Eduardo Colombo
« Quoi qu’il en soit, à l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre ;
il n’est plus. »
Rousseau, le Contrat social, Livre III Chap. XV
Les Athéniens, qui ont vécu le « bref été » qu’embrassa les Ve et IVe siècles avant J.-C., période où on s’accorde à dire que le peuple régna, croyaient que la démocratie était l’âme de la cité - psychè poléôs -.
Vingt-trois siècles se sont écoulés et, aujourd’hui, depuis deux petites centaines d’années, lentement, avec des intermittences marquées et des contradictions irrésolues, la démocratie est devenue aussi la croyance la plus répandue et, pour nos clercs politiques, l’horizon « indépassable » de notre société.
Les modernes croient à ce qu’ils appellent démocratie, mais, qu’est-ce que c’est que cet objet de leur croyance ? De quelle démocratie se réclament-ils ? À quelle démocratie adressent-ils leurs vœux ? Dans quelle liturgie démocratique communient-ils ?
Nous, qui sommes des mécréants, nous faisons appel au sain entendement, aux esprits raisonnables et critiques, à l’intelligence du peuple. Nous prenons appui sur cette force que Tocqueville appelait l’esprit d’examen, force ravageuse qui peut s’éclipser mais qui ne disparaîtra jamais. Et c’est dans ces rares moments, quand l’esprit critique devient sur la scène de l’histoire une « passion générale et dominante », que l’hérésie laisse la place à la révolution.
Mais notre époque, au moins pour le moment, n’est pas celle où la res publica suscite des passions populaires. Les femmes et les hommes se sont enlisés dans le cercle étroit de leurs vies privatisées, occupés qu’ils sont par la trivialité infinie de leurs affaires personnelles.
Le lien social s’effiloche, et « la liberté des modernes » - « liberté » c’est le nom qu’ils donnent aux garanties accordées par les institutions à ces jouissances privées [1]
- se protège derrière le gendarme qui sécurise les biens et les personnes. La volonté de chacun étant mise en léthargie, ce sont les « représentants du peuple » qui ont la tâche de défendre les intérêts de tous, en laissant aux citoyens le temps de s’occuper de leurs intérêts privés. « Perdu dans la multitude, l’individu n’aperçoit presque jamais l’influence qu’il exerce. Jamais sa volonté ne s’empreint sur l’ensemble ; rien ne constate à ses propres yeux sa coopération ». [2] Alors l’apathie [3] se répand dans l’État de droit ; l’égalité des conditions, à peu près juridique et formelle, recouvre l’énorme distance qui sépare les riches et les pauvres et voile le conflit de classes. Par voie de conséquence, la capacité d’agir disparaît du quotidien et se réfugie dans le refus et la révolte. Le néolibéralisme a unifié dans un même bloc imaginaire le marché capitaliste et les droits de l’homme.
La démocratie n’est plus un régime politique, elle désigne un ensemble de représentations politiques, économiques, idéologiques, organisationnelles, qui, sur un découpage particulier privé-public du social, contribuent à - et en même temps se nourrissent de - la construction de singuliers abstraits, individus-atomes, anonymes et interchangeables. La division traditionnelle entre dominants et dominés persiste, comme si elle était une donnée de la nature du politique, et coexiste, sans heurts apparents, avec la souveraineté reconnue et proclamée du peuple. Flanquée des droits constitutionnels et du suffrage dit universel la démocratie, qui maintenant a intégré le libéralisme dans son camp - ou plutôt l’inverse -, est assimilée aux régimes capitalistes occidentaux. C’est ainsi que, dans l’usage habituel, démocratie est devenu la désignation générique d’une forme du social institué, résultat déformé du conflit de forces en lutte au sein de la modernité.
Les changements profonds qui amènent la société occidentale
depuis le xvie siècle à rejeter la transcendance de la loi, « le point de vue de Dieu », pour prendre conscience d’être une société historique qui s’auto-institue, débouchent sur la prééminence du politique, sur l’appréhension de la fonction instituante du collectif humain et, par force de raison, sur la souveraineté du peuple. Les idées fortes et novatrices ne sont pas inertes, elles ont tendance à susciter les passions et à devenir les signes avant-coureurs de la révolte. La démocratie à été enfantée par la Révolution. Son principe, ses idéaux, ses valeurs sont admis. Mais, détournée par le pouvoir politique [4]
qui n’a jamais échappé aux élites de la classe dominante, elle est, dans la réalité sociopolitique, une forme bâtarde qui prête ses contenus symboliques au mythe de légitimation du pouvoir d’État.
La croyance subsiste, mais la force émotionnelle et collective qui l’a fait naître n’est plus. Les hommes qui firent la Révolution étaient incrédules, mais il leur restait une croyance admirable qui manque aujourd’hui : ils croyaient en eux-mêmes. [5] Dans une société d’individus privatisés, la nôtre, la croyance généralisée en la démocratie cache paradoxalement
un profond scepticisme sur la capacité que nous avons collectivement de changer le monde. Ce qui demeure, ce que nous voyons à côté de nous, n’est même pas le nihilisme tragique de l’action ou de la force comme le voudraient Stirner ou Nietzsche, mais le nihilisme banal de la passivité.
