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Pragmatisme et radicalité dans la contestation sociale
René Fugler
Article mis en ligne le 29 avril 2011
dernière modification le 29 avril 2013

Sur la lancée de sa thèse de sociologie intitulée Un nouvel
esprit contestataire. La grammaire pragmatiste du syndicalisme
d’action directe libertaire, Irène Pereira a publié en peu de temps
cinq livres qui s’appuient à la fois sur les recherches et enquêtes qu’elle
a menées et sur sa pratique militante. Ils forment, dans leur diversité,
un ensemble cohérent et complémentaire.

Sans tenir compte de leur succession chronologique, je conseillerais
de commencer la lecture par l’essai qui peut constituer l’introduction
générale et la situation de sa thématique : Peut-on être radical et
pragmatique ? Elle y définit ce qu’elle entend par pragmatisme – fil
conducteur de ces études – en ce rattachant à la « sociologie
pragmatique » de Luc Bolkanski et Laurent Thévenot et elle entreprend
d’interpréter à travers cette grille d’analyse les luttes actuelles contre les
différents systèmes de domination. Laissant de côté la version de
l’efficacité opportuniste qui est celle des milieux d’affaires et des
appareils politiques, elle fait le lien entre les conceptions
philosophiques de John Dewey (1859-1952) et les positions théoriques
et les pratiques des militants de SUD Culture Solidaires et d’Alternative
libertaire qu’elle a interrogés. Est pragmatique l’attitude qui adapte les
moyens à la situation pour atteindre son but. Ce qui signifie, dans le cas
d’une action de contestation sociale, de mener un projet de
transformation globale tout en essayant d’obtenir des résultats concrets
dans l’immédiat.

L’expérimentation collective est une des conditions de ce
pragmatisme : au lieu de chercher à appliquer des principes rigides
établis a priori, elle met à l’épreuve ses idées en fonction des situations
particulières. « Elle privilégie la mise en oeuvre d’une intelligence
collective plutôt que la détermination d’une vérité par une avantgarde.
 » (p. 107)

Une telle attitude est-elle réellement compatible avec le projet d’une
transformation révolutionnaire de la société ? Selon l’étymologie, être
radical signifie s’attaquer à la racine, donc dans cette perspective à la
racine de l’inégalité sociale. Dans quelle mesure ce projet est-il
compatible avec la volonté d’aboutir à des améliorations à court terme ?
Vieille question, évidemment, mais qui est infléchie maintenant par
l’éclipse de l’espoir dans un bouleversement général.Avant d’en arriver
à la manière dont elle est posée dans les formes actuelles de l’action
militante, Irène Pereira prend soin de rappeler, dans ses premiers
chapitres, des controverses où se sont précisés les rapports et les
oppositions entre pragmatisme et radicalité : celles qui ont confronté
Proudhon, Marx et Bakounine, le syndicalisme révolutionnaire et le
léninisme, Rosa Luxemburg et Lénine, Dewey et Trotsky.

Pour en revenir aux termes actuels du débat sur la fin et les moyens,
les perspectives idéales et les pratiques, elle les pose en termes
d’interdépendance, dans la conception « continuiste » d’une
« révolution gradualiste et non-rupturiste » où chaque fin est envisagée
comme le moyen d’une autre fin, sans qu’il y ait une fin finale. Plutôt
qu’une rupture sous forme d’insurrection sont envisagées la mise en
place d’expériences alternatives et la succession de luttes particulières.
« Il n’y a pas de rupture entre l’action de revendication immédiate et
l’action révolutionnaire, entre l’action pragmatique et l’action militante
radicale mais une continuité » écrit Irène (p. 60), en prenant à témoin
Hubert Lagardelle du temps qu’il était syndicaliste révolutionnaire :
« Pour le syndicalisme, la préoccupation du présent et le souci de
l’avenir se confondent et c’est la même action pratique qui les engendre
simultanément. » (1908)

La nouvelle contestation retrouve ainsi également les positions
d’Elisée Reclus sur la continuité entre évolution et révolution,
continuité faite de discontinuités intervenant, le plus souvent en ordre
dispersé, dans une pluralité de secteurs. L’intensification des luttes
partielles pour des améliorations immédiates pouvant conduire à une
situation de rupture révolutionnaire. À la pluralité des secteurs
d’intervention, donc des structures de domination, correspond
logiquement une pluralité de radicalités : économique, politique,
féministe, écologiste, antiraciste. Ce pluralisme est une des
caractéristiques de la contestation actuelle qui ne s’affronte plus avant
tout à l’exploitation économique considérée comme seul facteur
déterminant. Même si, et c’est aussi le point de vue de l’auteure à
travers ses différents essais, aucune résistance n’est vraiment effective
et radicale si elle ne la prend pas en compte.

