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Proudhon,Carl Schmitt et la gauche radicale : enjeux autour d’une critique du libéralisme
Edouard Jourdain
Article mis en ligne le 2 mai 2011
dernière modification le 2 mai 2013

La décennie suivant la chute du mur de Berlin, qui
s’accompagne d’une tentative de renouvellement théorique
pour un projet politique alternatif au capitalisme et à la
démocratie libérale, constitue une période où les penseurs de gauche
sont en quête des outils adéquats à la fois pour diagnostiquer la
nouvelle donne politique mondiale et pour penser un socialisme ayant
tiré les leçons du XXe siècle. Alors que la décennie vient confirmer la
mise en place d’un nouvel ordre mondial où libéralisme et démocratie
libérale semblent asseoir leur hégémonie, les attentats du 11 septembre
ont lieu. Cet évènement a plusieurs répercussions de taille sur la plupart
des théoriciens critiques de gauche : tout d’abord, il met fin au mythe
de la fin de l’histoire, et montre, certes par le pire, que démocratie
libérale et capitalisme ne permettent pas la pacification du monde.
D’autre part, il relance l’intérêt pour le droit, notamment dans son
rapport à l’état d’exception, et pour les conséquences politiques
qu’implique la désignation du terroriste comme nouvel ennemi de la
démocratie. Ici se dévoilerait la véritable nature de la démocratie
libérale dans la nécessité qu’elle aurait à désigner un ennemi interne ou
externe (c’est le cas de la désignation des « États voyous »). La sécurité
demeurerait ainsi plus que jamais le paradigme central mobilisé afin de
préserver un ordre national et international menacé par ses propres
contradictions (les contradictions du capitalisme sont ainsi étendues
ou transposées à la démocratie libérale). Ensuite, le 11 septembre signe
ce que l’on a pu appeler, à tort ou à raison, le « retour du religieux »
incarné notamment par les fondamentalismes monothéistes. Il s’agit
alors pour les pensées critiques d’aller sur le terrain de ces
fondamentalismes soit pour mieux les combattre, soit pour mieux
s’approprier leur potentiel révolutionnaire. Ici encore la révision du
marxisme se fait dans le sens d’une attention toute particulière au phénomène religieux : il ne s’agit plus de
le considérer comme un simple produit
de l’infrastructure. La théologie est de
nouveau prise au sérieux, permettant à la
fois de fournir les outils conceptuels pour
une nouvelle interprétation et une
nouvelle transformation du monde.

Ces nouvelles données politiques et
intellectuelles sont autant de raisons qui
expliquent la réappropriation critique par
certains théoriciens de la « gauche
radicale » de Carl Schmitt (1888-1985),
juriste sulfureux au regard notamment de
son soutien au régime nazi. La tradition
du marxisme orthodoxe avait peu pris en
compte la complexité du droit, le
considérant souvent comme un simple
produit des rapports de production.
Cependant la fin de la guerre froide et la
guerre contre le terrorisme incitent les
théoriciens politiques de gauche à se
préoccuper des questions de droit
international et des structures complexes
de l’état d’exception qui vient marquer le
nouveau contexte politique international.
D’autre part, la démocratie devient une
notion revalorisée pour relégitimer la
volonté du peuple maintenant que le
concept de « dictature du prolétariat » est
tombé en désuétude. Il s’agit alors
d’opposer la démocratie, entendue
comme un régime où l’action collective
et la participation à la chose publique
sont soutenues par une cohésion et une
solidarité dans des luttes communes. En
ce sens la démocratie s’oppose au libéralisme
conçu comme une philosophie
individualiste où la volonté du peuple est
limitée par le système d’équilibre des
pouvoirs (checks and balance), le parlementarisme
et la consécration de la
propriété privée. Cette opposition
récemment réinvestie par certains
théoriciens de la gauche radicale recoupe
alors les travaux de Carl Schmitt réunis
notamment dans l’ouvrage Parlementarisme
et démocratie.

Nous retrouvons aussi dans une
perspective de révision du marxisme une
relecture de la notion de conflit à l’aune
de Carl Schmitt. Cette lecture est de deux
ordres : elle concerne les conflits internes
à un État ou plus largement à une
société, fût-elle mondiale, et les conflits
entre unités politiques, particulièrement
les guerres. Pour les premiers, la théorie
marxiste de la lutte des classes a été
révisée à l’aune de Machiavel, avec la
lutte du peuple contre les « grands », mais
aussi de Carl Schmitt pour plusieurs
raisons : tout d’abord, la faillite du régime
soviétique a mis en relief le fait que
l’extinction définitive des conflits est une
utopie qui, mise en acte, est liberticide.
Le conflit, s’il n’est pas toujours militarisé
ou substantialisé par certains penseurs de
la gauche radicale comme c’est le cas
chez Carl Schmitt, n’en demeure pas
moins pour eux une composante fondamentale
et irréductible du politique.
Autant chez Karl Marx que chez Carl
Schmitt, nous retrouvons le modèle de la
montée aux extrêmes qui aboutit à
l’hégémonie d’un groupe sur un autre,
mais chez Carl Schmitt il ne peut y avoir
de victoire définitive : le conflit demeure
un horizon potentiel (leçon réaliste que
reprirent à leur compte beaucoup de
théoriciens de la gauche radicale).

D’autre part, la théorie du conflit chez
Carl Schmitt est redécouverte au
moment où la révision du marxisme
suppose la prise en compte des nouveaux
mouvements sociaux et culturels qui ne
se limitent pas au schéma orthodoxe de
la lutte des classes, c’est le cas
notamment de la lutte des femmes, la
lutte des colonisés, la lutte des minorités
discriminées, etc. C’est notamment ce
potentiel d’ubiquité de la lutte qui en fait
son succès chez les auteurs postmarxistes
qui ont pris en compte les
travaux des philosophes post-modernes
dans la lignée d’un Foucault.

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