Quand le peuple a une volonté il n’a plus de représentants. Il se représente lui-même.
Qu’est-ce que la démocratie ?
Nous sommes en présence d’un détournement sémantique qui n’est pas anodin mais la conséquence du triomphe de la « révolution bourgeoise » créatrice d’un bloc imaginaire, issu de la Grande Révolution, qui construit l’espace public de la représentation, et qui méconnaît, écarte et réprime les formes alternatives plébéiennes des assemblées primaires, mandats contrôlés et souveraineté directe du peuple, toutes formes présentes d’emblée dans l’action révolutionnaire. [6]
Mais, partons de la signification originaire du mot. Les premières utilisations connus du terme démokratia contiennent l’affirmation de la puissance souveraine du démos, du peuple [7]
, avec ses deux corollaires : l’égalité et la liberté. Ce sens s’exprime chez Eschyle [525-456] et Hérodote [485-425].
Dans les Suppliantes, Euripide [484-406] écrit :
– « Athènes est libre. Le peuple y règne ; [...] le pauvre et le riche ont des droits égaux dans ce pays. » [8]
L’égalité est toujours une valeur difficile à accepter, dès l’origine elle a été
la cible des adversaires du régime. Dans la polis du ve siècle, l’égalité n’était pas seulement l’égalité devant la loi, mais aussi, et fondamentalement, « l’égalité à l’agora » (isègoria), c’est-à-dire, la capacité de tout citoyen de s’adresser au peuple assemblé.
La liberté est reconnue par les partisans et les opposants de la démocratie comme étant la base même du régime. Aristote le constate :
– « Le principe fondamental sur lequel repose la constitution démocratique est la liberté (c’est là une assertion courante, impliquant que c’est sous cette seule constitution que les hommes ont la liberté en partage...). »
[9]
Si la volonté du peuple s’exprime directement dans l’assemblée, si le peuple décide, il devient facilement compréhensible que, comme le peuple n’est pas Un mais une pluralité, un collectif, les membres qui le composent aient besoin de la liberté et de l’égalité. C’est seulement en tant que libres et égaux qu’ils peuvent constituer un ensemble qui a la capacité de décider et d’agir.
La liberté et l’égalité sont des conséquences nécessaires de la souveraineté du peuple. Si une partie du peuple se voit limitée dans sa liberté ou n’est pas égale à l’autre partie devant la prise de décision - un ou plusieurs, minorité ou majorité -, « le peuple » n’est plus souverain, souveraine est la partie qui a la capacité (potentia) de décider. Dans ce cas, cette partie aura aussi la potestas (la capacité de se faire obéir)
[10]
et la division dominants-dominés fera de nouveau son apparition sur la scène démocratique.
L’Athènes classique avait institué une démocratie qu’on appelle directe : la majorité faisait la loi. Comment se défendre, alors, de la tyrannie de l’opinion, des sentiments répandus qui exigent la conformité à la règle, de la force coercitive
d’un préjugé généralisé ? Les Grecs ne le savaient pas. Aristophane pouvait se moquer des problèmes de la guerre et des hommes politiques en vue, c’était du théâtre. Mais, « dans le domaine politique, le but de la parole, c’est de conduire à l’action » [11]].et à l’Assemblée le climat changeait, elle pouvait voter l’ostracisme ou recourir à la procédure judiciaire nommée graphé paranomon par laquelle un homme était jugé et, éventuellement condamné, pour avoir fait une « proposition illégale » même si le
corps souverain l’avait approuvée. Un jour, situé entre 432 av. J.-C. et 430 ou 429, l’Assemblée vota, sur la proposition d’un nommé Diopeithès, « une loi selon laquelle c’était un délit majeur que d’enseigner l’astronomie ou de nier l’existence du surnaturel ». [12]Anaxagore assignait à l’intellect une nature matérielle, et il dut fuir de la cité pour échapper au châtiment.
– « Pendant une trentaine d’années, écrit Finley, - le procès de Socrate en 399 marqua le point final de cette évolution -, des hommes furent poursuivis et châtiés non pour des actes d’impiété manifestes, mais pour leurs idées. »
[13]
Par contre, il y avait quelque chose que les Grecs anciens savaient, et ce qu’ils savaient c’était que choisir des magistrats parmi certains citoyens préalablement sélectionnés n’était pas démocratique. Si « tous choisissent par élection parmi certains seulement, c’est là quelque chose d’aristocratique. » (Aristote, Politique, IV, 15, 1300 b 4).
La forme matricielle de la démocratie était ainsi définie et son principe proclamé : la volonté du peuple.
