Voici trente ans, Michel Foucault posa la question de savoir, comment nous pouvions nous « débarrasser du marxisme », ce poids doctrinaire du siècle passé, tout en maintenant une critique émancipatrice. Ici, je ne cherche pas à rassurer les marxistes doctrinaires, grâce à un discours moraliste ou passionnel, qui voudrait liquider l’héritage libertaire de Marx, mais au contraire à les déstabiliser. Il s’agit de déconstruire le marxisme en tant qu’un dispositif historique qui entrave les capacités d’action autonomes des individus ou collectifs. Il s’agit de se libérer d’une tradition idéologique et institutionnelle refroidie.Aujourd’hui, la forme maintenue de ce problème s’exprime dans le trotskisme.
Au vu du spectacle livré par un énième parti d’extrême gauche, qui se prétend comme d’habitude « nouveau », et face à la décomposition prolongée des anciens partis ouvriers, en Europe
et ailleurs, les arguments critiques qui interrogent les marxismes doctrinaires restent d’une inquiétante actualité.
Tout se passe comme si la répétition l’emportait encore sur la
création, la pulsion de vie et la différence.
Le trotskisme, héritier sans héritage du communisme soviétique
La tradition trotskiste s’est définie dans un rapport complexe au
marxisme soviétique, aux partis communistes et aux États dits
« socialistes », qui n’étaient que des dictatures bureaucratiques comme tout le monde le sait aujourd’hui. En pratique, les trotskistes ont été travaillés par un mouvement contradictoire d’attraction-répulsion envers la tradition soviétique, qui a freiné la déconstruction
critique du léninisme avec son cortège d’effets autoritaires.
La tradition trotskiste réclame l’héritage de la Révolution russe
sans assumer son bilan global. Trotsky et les trotskistes se définissent,
comme le nom le signale, d’une certaine conception de la révolution
russe qui culmine dans la prise du pouvoir par un seul parti.
Ce modèle, présenté comme une référence positive, tait sa complémentarité désastreuse : « On parle peu des effets ravageurs de la guerre civile sur la culture politique du bolchevisme, de la tendance à voir dans la violence systématisée et organisée en instrument privilégié et pour transformer les rapports sociaux, et
dans le volontarisme du parti et de l’État un moyen essentiel
des masses populaires. »
Confrontés aux crimes de Staline et au bilan négatif de l’Union soviétique avant son implosion, les trotskistes se présentent comme les premiers critiques et les opposants historiques à ce système de domination. La répression violente qui a frappé Trotsky et ses soutiens, orchestrée par les partis communistes, semblent confirmer cette idée. Si cette opposition est frontale en 1938, les frontières politiques et idéologiques s’avèrent pourtant nettement plus mouvantes à d’autres moments...
Jusqu’en 1924, le soutien du chef de l’Armée rouge à son État est sans faille ; Trotsky assure et assume la répression sur tous les plans, y compris contre les oppositions de gauche (Cronstadt, etc.).
Après être entré en opposition frontale au pouvoir stalinien, le courant trotskiste continue à défendre l’Union soviétique, de façon inconditionnelle.
Pendant la guerre froide, le trotskisme international se déchire sur la question de savoir s’il faut entrer dans les partis communistes nationaux.
La IVe Internationale défend sans faille le régime cubain pro-soviétique, puis l’invasion militaire de l’Afghanistan par les troupes soviétiques en 1979 (la direction de la LCR française est alors désavouée sur ce point par une majorité d’adhérents). Pendant tout ce
temps, la référence positive à la révolution russe amène des discussions incessantes et irrésolues sur la date, à partir de laquelle la Russie soviétique aurait trahi les idéaux communistes, puis sur la nature politique du régime soviétique. Le jargon trotskiste évoque des « États ouvriers dégénérés » et parie jusqu’au dernier moment sur une révolution ouvrière contre les États bureaucratiques, en
attendant Godot.
