Comment peut-on concilier entraide et individualisme ? Nous avons posé la question à Sylvie Knoerr, auteure d’une biographie parue en 2004 aux éditions du CIRA deMarseille, intitulée AndréArru. Un individualiste solidaire.
Pour commencer, peux-tu préciser en quoi la sensibilité individualiste se distingue des autres tendances classiques de l’anarchisme mais aussi de l’individualisme ordinaire, c’està- dire bourgeois ?
Sylvie Knoerr : Notons d’abord que l’individualisme bourgeois (ou libéral) est un égoïsme au sens courant du terme. Il s’agit d’un comportement calculateur, non d’une éthique.
Les individualistes anarchistes, à la différence des communistes anarchistes et des anarcho-syndicalistes, considèrent que le changement des structures sociales par une révolution ne peut suffire à amener à une organisation sociale d’essence libertaire. C’est par l’évolution des individus, base de toute société humaine, que pourra se faire ce changement.Mais sans aSendre un « avenir radieux », les individualistes essayent de vivre, ici et maintenant, dans toute la mesure du possible, en accord avec leurs idées. D’où une remise en question de toutes les « entités » réductrices de la pensée, de tous les dogmes, religions, conditionnements, de toute foi, fût-elle révolutionnaire.
D’où diverses explorations de mode de vie, des expérimentations dans des domaines très concrets : sexualité, éducation, hygiène, alimentation, etc. À bien des égards, les individualistes du début du XXe siècle ont été les précurseurs éclairés des écologistes d’aujourd’hui.
Sur le plan de la sociabilité, j’aime bien la formulation de L’Encyclopédie anarchiste : « L’individualiste n’est ni un ermite, ni une bête de troupeau : c’est un homme sociable, comme tous les autres hommes, d’ailleurs ; en quoi il se différencie d’eux sur ce point, c’est en jugeant que son instinct de sociabilité ne doit pas être pour lui une cause de malheur et d’esclavage, mais au contraire une source de joie ayant cours en liberté. »
Les anarchistes doivent-ils être mis dans trois tiroirs (communistes libertaires, anarcho-syndicalistes, individualistes) ? N’est-ce pas un facteur de division de séparer les anarchistes en trois tendances alors qu’ils sont déjà si peu nombreux ?
Ce classement en trois tendances ne relève pas d’une étude sociologique extérieure mais d’une réalité humaine. Dès que l’on se penche sur l’histoire du mouvement libertaire, le constat est net : divisions, déchirements, calomnies, voire attaques physiques ont eu lieu bien souvent au nom de ces trois tendances. Elles traversent le mouvement libertaire, elles y ont cours.
Bien évidemment, elles ne constituent pas une « identité » anarchiste, mais plutôt une « sensibilité » avec toutes les nuances et les fluctuations possibles. Un même individu peut se sentir proche à certains moments d’un courant, puis plus tard d’un autre. On peut aussi remarquer un grand désir chez un certain nombre de compagnons de réaliser une union, un rassemblement. Ainsi, Voline [1] dans La Synthèse anarchiste1 affirme que ces trois tendances devraient se trouver réunies chez tout anarchiste. Ce souhait d’une sorte d’unité respectant les particularités de chaque tendance était très présent lorsque le mouvement libertaire s’est reconstitué en 1945-1946. Malheureusement, la suite devait montrer la difficulté de l’entreprise. Après « l’affaire Fontenis », la FA dans ses statuts s’ouvre largement à toutes les nuances possibles.
À noter ceci : au moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, et dans une certaine mesure encore après, la région de Bordeaux a vu une entraide régulière entre les militants des trois tendances, qui se réunissaient pour des actions communes et se montraient solidaires. Les uns et les autres fréquentaient « le Salon », les conférences, les meetings, soutenaient les copains espagnols et se retrouvaient au coude à coude dans les manifestations.Mais peut-être l’influence des frères Lapeyre y était-elle pour quelque chose : Aristide, plutôt individualiste (mais aussi synthésiste), et Paul, nettement anarcho-syndicaliste, représentaient bien la « famille anarchiste ».
Les individualistes eux-mêmes offrent toute une palette de « sensibilités ». La remise en question par Stirner de toute « entité » susceptible d’enfermer l’individu s’apparente à bien des égards à une démarche psychanalytique. Son « association d’égoïstes » préfigure aisément les réseaux.
Chercher à vivre au présent ce qui existerait au futur dans une société libertaire a amené certains (E. Armand, Lorulot, etc.) à s’intéresser plus particulièrement à la sexualité, à l’hygiène, à l’éducation, au contrôle de la natalité, à la liberté des femmes. D’autres ont privilégié la révolte contre la société bourgeoise (Libertad), ou encore la reprise individuelle. Il y a eu aussi les tentatives de communautés pour expérimenter d’autres modes d’organisation sur le plan pratique.