La polis grecque ne peut pas être un modèle pour les sociétés complexes modernes, toutefois son importance anachronique réside dans le fait d’avoir été
la première fois dans l’histoire où les hommes [14]
ont assumé l’auto-institution du « corps politique », de la société civile ou politique. Les citoyens assemblés créent le nomos, ce sont eux qui établissent les normes, les conventions, les lois. Et ils les changent et ils les annulent. L’État dans le sens moderne du mot, comme instance distincte et séparée du corps social, n’existait pas. La polis, ce sont les hommes, disait Thucydide. Ce qui est fondateur dans la polis est l’affirmation de l’auto-institution de la société avec les conséquences qu’elle entraîne : la création d’un espace public où les acteurs sociaux sont égaux, où la parole est libre, et le vote qui s’y exprime sert à prendre une décision et non pas à élire des représentants. « La représentation est un principe étranger à la démocratie. »
[15]
L’hétéronomie du social institué, après cette courte période, ne sera plus mise en question avant la modernité.
Depuis le haut Moyen âge, avec l’hégémonie du christianisme, la papauté élabore une théorie théocentrique selon laquelle tout pouvoir dérive de Dieu, et c’est son vicaire sur terre qui dispose de la suma potestas. La doctrine de l’Église fournira les bases de la justification politique du pouvoir.
Le monde occidental prend une nouvelle tournure avec la « sortie de la religion ». Le processus de sécularisation, consubstantiel à la modernité, pourrait être défini comme la perte progressive de toute « garantie métaphysique » de la légitimité de l’ordre social et, pour la première fois après les anciens Grecs, il n’y a plus de point de vue extérieur pour dire la vérité, ou la loi de la cité. Il s’ensuit, donc, que ce sont les êtres humains, dans l’immanence de leur action, qui instituent le monde socio-politique.
Il se construit, alors, une dimension nouvelle du politique, une forme tout autre d’institution du social, qui deviendra pleinement visible pendant la Révolution française. Ce vaste mouvement d’idées prend ses bases entre le xvie et le xviie siècles, même si on peut l’élargir au Quattrocento avec Nicolas de Cuse et l’Oratio de hominis dignitate de Pic de La Mirandole. Mais, dans un sens strictement politique c’est avec Machiavel (le Prince, 1513), Bodin (les six livres de la République, 1567) et Hobbes (De Cive, 1642 et Léviathan, 1651) qui commence à se construire l’espace « imaginaire » de l’État moderne.
L’institution, ou la création, de formes politiques - c’est-à-dire, avoir conscience explicite, savoir, que le politique est institué - accomplit une vraie rupture avec « l’ordre naturel » supposé par la tradition, et c’est ainsi que la révolution intellectuelle qu’introduit Hobbes renoue avec la préoccupation des sophistes pour lesquels le nomos s’opposait à la physis.
Avec la naissance de l’État [16]
s’opère la division, aujourd’hui classique, entre société civile et société politique. Cette division pouvait être nommée par les premiers théoriciens du libéralisme politique comme la distinction entre le propriétaire et le citoyen. À l’époque de Locke et de Rousseau « société civile » était synonyme de « société politique » et s’opposait à « état de nature ». Depuis le xixe siècle, l’usage sera d’appeler « État » la société politique, vue comme séparée ou antagoniste de la société civile.
Pour les théoriciens du contrat, la société civile-politique naît d’une décision : « On dit qu’une République est
instituée, lorsqu’un grand nombre d’hommes réalisent un accord et passent une convention (chacun avec chacun) », écrit Hobbes. [17]
Et il reconnaît, dans son De Corpore Politico [1630], un moment démocratique primitif. La politique instituée requiert premièrement, « dans l’ordre du temps », « l’espèce démocratique », et il doit en être ainsi par nécessité, parce que tout accord « doit consister dans le consentement de la majeure partie ». [18]
Rousseau ajoute, cent trente années plus tard, que ce moment originaire exige l’unanimité :
– « D’où cent qui veulent un maître ont le droit de voter pour dix qui n’en veulent pas ? La loi de la pluralité de suffrages est elle-même établie par convention, et suppose au moins une fois l’unanimité. »
[19]
Les sociétés changent, et la lente évolution des idées, jalonnée par des souffrances et des rébellions, se trouve un jour devant toute une dimension du politique qui bascule, happée par l’action insurrectionnelle : la Révolution est là.
Le peuple souverain :la Révolution
Le « moment démocratique primitif » abandonne, alors, le domaine mythique du contrat social, originaire et fondateur
de la société civile, pour faire irruption dans l’histoire comme action instituante. La souveraineté du peuple s’exprime directement dans la puissance collective qui congédie l’Ancien Régime.