Les réformes amorcées par Gorbatchev, en 1985, relancent un
temps le trotskisme allemand, à l’Est et à l’Ouest du pays, avant
qu’une large majorité de citoyens de l’Allemagne unifiée ne plébiscite un gouvernement nationaliste de droite. Cela n’empêche pas Ernest
Mandel, l’un des théoriciens trotskistes les plus connus, d’annoncer
une révolution prolétarienne en Europe de l’Est, en 1990.
Par la suite, de nombreux groupes trotskistes concurrencent
les partis communistes classiques sur leur propre terrain, celui de l’héritage communiste et de la tradition léniniste, en brandissant le drapeau rouge. Ainsi, Daniel Bensaïd dénonce avec verve l’abandon de la faucille et du marteau par le PCF en janvier 1994, dans l’hebdomadaire Rouge, tout en insistant sur la pertinence de la dictature du prolétariat (référence que la LCR n’abandonne
qu’en 2003). En 1993, la direction de LO sanctionne aussi des adhérents qui ont osé mettre en question le discours pathétique des
« États dégénérés ».
Au fond, les légendaires dissensions sectaires entre fractions trotskistes rivales semblent davantage motivées par des désaccords tactiques ou conjoncturels que par des ruptures de principe.
Avec un certain recul, la critique trotskiste du communisme soviétique paraît peu radicale et aléatoire, comparée à d’autres positions, portées des courants libertaires ou anarchistes de Daniel Guérin à John Holloway, par l’École de Francfort, Socialisme ou Barbarie, l’Internationale situationniste et aux analyses proposées
par la revue Futur antérieur, suite à la chute du mur.
L’exception française
L’internationalisme affiché des trotskistes, assis sur l’optimisme
d’une révolution mondiale attendue et sur le refus du socialisme national de Staline, cache mal à quel point chaque parti s’inscrit dans
l’histoire singulière de son pays, au Brésil, au Sri Lanka ou en France,
seul pays au monde où les amis d’Arlette Laguiller ont une existence
politique. Cette spécificité nationale n’a rien de fortuit, mais doit
être replacée dans l’histoire française, où le trotskisme apparaît globalement comme une fraction du mouvement communiste dominant.
Depuis la Libération jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique
en 1991, le PCF a marqué le champ politique et syndical à travers son
discours marxiste-léniniste, en tant que principal parti de gauche. Il
convient de souligner ici que le PCF était l’un des partis communistes les plus staliniens du monde, appliquant les recettes dogmatiques de la centrale de Moscou avec un zèle singulier. La gauche socialiste ou indépendante était marquée par l’hégémonie communiste à tel point
qu’elle se définit comme « non communiste » jusqu’aux années 1990.
Le PCF prime électoralement jusqu’en 1981, et se maintient encore plus longtemps sur le plan des discours, cultures politiques et modèles militants, à travers le communisme municipal et la CGT. Jusqu’aux années 1980, la majorité des adhérents du syndicat est aussi membre du PCF.
La tradition semble s’arrêter avec les 1,9 % que le PCF obtient aux élections présidentielles de 2007, mais elle se recycle à travers l’activisme trotskiste.
L’extrême gauche léniniste ne pouvait pas échapper à cette influence sociale, si bien que les dirigeants trotskistes historiques ont été formés par des responsables du PCF (p. ex. Pierre Lambert, Hardy)
s’ils n’étaient pas des militants du parti avant d’en être exclus (p. ex.
Alain Krivine, Daniel Bensaïd). Le noyau initial de la LCR provient
d’une scission de l’organisation étudiante du PCF qui se produit en
1966. La socialisation personnelle des responsables trotskistes amène
la reproduction d’un certain modèle militant, issu du mouvement communiste, qui a valorisé la discipline, l’engagement à temps plein, l’ouvriérisme masculin et l’autoritarisme.
