problème du sujet de la démocratie.

On peut enfin se demander si la réintroduction proposée du marché sous forme de « marché artificiel » n’exprimant par des « prix artificiels » (ce qui suppose l’argent) que les rapports de l’offre et de la demande, n’implique pas la reconstitution d’un système d’échange des biens, d’une valeur « marchande », etc. En somme il reste à démontrer que le marché, en tant que cadre de répartition et d’échange des biens et services, est éliminable autrement que par l’instauration d’une société d’abondance, laquelle semble appartenir plutôt au passé, si l’on en croit Marshall Sahlins, qu’à l’avenir, même démocratique.

Les prémices d’un monde futur : résistance et démocratie

On dira, avec Marx et d’autres, qu’on ne saurait « donner des recettes pour les marmites de l’avenir » (il s’y est quand même laissé aller, à l’occasion, ne nous laissant qu’un livre de recettes très laconiques !). Mais l’objection est trop facile : si l’on veut que le projet soit attractif, convaincant, mobilisateur, son résultat ainsi que ses préliminaires doivent pouvoir parler à l’imagination, et montrer
les racines qu’ils ont dans le monde présent. Le schéma d’un régime démocratique concevable, et conforme à la raison humaine, n’a de sens que s’il montre, au sein même des sociétés que l’on veut voir changer, les éléments annonciateurs d’autres institutions, d’autres comportements, d’autres valeurs, et les voies pouvant conduire à leur prise en compte. Car ce sont les hommes et femmes de ce monde qui doivent le prendre en charge.

Si les sociétés modernes sont dominées, selon Castoriadis, Fotopoulos, etc., par un « imaginaire » capitaliste et productiviste, et structurées par les deux normes de la hiérarchie et de l’argent- croissance, il s’agit alors de montrer quel(s) autre(s) imaginaire(s) sont suffisamment présents dans les comportements sociaux pour être en mesure de l’emporter sur l’imaginaire capitaliste. Et de trouver les signes annonciateurs d’un tel renversement collectif de valeurs.

S’il est vrai que ces sociétés sont caractérisées par une atomisation, une décomposition avancée du « lien social », un état poussé d’anomie, une consécration de l’individu rendant celui-ci étranger à tout projet collectif autonome et intelligible [31], il reste à montrer, dans les comportements et les luttes sociales, économiques, politiques et culturelles que suscitent inévitablement l’état du monde et les entreprises néolibérales, le souci de résister aux logiques d’appareils, aux dérives bureaucratiques, au respect de la norme hiérarchique - ainsi que la présence d’une intention résolue de redéfinir les principes d’organisation du monde social. Vaste domaine de doutes et d’interrogations.

Il n’est pas dans mes intentions de contester la présence de tels éléments de recomposition du lien social, que semblent reconnaître à leur façon les divers projets de démocratie « associative » ou « participative » ; de tels éléments n’ont jamais totalement fait défaut, même si les sociétés actuelles semblent écrasées sous « la montée de l’insignifiance » en « période de conformisme généralisé », pour reprendre les propres termes de Castoriadis.
Il n’est pas non plus dans mes moyens de montrer que les luttes et mouvements actuels, luttes sociales de type classique ou « nouveaux mouvements sociaux », comportent, ou ne comportent pas, la visée d’ensemble d’un autre monde viable, ou qu’ils indiquent la voie d’un renversement qui posera en termes nouveaux tout le problème de la démocratie.
Ce qui est indéniable, c’est que le développement du système capitaliste néolibéral, en extension et en sophistication, entraîne du même coup des conflits et des résistances qui doivent, qu’elles le veuillent ou non, prendre des formes alternatives ou étrangères aux impératifs contre lesquels elles se dressent. Il nous revient d’y être attentifs, d’en prendre la mesure, d’en souligner le sens ; que ce soit ici même, au cœur des sociétés les plus riches au sein desquelles grandit un tiers-monde, ou plus loin, dans des contextes dont beaucoup de traits nous échappent, au Mexique, au Brésil ou en Chine.

Cela ne suffira nullement à apaiser les doutes que suscite l’indéracinable projet démocratique, celui d’une société autonome et raisonnable. Ces doutes n’ont d’ailleurs pas à être apaisés. Car ne s’agirait-il que de constater, et d’entretenir, les raisons et les foyers de telle résistance, c’est en ceux-ci, et en celle-ci, que réside en tout cas et que subsistera la part véritablement humaine de l’existence.

Claude Orsoni


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