Les députés du Tiers-état s’enhardiront de plus en plus dans leur attitude vis-à-vis de la cour au fur et à mesure que la révolte paysanne gronde et que le peuple de Paris s’agite. Des révoltes
éclatent un peu partout en France dès janvier 1789 et même dès décembre 1788. Les châteaux brûlent. Les sectionnaires des faubourgs, les assemblées primaires, les Journées révolutionnaires - le 14 juillet, le 10 août et la Commune insurrectionnelle, le 31 mai et le 2 juin 93 -, sont le moteur, le fer de lance de la révolution. Contre le roi ou contre la « représentation nationale ».
La bourgeoisie révolutionnaire avait besoin du peuple, mais la plèbe lui faisait peur.
[20]
La force expansive de la Révolution française se concentre dans l’affirmation de la volonté populaire comme fondement de toute politique démocratique dont la finalité logique - et à terme,
institutionnelle - devrait être la pleine autonomie individuelle et collective. L’autonomie, et non le fantasme du Peuple-Un, d’une identité substantielle, d’un corps soudé à sa tête. Rousseau a raison en considérant que le peuple est lui-même législateur et magistrat, il se trompe en inventant un être fictif : la volonté générale.
Un lieu du pouvoir (potestas), un pouvoir politique, séparé de la société et qui est supposé avoir la capacité de contrainte légitime, par représentation ou par délégation, signifie une contradiction majeure avec la souveraineté du peuple, une aporie insurmontable. Est-ce qu’il peut y avoir une souveraineté sans capacité de décision ?
– « Pour tout être qui raisonne, gouvernement et révolution sont incompatibles », écrivait à la prison de Plessis, Varlet, l’enragé.
Pendant les cinq années de Révolution les formes institutionnelles de la « démocratie » seront incertaines, variables, la souveraineté et la représentation ne font pas un bon ménage, mais la source du pouvoir sera reconnue et affirmée dans le camp révolutionnaire. Ainsi Brissot peut dire lors d’une séance aux Jacobins en 1791 que la souveraineté du peuple n’est qu’un « vain mot » si elle n’implique pas une « suprématie active sur tous les pouvoirs délégués ». [21]
Mais, si le principe démocratique est présent partout, le mot démocratie est presque inutilisé parce que trop lesté par des images de « populace incontrôlable et d’anarchie ». C’est la canaille.
Dans la Démocratie inachevée, Rosanvallon écrit que D’Argenson est bien isolé en 1765 en considérant, déjà, qu’il y a fausse et légitime démocratie :
« La fausse démocratie tombe bientôt dans l’anarchie, c’est le gouvernement de la multitude ; tel est un peuple révolté : alors le peuple insolent méprise les lois et la raison ; son despotisme tyrannique se remarque par la violence de ses mouvements et par l’incertitude de ses délibérations. Dans la véritable démocratie, on agit par députés, et ces députés sont autorisés par l’élection ; la mission des élus du peuple et l’autorité qui les appuie constituent la puissance publique. »
[22]
Avec le temps, cette distinction va devenir le credo de la démocratie représentative. Elle contient le transfert de la souveraineté du peuple à la puissance déléguée : le gouvernement. Reste sur pied la question fondamentale de toute philosophie politique du pouvoir qui reconnaît la capacité instituante du collectif, du social, et qui n’accepte pas la confiscation de cette capacité par une oligarchie ou une élite : la volonté peut-elle être transférée sur un représentant et continuer d’être la volonté de l’agent, de l’acteur social singulier ou pluriel ? [23]
Les gens du bas peuple et la bourgeoisie de 1789, acteurs d’une révolution, sont hantés les uns par le spectre de l’aristocratie, les autres par celui de l’anarchie. L’abbé Fauchet remarque :
« L’aristocratie est une maladie si contagieuse qu’elle gagne presque inévitablement les meilleurs citoyens, dès le moment que les suffrages du peuple les ont placés en représentation. » [24]
Anticipant ainsi « la loi d’airain de l’oligarchie » de Robert Michels. [25]
Même quand ils sont foncièrement rousseauistes, les constituants ne peuvent sortir du dilemme où les a enfermés la volonté populaire : le gouvernement doit représenter la souveraineté qui réside dans le peuple, mais il doit gouverner (diriger, conduire) le peuple.
La bourgeoisie patriote veut finir la révolution le plus tôt possible. Lameth, Barnave, Duport, affirment en 1790 :
« La révolution est faite ; le péril est de croire qu’elle n’est pas finie. »
Dans le débat sur la révision constitutionnelle de l’année suivante Barnave combat les assemblées primaires au nom du pouvoir représentatif :
« On remplace le pouvoir représentatif, le plus parfait des gouvernements, par tout ce qu’il y a dans la nature de plus odieux, de plus subversif, de plus nuisible au peuple lui-même, l’exercice immédiat de la souveraineté, la démocratie. »
Il est on ne peut plus clair :
« Le peuple est souverain, mais dans le gouvernement représentatif ses représentants sont ses tuteurs, ses représentants peuvent seuls agir pour lui, parce que son propre intérêt est presque toujours attaché à des vérités politiques dont il ne peut pas avoir la connaissance nette et profonde. » [26]
Déjà en novembre 89 l’Assemblée de la section des Cordeliers enjoint ses élus à « se conformer à tous les mandats particuliers de ses commettants ». Et les Cordeliers ne sont pas isolés, les sectionnaires veulent que les membres du Conseil général de la Commune agissent selon la volonté des assemblées primaires et qu’ils soient révocables, mais l’Assemblée constituante vote une loi qui soumet l’organisation municipale de Paris aux « normes représentatives générales ».
