L’ÉCONOMIE est une science qui a pignon sur rue ; elle a
confectionné sa propre vision du monde selon des critères
dits « économiques » ; cette spécialité s’accorde la part du
lion dans les sciences humaines et fait la part belle au système
capitaliste.
Le principe même de cette discipline se réduit à du quantitatif
et fonctionne selon un modèle occidentalo-centrique que nous
rejetons. Au contraire, l’anarchisme est à la fois une philosophie
et une pratique fondées sur l’entraide et le bien-« être » de tous,
sur le rejet de tout modèle dominant et de toute unicité du monde.
Étrangers au fétichisme d’une économie prétendument « véhicule
de progrès », nous proposons un changement radical de perspective
en faisant « un pas de côté ».
Quels critères permettraient à une certaine forme d’organisation
productive de correspondre à une perspective anarchiste ?
L’expérience doit-elle être radicalement autonome du système
capitaliste, comme l’exigent beaucoup de libertaires ? Doit-elle
être en mesure de le supplanter, comme l’espèrent l’ensemble
des révolutionnaires ?
Les premiers condamnent toute organisation alternative qui
conserve quelque lien avec le capitalisme. On peut, en effet, décider
de poser le problème en termes de principes moraux, et
considérer qu’il s’agit de « compromission ». On réclamera donc
une application sans défaillance de ces normes. Mais il faudrait
décider de se passer d’argent - parce que celui-ci circule grâce
aux banques -, et aussi des transports publics et du téléphone
ainsi que des médias. Tout cela est contrôlé par l’État et par le
système capitaliste. En outre, on ne devrait surtout rien acheter
parce que toute transaction économique inclut un impôt. Alors, on
aurait les mains propres, mais aurait-on encore des mains ?
Les seconds accusent de réformisme tout courant qui ne vise
pas à renverser le système capitaliste. Ils semblent oublier que,
selon Marx, la révolution se ferait par le développement des
contradictions inhérentes aux rapports de production, et non par
quelque action volontariste.
Les uns comme les autres ne font que renverser la pensée
dominante, qui pose comme principe le « tout-économique ».
Ceux qui nous intéressent ici, les libertaires, souhaitent que les
moyens employés soient anticipateurs de la société future.
Et ils
peuvent à juste titre invoquer une riche tradition libertaire : la distinction
proudhonienne entre la possession et la propriété, les
idées et les pratiques de relations fondées sur le contrat, l’entraide,
les mutuelles, les coopératives, le fédéralisme, pour n’en citer
que quelques-unes. Il n’en est pas moins vrai que ces expériences,
aussi, se sont laissées généralement absorber par le système : en
effet la forme économique et l’enthousiasme utopique ne suffisent
pas à maintenir contre vents et marées une association fondée sur
le volontariat. Il faut également un esprit différent.
Ce dernier s’appuie sur d’autres formes de socialité, notamment
un individualisme qui se réalise dans des entreprises communes
et librement réalisées, une réappropriation de la vie productive
dans la vie personnelle, une réconciliation de chacun avec
son lieu de vie, avec sa ville ou son village, par une reconquête de
soi dans son environnement (expressions tirées du bel article de
Pierre Ansart « L’anarchisme est-il présent dans l’antimondialisation ?
», Anartiste, Les nouvelles libertaires, n° 1).
Au-delà donc du « tout-économique », et parce que la valeur
d’échange relève du symbolique, un projet anarchiste suppose
d’abord une remise en cause de l’atomisation sociale, car celle-ci
est un des principes fondateurs de l’État et du capitalisme. Un
paysage libertaire se crée aussi sur de nouveaux rapports symboliques
entre les personnes et les collectivités, anticipations d’une
société future...
Pour aborder ce nouvel horizon, la commission chargée d’élaborer
ce numéro a décidé de faire appel à une personne extérieure
au collectif de rédaction. Claude Llena travaille sur une pratique
sociale de l’économie au travers de sa profession (enseignant-
chercheur en sciences sociales) et dans l’association
BidonV (éducation populaire au Sénégal et au Mali) ; il a participé
activement au séminaire sur les Journées Élisée Reclus qui servirent
de support au n° 4 de notre revue.