Certes, la LCR s’est montrée plus permissive que LO à certaines
impulsions issues de Mai 68, notamment au féminisme. De même,
le courant lambertiste (celui qui a formé Lionel Jospin) a été davantage
anti-communiste que d’autres, ce qui explique peut-être son faible
développement. Ces écarts ne sont cependant pas plus importants que les dissensions entre les différents courants qui cohabitent au sein du Parti socialiste.
Vu avec un certain recul, les courants trotskistes français sont pris
dans une tendance historique au sein de laquelle elle ne fait que surnager car, sur le long terme, l’influence de la famille communiste
(PCF-LO-LCR), qui veut se mesurer elle-même à l’aune des scores électoraux, passe de 22%en 1969 à 17 % en 1981, à 13 % en 2002 et à 8 % en 2007 aux élections présidentielles ; c’est-à-dire que les soubresauts des candidatures trotskistes profitent du déclin structurel de l’influence du PCF sans être en mesure de le compenser.
Leur score cumulé dépasse à peine 5%en 2007. Cette tendance
lourde coïncide avec l’érosion de la classe ouvrière industrielle,
dont les centres d’activité et les modèles demobilisation se sont défaits
depuis 1978. Les « européennes » ne contredisent en rien ce manque de dynamique, d’autant que ces élections se caractérisent par une baisse tendancielle du taux de participation.
En 1999, les listes trotskistes LO/LCR comptent 900.000 voix et
ceux du PCF élargies à d’autres mouvances 1.200.000. En 2009, on
constate 1million de voix trotskistes et un autre million pour les listes du PCF, élargies aux dissidents socialistes.
Rien n’a bougé, au fond, malgré les efforts électoralistes des uns
et des autres.
En somme, le trotskisme constitue autant une rupture publique
avec la tradition communiste française du PCF qu’il en perpétue les
traits principaux sur le plan symbolique et organisationnel. C’est pourquoi il nous semble trop léger de faire table rase du passé, en l’absence d’un bilan critique, et de faire mine que tout commence à zéro, comme le suggère le sigle NPA. Tout doit changer pour que rien ne change.
Le maintien d’un dispositif léniniste : le parti a toujours raison
Aujourd’hui, la plupart des courants trotskistes sont en train
d’abandonner la référence explicite au modèle léniniste, en la gommant de leurs programmes de façon assez pragmatique. Comme l’objet de l’héritage a disparu avec l’Union soviétique et les partis communistes de masse, le jargon léniniste est effectivement devenu désuet. Le problème nodal subsiste pourtant, car ce renoncement rhétorique ne s’appuie pas sur une analyse critique cohérente.
La répétition des problèmes de passé se passe d’un discours explicite
et d’une écriture formelle.
En effet, l’une des concrétisations institutionnelles du discours
léniniste est l’organisation d’un parti centralisé, qui est toujours
supposé éclairer et diriger les « masses laborieuses ».
Les écrits de Lénine et de Trotsky se basent sur une analyse cruciale, selon laquelle les ouvriers ne seraient pas en mesure de s’organiser autour de principes socialistes tout seuls, tout au plus capables d’un vague syndicalisme de base. Pour accéder à une conscience politique globale, ils auraient par conséquent impérativement besoin d’un parti qui les guide et d’une direction communiste éclairée.
Ce schéma comporte des aspects autoritaires, élitistes et bureaucratiques qui ont souvent été critiqués, et contredits par la réalité de mouvements auto-organisés, mais il a été maintenu jusqu’à aujourd’hui, à travers les organisations trotskistes.
Rosa Luxembourg, Erich Mühsam et d’autres avaient constaté, contre Lénine, que la démocratie des conseils ouvriers était opposée dans son principe à la direction des citoyens par un parti unique, à travers l’État. L’histoire lui a donné raison et le principe démocratique du contre-pouvoir a été actualisé avec une grande force théorique par des auteurs comme Jean Marie Vincent, John Holloway et Oskar Negt.