Avec l’insurrection du 10 août 1792
les sections montrent à nouveau leur aspiration à la démocratie directe, elles veulent des mandatés pas des représentants.
« La souveraineté une fois reprise par le peuple, il ne reste plus aucune autorité que celle des assemblées primaires. » (Discours du maire de Metz aux Jacobins le 12 août.) [27]
Les enragés - Roux et Varlet en prison - dénoncent la Terreur imposée par le clan robespierriste, mais la révolution avait touché à sa fin. La réaction thermidorienne se sert de la Terreur comme d’un repoussoir ; il n’empêche que les 10, 11 et 12 thermidor il y a eu cent trois
exécutions.
« La bourgeoisie faisait la fête - comme elle la fit, plus tard, après juin 1848 et mai 1871. » [28]
Derrière le conflit des classes - et son expression politique paraît simple : tant que la majorité sont les pauvres et la minorité les riches, le gouvernement des pauvres c’est la démocratie, le gouvernement des riches l’oligarchie [29] - se profilent les limites de tout pouvoir politique (kratos, potestas) s’il est entre les mains de quelques-uns, et aussi, et surtout, s’il tire sa contestable légitimité de la « loi de la majorité », comme les contemporains de Périclès et d’Anaxagore ont pu en faire l’expérience.
Thermidor et les libéraux
Le retour à l’ordre - bien compris par la classe dominante dans le sens du respect de la propriété et de la sécurité - va écarter pendant de longues années la volonté du peuple de la scène publique. Benjamin Constant (1767-1830) le reconnaît, chez les modernes, nous dit-il, la souveraineté est représentée ce qui signifie que l’individu n’est souverain qu’en apparence ; « et si à époques fixes, mais rares, [...] il exerce cette souveraineté, ce n’est jamais que pour l’abdiquer ». [30]
Le détournement du concept de démocratie commence alors son chemin bien avant que le mot devienne à la mode.
« L’idée trouve sa première formulation, selon Pierre Rosanvallon, en 1795 chez Lezay-Marnésia. “Dans toute société civilisée, c’est-à-dire partout où la propriété a jeté de profondes racines, la considération de la liberté passera toujours après celle de l’ordre, les intérêts politiques après les intérêts civils, parce que c’est l’ordre et non la liberté qui y assure la garantie ; que l’homme y subsiste par la part qu’il a dans le territoire, et non par celle qu’il a dans la souveraineté”. » [31]
Quand Benjamin Constant expose ses idées dans un discours très apprécié par les néolibéraux d’aujourd’hui, - discours connu sous le titre De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, et prononcé en 1819 à l’Athénée royal de Paris, au milieu de la Restauration des Bourbons, période de relative libéralité entre la
« terreur blanche » et le triomphe des « ultras » -, il a le dessein de mettre un terme à la Révolution, car les idées qu’elle a mises en marche sont dangereuses, de surcroît si elles couvent dans la clandestinité. L’idée démocratique, pensent les libéraux, contient un potentiel qui oscille entre le despotisme et l’anarchie.
Nonobstant, la Grande Révolution, en posant comme fondement de la République la souveraineté du peuple, vient de déclencher un processus profond de changement des mentalités, même sous la monarchie restaurée qui, maintenant a été contrainte de concéder la Charte qui restreint l’arbitraire royal. [32] Il fallait, alors, pour les libéraux, rester dans les bornes de l’établi et contrôler l’expansion de la souveraineté populaire, sans la perdre totalement (en apparence), en l’institutionnalisant comme régime représentatif. La critique de Constant vise, au fond, la démocratie directe, inadéquate aux besoins de l’homme moderne, occupé à développer ses intérêts individuels. De là vient la nécessité du système représentatif. [33]
À cette époque, ceux qui ont été appelés libéraux conservateurs ou « doctrinaires », ont accentué la séparation entre « le principe subversif, anarchique et destructif » de la volonté individuelle ou collective, et le gouvernement représentatif des intérêts de la nation, confiants qu’ils étaient dans la capacité du gouvernement à reconnaître les vrais intérêts dignes d’être représentés.