À propos des communautés, quelqu’un faisait la remarque suivante : un individualiste est plus apte à la vie communautaire dans la mesure où, conscient de l’unicité de chacun, il est moins tenté par la fusion, l’intrusion et laisse chacun être ce qu’il est.
N’est-il pas un peu trop facile de s’enfermer dans sa tour d’ivoire et de critiquer les révolutionnaires alors que des militants risquent la prison en défendant les droits de tous ?
Un point de principe d’abord : il ne pourrait exister de liberté de pensée et d’expression si on censure l’exercice de la critique (ou de l’humour). Oui, on doit pouvoir rire de tout, et tout passer au crible de la critique. Après, en pratique, tout dépend de la façon dont on s’exprime, et aussi de la sensibilité – voire de la susceptibilité – de ceux qui se sentent visés.
Sur le sujet même des militants qui risquent la prison (ou même leur vie) pour défendre les droits des autres : bien sûr, on peut avoir pour ces militants de l’admiration, de la sympathie, et peut-être mieux encore de la solidarité, nettement plus utile en l’occurrence.Mais l’engagement ne donne pas en soi une valeur supplémentaire à la cause défendue.
Prendre des risques est un choix et un acte individuel. Tout au moins, il devrait en être ainsi, du point de vue libertaire. « Ni dieu ni maître » reste pour moi inconciliable avec l’obéissance à des devoirs, fussent-ils militants ou révolutionnaires.
En outre, il existe toutes sortes de manières de lutter pour une cause, et il serait bon de ne pas copier dans ce domaine les pires travers des patriotes cocardiers en faisant de l’héroïsme une valeur absolue.
Parler de tour d’ivoire ? De nombreux individualistes se sont montrés solidaires de compagnons sans pour autant partager toutes leurs options, et même ont aidé d’autres personnes seulement parce qu’elles étaient pourchassées (par exemple André Arru fournissant de faux papiers d’identité).
Ajoutons pour finir que beaucoup d’individualistes ont, eux aussi, risqué la prison et même s’y sont trouvés enfermés…
Ces conceptions ne sont-elles pas un peu dépassées à notre époque et l’individualisme anarchiste est-il encore d’actualité dans une société que certains qualifient de démocratie totalitaire ?
Si une démocratie totalitaire se définit par un système de représentation parlementaire associé à un contrôle étroit des comportements des « citoyens », alors, bien au contraire, voilà qui donne plus d’intérêt encore aux thèses et aux expériences des individualistes.
En régime totalitaire, un point important est de conserver et de développer la liberté de pensée. Et dans ce domaine, le superbe décrassage de tous les dogmes, religions et autres ismes (c’est pourquoi je parlais des individualistes) paraît bien utile. Se reconnaître comme individu, ne pas se laisser réduire à une identité imposée par un groupe, une communauté, une « nation », est une base de résistance, tout comme l’aptitude à s’organiser en réseaux dont les associés sont complémentaires.
D’une manière générale, alors que tout tend à formater les personnes, à niveler par le bas les connaissances, à annihiler la réflexion personnelle, les exemples des individualistes deviennent d’autant plus pertinents. Ils montrent qu’il y a une autre façon de concevoir ce qu’on appelle le « droit à la différence » qui recouvre en fait une assimilation à une communauté.
Peux-tu développer en quoi les individualistes sont des précurseurs ?
Les individualistes ont critiqué la société de consommation dès le début du XXe siècle. Ils ne se reconnaissaient pas dans les aspirations à plus de biens matériels qui devaient être réalisées par une révolution.
Mais plus encore, les naturiens ont fait une analyse qui est aujourd’hui celle des écologistes et également des partisans de la décroissance : ils ont dénoncé les effets de la pollution industrielle, de la déforestation, des systèmes de culture intensive, etc.
On peut leur reprocher leur refus global de la science, et l’absence de distinction entre la recherche et l’application, c’est-à-dire la technologie. Mais leur mise en question de la notion de progrès est tout à fait actuelle et pertinente. On redécouvre aujourd’hui les bénéfices, pour la santé, de l’activité physique, de l’équilibre alimentaire et de la sobriété. C’était un des « dadas » de Lorulot et de bien d’autres. De même, pour la plupart des individualistes, le libre accès à la sexualité pour les individus, hommes et femmes, jeunes ou vieux, la liberté de concevoir ou non des enfants. Ce qui n’était pas à l’époque dans les préoccupations des autres anarchistes comme de l’ensemble des militants de la gauche. Beaucoup aussi étaient néo-malthusiens. Ce courant est toujours aussi dénigré. À tort, puisqu’on voit bien que l’augmentation des populations entraîne une consommation accrue des ressources, ce qui, associé au mode de vie post-industriel, aboutit à la destruction des écosystèmes. Les homo sapiens en feront les frais, comme les autres espèces vivantes. Mais là n’est plus le propos de cette interview…
Comment peut-on pratiquer l’entraide quand on est individualiste, quand comme Stirner le théoricien de l’individualisme anarchiste, on prône « l’association d’égoïstes » ?