Cette volonté d’ouverture nous permet un autre regard et
d’autres hypothèses, car rien n’est pire que l’entropie (cf. Lévi-
Strauss). Réfractions n’est plus un ru, mais espérons-le, un fleuve
qui peut recevoir des affluents sans perdre sa nature, sa couleur
ni son élan.
Notre cheminement nous a conduits sur le terrain des pratiques,
qui nous semblait préférable aux analyses théoriques
« hors sol », impuissantes à traduire une réalité.Aussi, bien que les
articles ici rassemblés ne soient pas tous libertaires, ils contribuent
à notre réflexion (1re partie), s’orientent dans le sens de ce qui vient
d’être rappelé (supra), et présentent une forme d’alternative
(2e partie). Dans leur perspective, le paradigme du développement
laisserait la place à une décroissance conviviale (3e partie).
• • •
– Pour commencer, Ronald Creagh rejette l’idée d’une économie
d’inspiration anarchiste car, selon lui, penser en termes économiques c’est rester tributaire de l’idéologie instituée. Les pratiques
et les concepts expérimentés ou proposés par les libertaires
ne révèlent leur richesse que si on les greffe sur la pratique sociale
prise dans son ensemble plutôt que de fonder sur elles quelque
nouvel économisme.
– Serge Latouche, ensuite, propose une réappropriation
du marché pour cultiver des relations conviviales qui
renouent le lien social.
– Alain Marchand, lui, dénonce l’illusion des
alternatives fondées sur l’économie solidaire dont il révèle la
porosité.
– Pour sa part, Claude Llena interroge l’éthique du secteur
informel pour resituer le débat autour de l’économie populaire.
En périphérie du modèle dominant, peut-il exister une (des)
alternative(s) ?
– Dans une deuxième partie, Georges Matéos présente l’œuvre
créative des Bourses du travail. Bernard Gilet et Jean-Louis Do
mettent en avant l’alternative des Systèmes d’échanges locaux
(SEL) et des Systèmes d’échange locaux au temps (SELT) ; ces
actions inscrites dans un territoire redéfinissent les rapports économiques
et sociaux au niveau local pour lutter contre les effets de
la globalisation. Le « Manifeste anonyme » qui suit oppose la révolution
écologique au catastrophisme industriel.
– A partir d’un
« retour sur texte », Ruben Prieto, membre fondateur de la
« Communauté du Sud » en Uruguay, présente une pratique autogestionnaire,
communautaire et libertaire, riche de quarante-cinq
années d’existence. Céline Geoffroy, quant à elle, nous propose
une analyse anthropologique de l’auto-organisation de la « communauté
de Huancarani » en Bolivie. Enfin Lucien Maurepas
détaille les pratiques informelles en Haïti.
– En troisième partie, Jean-Jacques Gandini souligne l’actualité
de la pensée de François Partant. Celui-ci a dénoncé, dès la fin
des années 70, la logique du Capital, selon laquelle rien ne peut
être entrepris qui ne soit rentable, dans une course technicoéconomique
vers un progrès « indéfini ». Or le seul progrès est
socio-politique : il est dans l’aptitude des hommes à se gouverner
individuellement et collectivement, en mettant leurs
connaissances et leurs techniques au service de « cet art de vivre
ensemble ».
– Ronald Creagh, dans la transversale, aborde le conflit israélopalestinien,
qui explose hors du strict cadre du Moyen-Orient
pour devenir un enjeu majeur dans l’agenda de la planète. Ce
drame ne peut être compris que si l’on tient compte de la dimension
trop occultée d’un conflit ethnique.
– Enfin, avec le courrier des lecteurs, une rubrique « livres » bien
fournie clôt ce numéro qui incite à bifurquer, car accepter le présent
tel quel, c’est s’interdire d’autres avenirs possibles.
La commission