Les dirigeants trotskistes, issus de la tradition léniniste, ne veulent pourtant rien entendre qui pourrait mettre en doute l’existence des partis qui déterminent toute leur vie. Ils font donc le choix de contrer les expériences et mouvements de démocratie directe qui échappent à leur contrôle.
En contrepoint, les partis trotskistes combattent les propositions
politiques alternatives, par exemple la forme mouvementiste, fédéraliste ou anarchiste.
Le mode d’action des zapatistes mexicains, qui se passe d’instances centrales, n’est pas plus accepté comme référence politique que d’autres mouvements sociaux qui refusent formellement de s’identifier à un parti central. Au mieux, ces mouvements sont ignorés, s’ils ne font pas l’objet de commentaires sectaires dans la presse trotskiste.
Aussi, les partis trotskistes et marxistes-léninistes ont tous raté
l’amorce de Mai 68, à la manière du PCF, comme les précis d’histoire le
montrent jusqu’au moindre détail.
Le féminisme américain et le MLF se créent aussi contre la résistance initiale des directions trotskistes.
Plus récemment, la révolte zapatiste de 1994, le soulèvement démocratique argentin de 2001, les « manifestations du lundi » allemandes de 2003, le mouvement des sans-papiers de 1996 s’organisent sans leur concours, à leurs débuts sinon complètement.
Rappelons aussi que chacun des petits partis trotskistes français veut être le centre d’un vaste mouvement populaire mondial, en appelant à la création d’un nouveau parti, sans la participation d’autres courants que le sien.
Arlette Laguiller lança son « parti des travailleurs » en 1995,
avant de le saborder face aux effets déstabilisants que le mouvement de sympathie exerça sur l’appareil de LO.
Le PT lambertiste se transforma en nouveau « parti ouvrier » en 2007 et la LCR s’est rebaptisée « Nouveau Parti anticapitaliste » en 2009 sans remplacer son noyau de direction.
Ce dernier courant a pratiqué, avec un certain succès médiatique,
l’abandon successif des termes « État ouvrier », « dictature du prolétariat », « bureau politique », puis des mots « trotskisme » ou « communisme ». Cela ne signifie pas l’abandon d’un modèle d’organisation traditionnel. Bien au contraire, le maintien de pratiques inchangées, désormais privées du souvenir de leur signification symbolique, encourage la reproduction et la répétition des structures du passé : exclusion des opposants, sectarisme idéologique, reproduction de l’appareil directorial. Comme cet abandon
rhétorique n’est pas soutenu par un travail de deuil, par une
déconstruction critique, il n’interdit en rien que ne se répètent pas les phénomènes dictatoriaux du passé, qui ont signé l’échec du communisme soviétique.
Dans un registre similaire, on peut penser que Lionel Jospin n’a pas changé son comportement politique autoritaire, bureaucratique
et rigide, qui provient de sa formation trotskiste-lambertiste, depuis qu’il a cessé de se réclamer de cette tradition. Il pense toujours avoir raison.
Une conscience de classe fantasmagorique
L’un des problèmes fondamentaux du trotskisme est la quête d’une conscience de classe introuvable. La conscience de classe permet l’émancipation universelle de l’humanité.
Formulée sur un plan philosophique par Marx, puis Lukaçs, il
s’agit d’un concept utopique, donc prometteur, mais qui ne se base pas
sur une réalité sociale empiriquement saisissable.
Le problème est qu’aucun mouvement social ou critique connu, pas même la révolution russe, ait permis d’expérimenter cette jonction
historique, qui paraît aujourd’hui encore plus improbable qu’à l’époque de Lénine. Le philosophe marxiste Lukaçs a lui-même souligné que pareille conscience de classe ne pouvait pas être décelé dans les luttes réelles des prolétaires ou d’autres révoltés, mais que cette vision impliquait un rejet global du monde existant.
Chez Lukaçs et les premiers dirigeants communistes, le parti doit jeter le pont, entre les « masses » révoltées et une « direction » éclairée, chargée de réaliser le concept de l’émancipation humaine.
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