Stirner parle d’association d’égoïstes – aujourd’hui on pourrait parler de réseaux. Et il y a toutes sortes de lectures possibles de L’Unique [et sa propriété]. Les lobbys économiques sont des associations d’égoïstes. Les sociétés de bienfaisance mélangent aide et apologie d’une religion ou d’une idéologie : le Secours catholique est… catholique et les pacifistes de Pax Christi veulent une paix… chrétienne !
Stirner a montré que l’altruisme était sous-tendu par des motifs « utilitaires ». Ce n’est pas forcément péjoratif. On aide pour se sentir mieux, parce qu’on est aSeint par la vision de la souffrance des autres, auxquels on s’identifie. C’est la base de la solidarité ou de l’entraide, comme on voudra. On peut supposer qu’en chacun de nous existe une empathie plus ou moins consciente, probablement d’origine biologique, et favorisant la survie de l’espèce et des individus qui la composent. Voilà au moins une part cachée dont les humains peuvent ne pas avoir honte…
Contre un système social détesté, les individualistes s’entraident mais aussi se montrent solidaires des autres humains. Simplement, ils n’ont pas pour habitude de s’en vanter et ils ne le font pas en invoquant une société future idéale, la révolution, ou d’autres grands principes au nom desquels beaucoup de gens s’entraident mais aussi s’entretuent.
Certains font une nette distinction entre entraide, coopération, solidarité et altruisme. J.-V. Verlinde [2] par exemple oppose la solidarité, « ce=e notion d’intérêt commun et d’obligation » que l’on pourrait qualifier de ‘bourgeoise’, à l’entraide libertaire qui, « elle, permet et respecte les démarches individuelles et l’aspect ponctuel et circonstancié des élans de sympathie entre libertés autonomes ». Vois-tu une différence entre ce=e approche ‘libertaire’ et l’approche ‘individualiste’ ? Faut-il distinguer différentes formes d’entraide ?
On peut évidemment se pencher sur l’étymologie et la polysémie des mots. Sans oublier l’usage populaire d’un terme, ou encore sur la façon dont les institutions et les médias récupèrent des expressions.
En jargon judiciaire, solidarité a une signification très précise qui n’a rien à voir avec celle de Solidarité internationale antifasciste (SIA). Beaucoup d’anars de la génération d’André Arru, Maurice Laisant, Aristide et Paul Lapeyre par exemple, employaient sans autre état d’âme le mot solidarité qui leur paraissait évidemment plus approprié que celui de charité. D’autant plus que pour eux il s’agissait non pas de mots, de théorie, mais de pratique. Aujourd’hui, les institutions parlent elles aussi de solidarité, et cela devient gênant.Mais à ce compte-là, il faudrait dorénavant s’abstenir d’employer le mot anarchie, vu le sens qu’il prend pour la plupart des gens, mais aussi le mot libertaire parce que des libéraux s’en seront emparés.
Quant à l’entraide, son mérite principal me paraît la référence au titre du livre de Kropotkine, qui du reste au départ préférait celui de coopération. Mais personne ne peut breveter, pour énoncer sa philosophie, un terme ou un autre.Ainsi, la morale de l’école publique de mon enfance parlait d’un « devoir d’entraide », et par ailleurs les « oeuvres d’entraide » sont légion. Cela aussi n’est-il pas gênant, et donc comment allons-nous faire pour nous parler et nous comprendre ?
Cette définition de l’entraide libertaire qui « permet et respecte les démarches individuelles et l’aspect ponctuel et circonstancié des élans de sympathie entre libertés autonomes » me paraît rester très en dehors de questions concrètes et pratiques, qui interrogent en fait ce que peuvent vouloir faire les libertaires dans ce domaine. Sachant qu’entraide est composé avec aide et entre : cette « aide » concerne qui ? Les proches, ceux de son milieu, de son réseau ? Ou au-delà, en élargissant le cercle. Par exemple, va-t-on aider des individus que l’on ne connaît pas, qui ne fréquentent pas nos « milieux » ? Aidera-t-on seulement les copains mis en difficulté par leur implication militante, ou au-delà, par des problèmes financiers, familiaux etc. ? les victimes d’injustices ? ou tout être vivant menacé ? « Entre » suppose-t-il la réciprocité, directe ou indirecte ? (Paul aide Julie, étant entendu que si nécessaire Julie aidera Paul. Ou bien Julie à son tour aidera-t-elle Pierre, qui à son tour aidera Jacques ? etc.) Évalue-t-on d’une façon ou d’une autre l’aide apportée ? Si on le fait, voilà une belle source de débats et d’arbitraire. Si on ne le fait pas, évitera- t-on le sentiment éprouvé par certains de donner plus qu’ils ne reçoivent, sachant qu’une éthique, même libertaire, ne pourra combler certaines insatisfactions personnelles ?