Les grammaires de la contestation

Un ouvrage précédent d’Irène Pereira explore dans le détail les logiques
qui soutiennent les différents courants de la nouvelle résistance sociale :
Les grammaires de la contestation. Un guide de la gauche radicale.
Multipliant et recoupant là encore les sources, enquête auprès des
militants, textes qu’ils publient, controverses entre courants, études de
sociologues sur la « gauche de la gauche » et ses organisations, elle se
propose de clarifier les débats et les lignes de fracture.

Elle précise d’emblée qu’elle choisit les termes de gauche radicale
plutôt que d’extrême-gauche pour faire la différence avec la période où
cette dernière dénomination concernait le Parti communiste et les
organisations qui se situaient à sa gauche. À partir des années 80,
l’effondrement du PC et l’installation du Parti socialiste en parti de
gouvernement ont ouvert un espace nouveau à une « gauche de la
gauche » qui se manifeste dans le développement des mouvements
sociaux, l’émergence de l’altermondialisme, l’écologie politique, les
combats contre les diverses formes d’exclusion et de discrimination.

Pour étudier les logiques philosophiques qui orientent les
conceptions théoriques et les modes d’action des différents courants de
cette gauche radicale, Irène Pereira a recours au concept de grammaire
utilisé par la sociologie pragmatique. En se distinguant de la notion
habituelle de culture politique, qui tend à rendre compte de la vision du
monde d’une sensibilité particulière, la notion de grammaire cherche
à saisir la cohérence des discours et des pratiques d’un courant.

Irène définit ainsi trois grammaires qui se partagent la gauche
radicale, en relevant aussi les interférences — elle dit « les compromis »
— qui s’exercent entre elles :

 La grammaire républicaine sociale (universaliste, démocratique)
qui met en avant la notion de citoyen et dont les modes d’action sont
essentiellement la manifestation, la vie associative, la résistance civique.

 La grammaire socialiste qui met au centre le travailleur ou le
prolétaire dans sa situation d’exploitation économique et se fonde sur
la réalité primordiale de la lutte des classes. La grève est sa forme
d’action typique.

 La grammaire nietzschéenne ou postmoderne, définie comme
sociétale ou culturelle. Pour ce courant le sujet collectif, acteur de
l’histoire, n’est plus l’humanité ou la classe ouvrière ; les revendications
mobilisatrices sont celles des minorités : les femmes, les minorités
« racisées » (discriminées en fonction de la « race »), les minorités
sexuelles, les minorités régionales. Culturel est pris ici dans son sens
sociologique qui recouvre les moeurs, les comportements, les
représentations collectives. La culture comme activité intellectuelle et
artistique n’en est qu’une composante. S’il est question d’art ou
d’esthétique, c’est dans le domaine du style de vie. La « critique artiste »
de la société est ainsi celle qui revendique les valeurs d’autonomie et
d’authenticité.

Pour chacune de ces grammaires, dans ce travail qui procède par
approfondissement progressif, l’auteure dégage les références — à des
théories ou à des expériences historiques — qui soutiennent ses idées
et ses pratiques. Ces références peuvent être explicites, si elles
apparaissent clairement dans les textes et l’expression des militants,
ou implicites si elles permettent indirectement d’éclairer les prises de
position.

Quelle est la part faite à l’anarchisme ? Pour la présentation de ses
tendances et organisations, Irène renvoie à son livre précédent,
« Anarchistes » : j’y reviendrai plus loin. Elle cite néanmoins
l’individualisme anarchiste du début du XXe siècle comme une des
références de la grammaire nietzschéenne, et situe le communisme
libertaire comme un des principaux courants de la grammaire socialiste
qu’elle caractérise par ces traits : analyse de la société en termes de
classes antagonistes, critique de la propriété privée, collectivisation des
moyens de production par la voie de la révolution.

En analysant les divergences qui opposent ce courant libertaire au
courant léniniste (les organisations trotskistes), elle le situe dans la
logique du « syndicalisme d’action directe », appellation qui semble
restrictive puisqu’elle n’intègre pas tous les courants de l’anarchisme en
laissant de côté les tendances individualistes tout comme les
représentant du socialisme libertaire qui se défient du syndicalisme.

