Autrefois (et encore aujourd’hui),
on parlait de « lutte des
classes ». Jusque vers les années 1970, c’est le terme de « lutte » qui
me gênait un peu,
mais l’existence de classes antagonistes quant à
leurs intérêts en tout cas, me paraissait évidente. Je pensais que la raison
ferait inéluctablement son chemin, vers un ordre social plus harmonieux et
plus juste et qu’il suffirait,
parfois,
d’un petit coup de pouce.
Aujourd’hui, je suis bien obligé de constater qu’il y a lutte, et même
guerre. Ce n’est pas moi qui l’ai dit, mais M. Hortefeux.
Donc « guerre
». Mais les classes, qu’est-ce qu’elles deviennent ? Et
même, était-ce si évident jadis ? Karl Marx, par exemple, lui qui a lancé
cette histoire, n’a jamais expliqué, à ma connaissance du moins, par quel
miracle,
issu de la bourgeoisie, il estimait devoir prendre parti pour le
prolétariat. Ou alors pour être dans le « sens de l’histoire » ?
Aujourd’hui,
le « sens de l’histoire
»
me paraît hésiter quelque peu. Une
évidence cependant :
il y a des riches et des pauvres. Et encore, ça change
si on se place à l’échelle européenne ou mondiale. Tout au plus peut-on
parler des très riches et des très pauvres. Ou aussi, ce qui se recoupe la
plupart du temps, de ceux qui dominent par le pouvoir et par l’argent, et
ceux qui sont très loin de l’un et de l’autre, qui ne sont pour eux qu’un
spectacle à contempler.
Il y a donc la situation sociale et matérielle qui fait que « objectivement »
on est amené à se révolter parce qu’on ressent concrètement l’injustice qui
vous est faite. Mais, « objectivement », on ne se révolte pas toujours et
même pas souvent,
comme si la résignation,
voire la mort, étaient moins
dangereuses que la révolte. Et, d’autre part, que se passe-t-il pour que,
alors que « tout vous sourit » (c’est l’expression consacrée, n’est-ce pas),
on choisit la lutte pour un monde plus juste
et plus libre ? Utilitariste, Godwin dit (je
résume) que c’est parce qu’on éprouve
dans son esprit et dans sa chair la
souffrance de ses semblables. C’est un peu
court peut-être mais en ce qui me concerne
ça me paraît recouvrir une partie au moins
de ma réalité. Mais il demeure que parfois
on n’éprouve rien, ou en tout cas pas
grand-chose. Il faut alors admettre que nos
semblables ne sont pas tous les mêmes
humains. Les souffrances éventuelles de
MM. Sarkozy ou Woerth me laissent assez
indifférent, au contraire de celles des sans-
papiers, par exemple. Et les politiciens en
place aujourd’hui tentent de convaincre la
« France d’en bas » que ce sont eux leurs
semblables et non les Roms,
les sans-papiers ou leurs voisins des quartiers.
Quand même, donc, d’un côté les très
pauvres,
qui n’ont ni argent,
ni pouvoir, ni reconnaissance. Et de l’autre, ceux qui ont
tout ça. Et au milieu, tous les autres, et nous
parmi eux.
De quelques rencontres
On
dira que c’était par hasard, mais on sait
qu’il n’y a pas de hasard, j’avais rencontré
ce jour
– là,
un homme, un « clandestin »,
comme on dit, venant de Géorgie. Pas de
chance pour lui,
sa mère
était Ossète et son
père
Géorgien ; lui s’en foutait un peu et ne
pensait pas que cela ait de l’importance.
D’ailleurs il ne savait pas trop comment se
situer selon ces critères qui lui paraissaient
quelque peu artificiels. Lorsqu’il était au
lycée,
personne n’y faisait attention.
Et puis
les choses avaient changé, imperceptible-
ment d’abord, les regards et les réflexions
des profs : « Toi t’es Ossète, tu comprends
rien »
;
les copains s’étaient détournés de
lui, gênés, puis hostiles. Sa mère avait fini
par partir en Ossétie. Lui avait essayé mais
n’avait pas pu y rester : son accent géorgien
le
faisait rejeter. Le père (Géorgien, vous
suivez) avait dû évidemment rester en Géorgie mais, mal vu à cause de son
mariage, rejeté lui aussi de toutes parts,
devenu alcoolique, il avait disparu. Lui,
bien sûr, avait dû arrêter les études et tenter
de survivre tant bien que mal. Il avait
rencontré une compagne. Malheureusement, elle, c’était l’inverse : son père était
Ossète et sa mère Géorgienne. Bref, après
plusieurs passages à tabac et en payant le
prix fort, ils avaient dû fuir et s’étaient
retrouvés en France avec leurs deux
enfants. Expulsé une première fois et
tabassé dans l’avion par les flics français, il
l’avait été évidemment par les flics
géorgiens à l’arrivée. Revenu clandestinement, sa demande pour obtenir le
statut de réfugié ayant été refusée, il devait
faire
une ultime démarche.
Je
ne l’ai plus
revu et je pense que toute la famille a été
renvoyée, je ne sais où. Et je me demande
ce qui rester
a
dans la tête et dans le corps
de ses enfants lorsqu’ils deviendront
adolescents, puis adultes.
Des histoires comme ça,
il y en a des
centaines : Arméniens en Azerbaïdjan,
Croates en Bosnie, etc. « C’est à cause de la
politique
»
disent les victimes.
Le soir, ou peut-être était-ce le lendemain, je tombai sur un débat à la télé entre
deux messieurs distingués,
l’un représen-
tant la Russie, l’autre la Géorgie. Jusqu’à ce
que l’un d’entre
eux,
je ne sais plus lequel,
assène avec un doux sourire : « De la
manière dont les choses se passent, on va
être
obligé de continuer la guerre.