Il me semble que ce n’est pas a priori que l’on peut différencier des formes diverses d’entraide, mais à partir de pratiques, dans l’excellent terrain d’expériences que constituent les groupes fréquentés par les anars, en essayant de trouver comment accorder idées et comportements.
Justement, peux-tu donner des exemples d’entraide et de solidarité pratiqués par des compagnons individualistes ? Y a-t-il des pratiques de solidarité que vous refusiez (par exemple solidarité de classe, grèves, cotisations, mutuelles, syndicalisme, etc.) ?
Contrairement aux usages au sein des institutions – syndicats, partis, ou ONG –, la solidarité, ou l’entraide, se fait chez les anars, surtout individualistes, avec discrétion, sans organisation tapageuse, sans publicité, sans mot d’ordre, sans obligation ni culpabilisation de ceux qui sont en position d’aider, comme de ceux qui reçoivent le coup de main. Sans naïveté non plus, notamment vis-à-vis de ceux qui se seraient servis dans la caisse commune au nom de la solidarité, mettent ainsi les autres devant le fait accompli.
Pour ceux qui voudraient à tout prix le récit de faits marquants et précis, le mieux serait de consulter les différents écrits et témoignages publiés par des revues comme Itinéraire [3] ou par les bulletins du CIRA, ou encore se reporter à des biographies. Ils y trouveront, entre les lignes ou clairement énoncés, comment des copains hébergent, nourrissent, cachent, font évader, fournissent des faux papiers, de l’argent, etc. Les gestes en eux-mêmes ne sont pas, à mon avis, fondamentalement différents de ceux faits dans un autre milieu.
C’est un état d’esprit. Je comprends tout à fait que l’on essaie de le définir, c’est en effet intéressant de le différencier des autres formes de solidarité qui sont bien souvent héritées de la charité chrétienne. Mais on se heurte là à plusieurs écueils : celui du langage (avec ce débat sur l’emploi de tel ou tel mot, alors que chacun d’eux est polysémique) ; celui du fossé qui sépare la pratique de la théorisation ; et celui de la discrétion, dont j’ai parlé précédemment.
Le refus de certaines formes de solidarité dont tu parles – solidarité de classe – je ne crois pas me tromper beaucoup en disant qu’un libertaire pourrait éventuellement s’y adonner individuellement, selon sa sensibilité, ses affinités, ses amitiés. Mais nul besoin d’en afficher la pratique, ni d’impliquer d’autres personnes.
Tentons d’aller au-delà de l’oxymore… « Solidarité individualiste » pourrait être une solidarité où le groupe ne prendrait jamais le dessus sur l’individu, c’est-à-dire où la décision d’aider ne viendrait que de l’individu lui-même et non du groupe. Une solidarité inconditionnelle ou imposée (par exemple au sein d’un groupe affinitaire de type religieux, politique, communautaire, etc.), voilà peut-être la limite de la solidarité individualiste… Qu’en penses-tu ? Pour toi, est-ce qu’une solidarité imposée est encore de la solidarité ?
J’ai l’impression d’avoir déjà répondu à cette question.
Effectivement, une solidarité imposée, au sens non juridique du terme, relève plutôt d’un fonctionnement d’appareil (parti ou syndicat) ou d’un devoir moral lié à l’appartenance, elle aussi obligée, à une communauté. Que viendrait faire un libertaire dans ces milieux, religieux, politiques, communautaires, franchement, je ne sais… Je suppose que cela peut arriver, on sait combien les personnalités sont complexes, chacun gardant sa part d’ombre et de secrets. Mais cela me semble bien contradictoire avec des convictions anarchistes.
L’essentiel me paraît la liberté de choix de l’individu. L’individualiste libertaire n’accepte pas que le « collectif » lui dicte un mode de pensée et d’action, des règles de conduite, des amitiés, des solidarités, des devoirs civiques, etc. Cela ne fait pas de lui un égoïste au sens courant du terme, mais un être qui ne se fond pas dans la « tribu », qui ne fusionne pas avec le groupe, et qui, de ce fait, est perçu comme dangereux et asocial. Potentiellement, son comportement représente un risque de remise en cause profonde de l’ordre établi, au niveau de l’État comme des groupements divers, y compris ceux de la « gauche », dont l’organisation est hiérarchique et autoritaire. Par son refus de se laisser embrigader, l’individualiste dérange. Alors qu’il ne répond que de lui-même, on sait qu’il pourrait par son seul exemple, susciter la contestation.