Elle situe aussi dans cette catégorie certaines fractions du féminisme et
de l’écologie, avec l’argument qu’elles mettent en cause l’ensemble des
systèmes de domination. Ses analyses en effet soulignent l’autonomie
relative des systèmes d’oppression (capitaliste, étatique, technocratique,
patriarcal, raciste) en insistant néanmoins sur leurs connexions. Partant
de là, Irène prend position pour l’autonomie des mouvements sociaux
en fonction du secteur où ils interviennent, chaque système suscitant
un type particulier de résistance. La question qu’elle pose alors est celle
de la coordination de ces luttes, avec la conclusion qu’un mouvement
ne s’inscrit effectivement dans la gauche radicale que s’il relie entre
elles les résistances à l’ensemble des rapports de domination,
hiérarchique, d’exploitation économique, de discrimination culturelle.

Une remarque en passant : à la lecture, la terminologie
« grammaticale », avec son retour dans les différentes combinatoires
(les « compromis ») peut sembler passablement lourde. L’information
qui ressort de cette grille n’en est pas moins utile et intéressante.

En dernier lieu, Irène Pereira a publié l’étude d’un conflit particulier
qui lui permet de prolonger concrètement ses analyses : Les travailleurs
de la culture en lutte. Le syndicalisme d’action directe face aux
transformations du capitalisme et de l’Etat dans le secteur de la culture.
À
partir d’une nouvelle enquête auprès de militants de SUD Culture
Solidaires, Irène expose les actions menées autour des problèmes de la
précarité ou contre la RGPP (Révision générale des politiques
publiques). Militante elle-même de ce syndicat, elle affirme sa position
« d’observation participante » s’appuyant sur les méthodes
sociologiques de la « recherche-action ». Là encore, elle élargit son
enquête par l’examen des documents diffusés et la confrontation de
nombreuses études publiées ou mises en ligne sur Internet.

Les trois grammaires de l’anarchisme.

Si dans sa Grammaire l’anarchisme n’est étudié que comme une des
logiques, ou une composante (une « sous-grammaire ») d’autres
logiques, elle lui a consacré plus particulièrement un bref essai et une
anthologie. Son tout premier ouvrage, Anarchistes, a pour enjeu de
proposer à un vaste public un texte « accessible à tous à partir du lycée »
(selon le site de l’éditeur) qui présente « de façon claire, chronologique
et actualisée les principaux penseurs, courants et jalons historiques de
l’anarchisme. Il restitue de manière éclairante les logiques différentes
qui les animent, et en présente une nouvelle typologie ».

Cette typologie ne dévie pas fondamentalement des classifications
habituelles, sinon par la distinction qu’introduit Irène entre le
communisme libertaire, « courant classiste de l’anarchisme » qui met
l’accent sur la critique l’exploitation économique, et l’anarchocommunisme,
« le courant humaniste » qui insiste sur la participation
de chacun aux affaires de la Cité. Elle rattache le syndicalisme
révolutionnaire et l’anarcho-syndicalisme au premier courant, en
admettant qu’il n’y pas de cloisons étanches, qu’il y a une transversalité
des pratiques. Elle accorde moins de place à l’individualisme (« le
primat de l’individuel sur le collectif ») en constatant qu’il n’existe plus
comme courant constitué ; elle sous-estime cependant, dans les pages
qu’elle consacre à l’éducation ou aux pratiques individualistes, les
initiatives souvent originales et novatrices tentées dans ce domaine.

Les communistes libertaires, selon cette distinction, fondent leurs
positions sur une analyse de la société divisée en classes sociales
antagonistes et considèrent que le « sujet révolutionnaire », c’est-à-dire
le groupe social qui fera la révolution, est le prolétariat. Les anarchocommunistes,
par contre, pensent que la transformation de la société
fait appel à l’humanité dans son ensemble. Ils mettent en avant des
principes universels et attribuent une importance plus spécifique à la
dimension politique de cette transformation. Si pour les premiers
l’entreprise constitue l’épicentre de la révolution, les seconds s’appuient
plus particulièrement sur la commune. À cet égard, Irène constate que
l’irruption des nouveaux mouvements sociaux, de l’écologie politique,
de l’antiracisme, du féminisme, qui ne sont pas issus du mouvement
ouvrier, constituent un défi pour le communisme libertaire.

Pour chaque tendance qu’elle définit, elle présente brièvement les
penseurs et les expériences historiques qui l’ont marquée. Ainsi
Bakounine, la Commune de Paris, le syndicalisme, la makhnovtchina,
le plateformisme, la CNT, la Liaison des étudiants anarchistes de
Nanterre pour le communisme libertaire ; Kropotkine, Reclus, Faure et
Bookchin pour l’anarcho-communisme. Mais elle semble plus
hésitante sur la répartition des pratiques.