Un exemple intéressant nous est fourni par l’argumentation que développe Pierre Paul Royer-Collard (1763-1845) contre la « représentation » de la volonté populaire et pour la « représentation » par le gouvernement des intérêts de la société. Il écrit :
« Le mot représentation est une métaphore. Pour que la métaphore soit juste », il faut reconnaître que la « représentation politique suppose le mandat impératif ». Il conclut, donc, que « la Révolution, telle qu’elle s’est opérée pour le malheur des siècles, n’est autre chose que la doctrine de la représentation en action. »
Autre chose est « l’opinion d’une nation », qui « ne se rencontre avec certitude que dans ses véritables intérêts », et les gouvernements sages seront l’expression de l’état de la société. [34]
« L’égalité des droits c’est le vrai de la démocratie [...], garantie par la Charte, elle est aujourd’hui la forme universelle de la société, et c’est ainsi que la démocratie est partout. » [35]
Cette phrase pourrait être écrite de nos jours dans le Débat mais elle appartient à une période de restauration monarchique.
Alexis de Tocqueville publie en 1835 la Démocratie en Amérique et, dès lors, le mot démocratie tendra à s’imposer comme la désignation d’un état de la société et non plus en tant que régime politique, expression de la volonté du peuple. L’état social en Amérique, c’est l’égalité de chances - laissons de côté le fait que le diagnostic n’était pas tout à fait bon - et le principe politique proclamé la souveraineté du peuple. Et c’est le principe politique qui deviendra de plus en plus obscur.
Par ailleurs, c’est dans les pages où Tocqueville anticipe sur l’état d’une société d’individus, privés, anonymes et échangeables, que sa vision paraît plus en accord avec notre société démocratique. Ce qui était une menace est devenu une réalité : une foule innombrable d’hommes « qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils remplissent leur âme ». Cette sorte de servitude réglée, douce et paisible, « pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir à l’ombre de la souveraineté du peuple. [...] Dans ce système, les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y rentrent ». [36]
Réactionnaires et libéraux, monarchistes modérés ou républicains, Guizot ou Thiers, pouvaient discuter sur la démocratie moderne et le système représentatif, et essayer toujours de justifier le pouvoir du gouvernement sur le peuple, le justifier et l’imposer si besoin était ; ce qu’ils ne pouvaient pas faire, c’est oublier la volonté du peuple en acte.
Avec les barricades des Trois Glorieuses, le peuple de Paris, souverain, impose le changement. Ce sont les pauvres, les prolétaires, les classes laborieuses et dangereuses qui font les journées de juillet 1830, mais la bourgeoisie industrielle et commerciale manœuvre pour conserver le pouvoir, et Thiers offre au trône la victoire du peuple.
Les quartiers ouvriers de Lyon se révoltent en avril 1834 contre la loi sur les associations. Les insurgés combattent pendant trois jours. Le soir du 11 l’insurrection est vaincue. Le 13, c’est le tour de Paris. Le ministre de l’Intérieur Thiers ordonnera une répression impitoyable.
La révolution de 1848 achèvera la séparation entre la bourgeoisie et le prolétariat. Guizot, désabusé, l’avait prévu :
« La démocratie est un cri de guerre ; c’est le drapeau du grand nombre placé en bas, contre le petit nombre placé en haut. » [37]
La Commune deviendra le symbole de cette lutte et l’image tragique du bas peuple écrasé par le Pouvoir.
Le spectre de l’anarchie
Entre 1830 et les insurrections de 1848 en Europe, le capitalisme industriel à créé un vaste prolétariat urbain, force de travail disponible, paupérisée, « libre » de se vendre. L’ouvrier se voit traqué par la misère et l’insécurité de l’emploi, il a troqué la « sécurité » de l’esclavage contre la « liberté » de mourir de faim. Violente opposition des classes qui fera naître le mouvement ouvrier révolutionnaire. [38]
Au sein de ces luttes ouvrières naissantes, les idées anarchistes, qui commençaient à se constituer et à former un corpus politique, vont trouver la matière nécessaire pour se développer en tant que mouvement social.
La mise en avant de la « question sociale », à l’instar des sans-culottes de la Révolution, mobilise les aspirations d’égalité et de liberté.
Le premier congrès de l’Association internationale des travailleurs (Genève, 1866) déclare qu’il y a un but à atteindre : la suppression du salariat. Et le congrès de Saint-Imier réuni à l’automne de 1872 formulera avec clarté les principes de l’anarchisme :
« Dans aucun cas la majorité d’un Congrès quelconque ne pourra imposer ses résolutions à la minorité. »
Il propose alors à l’action du prolétariat la constitution d’une fédération des communes autonomes. En conséquence, le Congrès déclare que :
« La destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat », et que « toute organisation d’un pouvoir politique soi-disant provisoire et révolutionnaire pour amener cette destruction ne peut être qu’une tromperie de plus et serait aussi dangereuse pour le prolétariat que tous les gouvernements existant aujourd’hui. » [39]
Bakounine dans Étatisme et Anarchie signale que l’État de Gambetta autant que celui de Thiers - et avec plus de force et de façon beaucoup plus sûre, parce qu’il affectera de multiples formes démocratiques - garantira « à la riche et rapace minorité l’exploitation, en toute tranquillité et sur une immense échelle, du labeur du peuple ». Il (Gambetta) « sait que le despotisme gouvernemental n’est jamais aussi redoutable et aussi violent que lorsqu’il s’appuie sur la prétendue représentation de la pseudo-volonté du peuple ». [40]
Porté par la vague de fond de la modernité, l’anarchisme introduit dans l’histoire un nouveau paradigme du politique basé sur la négation du pouvoir politique [41], de l’État.
