En février 1999, les femmes libertaires d’Amérique latine avaient organisé une réunion à Montevideo. Le dernier jour elles se sont rendues au centre ville, tout de noir vêtues selon la mode imposée par les talibans, pour rendre hommage à la résistance des femmes ailleurs dans le monde et protester contre l’oppression des femmes afghanes. Les passants se sont arrêtés ; alors, sans hésiter, elles se sont dévêtues et ont terminé leur manifestation, nues comme au premier jour. Faut le faire.
Il y a quelques années, le CIRA, le Centre international de recherches sur l’anarchisme à Lausanne, a monté une exposition sur quelque vingt-cinq femmes anarchistes dont il conserve des écrits. Depuis lors, nous avons repéré au moins une soixantaine de femmes auteures, certaines féministes, d’autres non. Je leur donne la parole, elles parlent mieux que je ne saurais le faire. Y en a pas une sur cent… et pourtant elles existent, les femmes anarchistes (comme aurait pu le chanter Léo Ferré), et elles sont bien plus nombreuses que celles
présentées ici.
Nos grands-mères, ce ne sont pas seulement Louise et Emma !
Je ne connais rien de plus odieux, de plus révoltant, qu’une femme qui répond quand on lui parle de féminisme : « Le féminisme, ça ne m’intéresse pas, je n’en ai pas besoin. »
(Nelly Roussel, Paroles de combat et d’espoir, 1919.)
Dans l’Argentine de la fin du XIXe siècle, une forte croissance économique et l’afflux d’immigrants venus d’Europe favorisent la naissance d’un mouvement ouvrier militant et radical. Les anarchistes y ont la part belle, qui publient une vingtaine de journaux en espagnol, en français, en italien. La Voz de la Mujer, publiée à Buenos Aires en 1896, à 1000 ou 2000 exemplaires, et distribuée de
manière semi-clandestine dans les villes principales du pays, critique
férocement les compagnons et leur « féminisme » hypocrite.
« Ni dieu, ni maître, ni mari ! » clament les rédactrices, Pepita Gherra, Luisa Violeta, Virginia Bolten (« la Michel rosarina »), Teresa Marchisio. Militant pour l’amour libre et le communisme anarchiste, elles s’en prennent violemment à l’Église et aux curés, elles encouragent au boycott et à l’action directe.
Compagnons et compagnes,salut !Voici : Lasses de tant de pleurs et de misères, lasses du cadre permanent et désolant que nous offrent nos malheureux enfants, tendres morceaux de notre coeur, lasses de réclamer et de supplier, d’être le jouet du plaisir de nos infâmes exploiteurs ou de vils époux, nous avons décidé de lever
la voix dans le concert social et d’exiger, oui, d’exiger notre part de plaisir au banquet de la vie.
(La Voz de la Mujer, Buenos Aires 1896, rééd. 1997.)
Leur colère n’a sans doute pas pris fin avec la cessation du journal, due à des raisons financières. Elles avaient probablement été influencées par les Espagnoles Soledad Gustavo, Teresa Claramunt, par les Françaises Flora Tristan ou Marguerite Durand. Il n’empêche que c’est vraisemblablement le premier journal de femmes anarchistes,
Il y en eut plusieurs autres par la suite : citons L’Exploitée (Lausanne, 1907-1908) de Margarethe Faas-Hardegger, Tian Yi Bao (Justice naturelle, Tokyo, en chinois, 1907) de He Zhen et de son compagnon, The Woman Rebel (New York, 1914) de Margaret Sanger, Seiko (Bas-Bleu, Japon, vers 1920) de Noe Ito – puis
bien sûr Mujeres libres en Espagne depuis 1936.
Mais les femmes ont aussi été actives dans le mouvement anarchiste quand elles se sentaient suffisamment autonomes pour être aux côtés des hommes. Ce qui n’est pas si facile, comme en témoigne Rirette Maitrejean :
J’avais à prendre une étiquette. Serais-je individualiste ou communiste ? Je n’avais guère le choix. Chez les communistes, la femme est réduite à un tel rôle qu’on ne cause jamais avec elle, même avant. Il est vrai que chez les individualistes, ce n’est guère différent. L’individualisme, pourtant, eut mes préférences. Je n’en dirais pas autant de l’illégalisme. J’en trouve les risques peu proportionnés aux avantages.
(Rirette Maitrejean, Souvenirs d’anarchie [1913], rééd. La Digitale, 2005.)