Un des avantages de son étude, c’est qu’elle ne se limite pas au passé
et qu’elle dépasse les frontières, en particulier pour ce qui concerne les
Etats-Unis. Quelques auteurs actuels sont brièvement présentés, soit
dans un chapitre à part, soit à travers les différentes thématiques, selon
la forme d’exposition éclatée et fragmentée qu’elle a choisie. On
retrouve ainsi Chomsky, Zerzan, Hakim Bey, Onfray, Michéa, Colson et
Colombo. Les organisations, pour la France au moins, sont
mentionnées par ordre de consistance numérique. Leur part est faite
aussi aux « autonomes », inorganisés et sympathisants. Ce que retient
en particulier cet exposé, c’est les interférences de l’anarchisme avec les
luttes actuelles et le renouveau contestataire, dont il met en relief le
sens de l’action directe, de l’autonomie et de la décision collective.

Cette présentation a été complétée tout récemment par une
« anthologie libertaire », L’anarchisme dans les textes, dédiée, entre autres,
« à mes camarades d’Alternative libertaire et de la revue Réfractions). En
traitant à part Proudhon, « pionnier des anarchismes », elle regroupe,
avec une brève présentation, les extraits choisis des théoriciens et
militants libertaires dans le cadre des trois grammaires qu’elle définit :
le communisme libertaire, l’humanisme libertaire et l’anarchisme
individualiste. Je ne m’attarde pas sur le constat que face à n’importe
quelle anthologie, le lecteur s’attend à retrouver ses propres choix. Je
n’en regrette pas moins qu’ici la sélection s’arrête aux années soixante.
Ce qui est à noter, par contre, c’est que l’individualisme est pris en
considération, même si (oui, toujours les choix…) Han Ryner ou
« l’individualiste social » Ch.-A. Bontemps auraient mérité d’apparaître.
Mais dans le projet de rencontrer un plus vaste public, cette publication
se justifie. Elle donne de toute façon matière à réfléchir.

Mes réserves et désaccords portent sur une question de fond.
Comme dans Anarchistes, Irène tente ici une distinction entre
communisme libertaire et anarcho-communisme, en préférant
maintenant pour ce dernier les termes d’« humanisme libertaire ». Le
premier courant regrouperait « les anarchistes pour la lutte des classes »,
en un mouvement politique « classiste ». Il n’est d’abord pas évident
que la lutte des classes, même si elle n’est pas considérée comme le
moteur déterminant, ne soit pas reconnue par l’autre courant. Surtout,
l’idée ne me paraît pas soutenable que pour « l’humanisme libertaire »,
le sujet de l’histoire et de la révolution soit « l’humanité entière ». Quels
que soient les modes d’action préconisés, il reste qu’une partie de
l’humanité — disons les dominés pour simplifier — doit pour sa
libération affronter une autre partie de l’humanité — donc les
dominants. Il y a là une confusion : que l’humanité émancipée, pacifiée
et enfin civilisée soit le but, la fin posés par la succession des luttes
pour la liberté et l’égalité ne fait pas de l’humanité le sujet, l’acteur de
l’histoire.

Il suffit d’ailleurs de lire les textes retenus par Irène pour voir
qu’aucun d’entre eux ne vient confirmer son interprétation.
Humanisme libertaire a été adopté sur le tard par Gaston Leval à la
place de socialisme libertaire. Si, à mon avis, on peut utiliser
l’expression, c’est moins pour « modéliser » un courant que comme une
transversale : l’attitude qui prend en compte toutes les dimensions de
l’existence humaine et reconnaît la nécessité de se confronter à tous les
systèmes de domination, quelle que soit la priorité définie.
Cela dit, qui mériterait un plus long débat, les travaux d’Irène sont
importants en ce qu’ils cherchent à mettre au point des méthodes de
sociologie libertaire capables d’analyser et expliciter les luttes qui se
mènent aujourd’hui, et que dans cette entreprise elle tisse ses liens,
d’adhésion ou de critique, avec la sociologie contemporaine.

René Fugler

Ouvrages cités  :

Peut-on être radical et pragmatique ? Éditions textuel, 2009, 141 p., 9,90 euros.

Les grammaires de la contestation. Un guide de la gauche radicale. Les

Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2010, 226 p., 14,50 euros.

Les travailleurs de la culture en lutte. Éditions textuel, 2010, 144 p., 9,90 euros.

Anarchistes. Éditions la ville brûle, 2009, 144 p., 13 euros.

L’anarchisme dans les textes. Éditions textuel, février 2011, 144 p., 9,90 euros.


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