Les formes traditionnelles de l’organisation de la cité contiennent l’idée de la domination juste, et ceci dans les trois formes que reconnaissaient les Grecs : monarchie, oligarchie et démocratie. La polis n’est pas pensable sans une instance où s’exprime l’arkhé politiké (le commandement politique) dépositaire de la contrainte légitime pour maintenir l’ordre, faire la guerre et soumettre les déviants. La majorité dans l’Assemblée est la source du pouvoir délégué en démocratie.
Ainsi, dans la démocratie directe la majorité a, outre le pouvoir de décider et d’agir (capacité, potentia), un pouvoir de s’imposer (domination, potestas) sur la minorité. Et même si cela fut la conséquence d’un complot oligarchique, c’est l’Assemblée qui vota la suppression - pour tous - de la démocratie en 411 av. J.-C.
Ce n’est pas seulement contre la démocratie représentative que s’élève la critique anarchiste, mais aussi contre la « loi de la majorité », parce que le peuple n’est pas une unité, un corps à une tête et encore moins à deux, mais un collectif multiple et conflictuel, d’où il s’ensuit que les assemblées primaires n’ont pas le pouvoir d’imposer leur décision à ceux qui n’y participent pas et qui n’ont pas pris des décisions en commun.
L’anarchisme maintient, de la démocratie, le principe fondamental de la volonté du peuple. La souveraineté, ou ce qui revient au même, l’autonomie, individuelle et collective, n’est ni délégable ni représentable, elle appartient au sujet de l’action (Sujet conçu, contrairement à la théorie libérale, non pas comme assujetti, mais comme l’agent - socio-historique - de l’acte qu’il soit individuel ou collectif).
Malgré l’importance et l’extension
du mouvement anarchiste à la fin du xixe siècle et pendant
le première moitié du xxe, les oligarchies bien pensantes et l’intelligentsia occidentale ont réussi à escamoter de l’histoire ce spectre qui a osé s’attaquer au sacro-saint « principe d’autorité ». Pour pouvoir le faire, elles
ont eu en leur faveur deux grandes guerres, les totalitarismes nazi et fasciste, la répression brutale de toute insurrection, en Russie, en Allemagne, en Espagne, le monopole de l’idéologie révolutionnaire par l’État bolchevique et la guerre froide. Faut-il s’étonner que les masses restent apathiques, comme hébétées, devant une telle barbarie ?
Le peuple, dépossédé des illusions révolutionnaires, sans volonté, est devenu soumis à « l’opinion publique » et largement « conformiste » avec l’ordre établi.
La négation de la volonté populaire
La sociologie américaine - ou plutôt une partie des sociologues des années 40
et 50 largement promotionnés par la presse - a formulé les bases d’une nouvelle idéologie nommée la fin des idéologies.
Seymour Martin Lipset constate un changement dans la vie politique occidentale qui, selon lui, exprime une réalité sociale : les problèmes politiques fondamentaux de la révolution industrielle ont été résolus, les ouvriers ont conquis la citoyenneté industrielle et politique, et les patrons ont accepté l’assistance sociale et une relative intervention régulatrice de l’État. Les personnes auront encore leurs opinions de gauche ou de droite, et « la lutte démocratique des classes continuera, mais elle sera une compétition dépourvue de toute idéologie, sans drapeaux rouges ni défilés du Premier Mai ». La démocratie, nous dit Lipset, n’est pas la recherche d’une société plus juste, elle « est la société juste en action ». Et, de ce point de vue, le conformisme que signalait Riesman [42] à la fin des années 40 n’est pas tout à fait une mauvaise chose, les élites
en démocratie (sic !) doivent compter avec le conformisme et même avec l’apathie des masses pour pouvoir mener une politique raisonnable. [43] C’est ainsi que :
– « L’élément caractéristique, l’élément le plus précieux de la démocratie, c’est la formation d’une élite politique dans la lutte compétitive pour obtenir les votes d’un électorat essentiellement passif. » [44]
La même année où Lipset sort Political Man (1960), Daniel Bell publie son retentissant Fin des idéologies. Bell aussi soutient que dans le monde occidental existe un accord général sur les problèmes politiques : l’acceptation d’un certain État social, le désir d’un pouvoir décentralisé, la reconnaissance d’un système d’économie mixte et du pluralisme politique.