La condition féminine
Un des premiers soucis des femmes anarchistes, qu’elles écrivent dans les journaux, dans des brochures ou dans des lettres, c’est bien sûr la condition des femmes dans leur société et à leur époque. J’en citerai seulement deux, une Suédoise et une Espagnole. Moa Martinsson, collaboratrice du journal syndicaliste suédois Arbetaren, écrivait à Elise Ottesen Jensen vers 1923 :
Essaie d’imaginer la vie que nous menons, femmes d’ouvriers perdues dans une lointaine province. Jamais une occasion d’entendre de la bonne musique, ni d’assister à un exposé instructif, utile pour les femmes. La vie quotidienne, c’est : repas, vêtements, rapiéçages, et le potager et le cochon, et c’est à peine si nous savons si la terre est ronde ou carrée… Quand nos fils voient que nous ignorons tout de ce qui n’est pas le foyer, ils commencent à mêler un peu de mépris à leur
affection. Et cette supériorité se retrouve quand à leur tour ils ont pris femme, et qu’elle cherche à connaître un peu de ce qui se passe dans le monde.
(Cité dans Arbetaren, en fri tidning, Stockholm 1980.)
Et une des fondatrices de Mujeres Libres, Lucia Sanchez Saornil, intervenait ainsi en 1935 dans Solidaridad Obrera :
On ne discute plus comme au siècle passé pour savoir si la femme est supérieure ou inférieure : on affirme qu’elle est différente. Il ne s’agit plus d’un cerveau d’un poids ou d’un volume plus ou moins grand, mais de quelques petits corps spongieux qui impriment un caractère particulier à l’être, déterminant son sexe et, par là, ses activités sociales.
Si je n’ai rien à objecter à cette théorie sous son aspect physiologique, j’ai par contre beaucoup à dire quant aux conclusions que l’on prétend en tirer. La femme est différente ? D’accord. Bien que cette diversité ne soit peut-être pas due autant à la nature qu’au milieu ambiant dans lequel elle a évolué. […] On considère la femme actuelle comme une espèce achevée, sans tenir compte du fait qu’elle n’est que le produit d’un milieu perpétuellement coercitif et que, si les conditions primaires étaient rétablies, il est presque sûr que l’espèce se modifierait ostensiblement, ridiculisant les théories d’une science qui prétend la définir. […]
En lui donnant la qualité de valeur passive, vous dédaignez la femme comme valeur déterminante dans la société.Vous dédaignez l’apport direct d’une femme intelligente pour un fils peut-être inepte. Je répète qu’il faut rendre aux choses leur vrai sens. Que les femmes soient femmes avant tout : c’est seulement si elles sont femmes que vous aurez les mères dont vous avez besoin.
(« La cuestión femenina en nuestros medios », Solidaridad Obrera, 1935.)
Organiser les femmes
Pour s’en sortir, il faut que les femmes s’organisent. Il y a plusieurs manières de le faire, il y a d’abord la vieille méthode de Lysistrata, la grève du lit. Madeleine Vernet la repropose en 1905 avec emphase (Cariatides, 1905) :
Non, nous ne voulons plus de maîtres, ni d’esclaves, ont déclaré jadis les manants révoltés. Eh bien ! Femme, à ton tour, clame tes volontés, revendique tes droits et brise tes entraves.
De fières soeurs déjà t’ont montré le chemin, suis leurs pas aux sentiers de colère et de haine car l’amour ne se peut où se montre la chaîne. Abandonnons l’amour, ô soeurs, jusqu’à demain et suivons fièrement la Révolte intrépide. Vers le ciel fulgurant, vers l’horizon vermeil, conquiers donc ta part d’air pur et de soleil.
ô femme ! Et fais tomber ton fardeau, cariatide !
Une autre pionnière de la contraception et de la liberté des femmes à disposer de leur corps, Margaret Sanger, a publié à New York en 1914 un petit journal (The Woman Rebel,New York 1914, rééd. 1976), saisi presque à chaque numéro :
Les femmes rebelles réclament :
le droit à la paresse,
le droit d’être mère célibataire,
le droit de détruire,
le droit de créer,
le droit d’aimer,
le droit de vivre.
L’Exploitée de Margarethe Faas-Hardegger (Berne, 1907-1908, rééd. Noir, 1977) est quant à lui le premier journal qui s’adresse aux femmes syndicalistes, tant sur des questions proprement féminines (exploitation, harcèlement, contraception) que pour les inviter à célébrer le Premier Mai :
Allons, femmes qui travaillez dans les usines, les ateliers et les ménages : prenez un jour de liberté ! Cessez de travailler !… Sortons aujourd’hui de toutes les maisons qui nous étranglent : de l’usine bruyante, de l’atelier plein de poussière, du domicile à plafond oblique, sortons toutes ! Prenons nos enfants par la main et allons nous asseoir sur les prés verts, au bord des forêts et, en commun avec les
camarades qui pensent comme nous et qui désirent ce que nous désirons, fêtons la journée prolétarienne !
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