– « Pour l’intelligentsia radicale, donc, les anciennes idéologies ont perdu leur “vérité” et leur pouvoir de persuasion. » [45]
Parallèlement, de ce côté de l’Atlantique, la démocratie est reconnue comme étant entrée après 1945 dans une période de stabilisation, de triomphe et de pacification. Le travail de réforme a permis de surmonter « les maladies infantiles de la société industrielle », et notre époque s’éloigne « des stridences conceptuelles d’il y a un siècle ». L’unification idéologique inscrit désormais l’expression des divergences à l’intérieur d’un accord sur le principe des libertés démocratiques. [46]
Nous devons comprendre que ces libertés démocratiques sont bien les mêmes que Benjamin Constant regroupait sous la qualification de « liberté des modernes », toutes compatibles et cohérentes avec un gouvernement représentatif. Puisque, selon une nouvelle définition, la démocratie est « le gouvernement représentatif à base de droit des individus ». [47]
On ne doit pas oublier, cependant, que derrière le régime le plus démocratique veille dans l’ombre, comme l’avait révélé Giovanni Botero, la gardienne de tout pouvoir politique, la raison d’État.
En empruntant les larges voies de l’idéologie dominante, nous sommes passés insensiblement de la volonté du peuple au gouvernement représentatif, à ce moment-là l’esprit critique nous alerte : comment peut se faire cette transsubstantiation ?
La Révolution de 1789 avait posé le problème sans pouvoir le résoudre, mais l’action insurrectionnelle apportait une pression forte en faveur d’une souveraineté populaire qui exerçait alors une « suprématie active sur tous les pouvoirs délégués ». Ainsi, dans la démocratie naissante résonnaient à nouveau les accents de la démocratie directe et avec elle la notion d’auto-gouvernement ou, mieux encore, d’autonomie. Après la Restauration, quand la « révolution bourgeoise » se stabilise, l’inversion décisive de la signification du mot démocratie s’imposera partout, inversion fondée sur le transfert symbolique de souveraineté constitutif de l’espace public de la représentation : le peuple (le collectif qui forme une société) a une souveraineté virtuelle qui est représentée par la capacité d’action et de décision du gouvernement, puissance déléguée. À partir de là, on
a pu affirmer que « la souveraineté est
d’essence représentative - elle ne s’exerce que par représentation ». [48]
Opposition flagrante d’avec Rousseau qui croyait « que le souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même ; le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté ». [49]
Deux facteurs doivent intervenir pour réussir cette opération alchimique créatrice de la démocratie représentative. Le premier est l’interprétation de la représentation en dehors de sa signification politique précise, c’est-à-dire que l’idée de la volonté
du commettant qui délègue dans un autre l’exécution d’un mandat contrôlé, est abandonnée. À sa place, on introduit un processus de figuration, symbolique ou scénographique, qui établit une relation réfléchissante entre le pôle du pouvoir et la société. [50] L’instance politique instituée comme différente et séparée de la société - l’État -, c’est le lieu d’exercice du pouvoir (capacité d’agir et de commander). Par la grâce de ce processus de figuration, il devient le représentant de la source d’où il tire sa légitimité : la société civile (le peuple), qui reste, elle, le lieu où le pouvoir s’applique. La liturgie du suffrage universel est la forme publique par laquelle le peuple abdique rituellement sa souveraineté.
Le deuxième facteur est la conséquence du maintien sans discussion, comme si c’était un fait inéluctable dans l’institution de la société, de la dissociation du corps politique et du gouvernement. Cette dissociation sanctionne l’aliénation de la capacité instituante du collectif
entre le mains d’une minorité, généralise
le paradigme ancestral dominants-
dominés, et oppose, avant toute velléité
de légitimation, la sphère du pouvoir
politique à la grande masse d’assujettis.
La modernité a laissé le pouvoir sans une justification venue d’ailleurs. La fonction symbolique que remplit le système représentatif réside dans le tour d’illusionniste qui fait croire à l’interchangeabilité d’une souveraineté qui, en fait, n’appartient qu’au pouvoir politique. Il y a un secret ou une énigme dans l’ordre représentatif, avoue Marcel Gauchet. [51] Guizot l’avait déjà soupçonné en écrivant :
– « Il y a quelque chose de vrai, de très vrai, dans le fait que tous s’accordent à reconnaître que la société actuelle est démocratique. Mais il y a aussi quelque chose d’obscur, de très obscur encore. » [52]
Ainsi, en dessous de l’espace public de la représentation - espace où se déploie la démocratie moderne - se cache de manière sournoise et subreptice, la clé de l’ordre représentatif : c’est le pouvoir politique lui-même qui doit se signifier ou se représenter comme dépendant [53]de la société parce qu’il n’a plus l’appui de l’au-delà. Et alors le régime établi, au service de l’oligarchie politico-financière régnante, se fait appeler démocratie représentative. Le détournement sémantique s’est accompli. Le pouvoir reste entre les mains de « la minorité ». Donc, je dis, en suivant l’exemple de Proudhon :
– « Eh bien ! vous êtes démocrate ?
– Non. Je suis anarchiste. »
Eduardo Colombo
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