Propos recueillis en janvier 2010 auprès de Sophian, militant-e dans les
mouvements anti-autoritaires lyonnais.
– Aux yeux d’un certain nombre de militants et de militantes, en particulier féministes, les développements actuels du féminisme radical et plus généralement de la critique des rôles, des identités et des genres, sont souvent perçus comme relevant d’une approche strictement individuelle, très éloignée de tout souci d’émancipation et des mouvements collectifs. Cette appréciation te semble-t-elle justifiée ?
Sophian : Être féministe, c’est d’abord une évidence et une nécessité, mais en lien avec beaucoup d’autres choses ! Nous vivons dans une société patriarcale et hétéro-normée, mais aussi avec un passé colonialiste et un néolibéralisme qui exploite des millions de personnes en Europe, en Afrique et ailleurs. Bien qu’il y ait des avancées dans les mouvements de luttes, l’inégalité homme-femme reste un problème de fond et qui concerne tout le monde, comme celles qui touchent les minorités sexuelles et ethniques.
C’est une lutte d’actualité ! Comme toutes les autres luttes d’émancipation des opprimé-es et laissé-es pour compte. Ce sont des luttes menées face à nos oppresseurs communs mais aussi en interne dans nos mouvements de luttes. Ce sont des luttes qui ont de nombreux aspects, en fonction des oppressions qui sont pointées. Dans les milieux squats, autonomes actuels, le féminisme ou plutôt les différents féminismes ne sont pas entendus strictement comme l’émancipation de la femme (sousentendu blanche et hétéra) mais bien comme un mouvement historique de luttes d’émancipation pour les femmes et aussi pour des minorités sexuelles et ethniques. Le « féminisme » est devenu une possibilité d’émancipation plus ouverte. C’est une manière de penser notre quotidien et les différents rapports de pouvoir qui circulent. C’est pourquoi je parle de féminismes au pluriel car, en fonction des problèmes posés, mais aussi sur le terrain des idées, il y a différents courants, différentes manières de le penser, il y a des « essentialistes », des « matérialistes »…
Pour ma part, je parle ici en tant que personne blanche issue des classes moyennes, mais aussi en tant que trans-genre et plus précisément encore en tant que FTX1 et non en tant qu’hétérosexuel-le. Et je ne dis pas ça pour mon plaisir ou pour ta curiosité mais pour rendre visible ce qu’on ne définit jamais, ce qu’on laisse dans le non-dit.
– Quelle place ces différents courants du féminisme radical occupent-ils dans les mouvements anarchistes, autonomes, squats ?
S : En France globalement, dans beaucoup d’endroits et de collectifs mixtes, le féminisme n’occupe pas assez de place. On le voit dans la répartition des tâches, dans les prises de parole, dans les remarques sexistes et homophobes. C’est assez triste de voir à quel point des personnes peuvent avoir une conscience politique aiguë sur un bon nombre de sujets alors que les rapports au quotidien sont si genrés, que les idées d’horizontalité sont si difficiles à mettre en place, et qu’il existe encore trop de rapports de pouvoirs non-dits.
C’est pourquoi des féministes radicales femmes, des gouines et des trans choisissent aussi de vivre en non-mixité comme en mixité choisie. Des maisons sont occupées pour rendre visible la lutte contre l’hétéro-patriacat, pour mettre en place l’horizontalité dans la vie quotidienne, pour créer des moments de réflexion entre femmes, gouines, trans. Ce qui n’empêche pas de militer dans des collectifs mixtes et d’aller soutenir des lieux en danger d’expulsion, ou d’agir dans d’autres mouvements collectifs comme les récentes luttes universitaires. Notre autonomie et notre mode de vie permettent alors de développer des moyens d’agir et de penser émancipateurs et non de reproduire éternellement les modèles traditionnels. Il devient possible de mettre en évidence comment, dans nos luttes radicales et nos manières de vivre subversives, il y a aussi le patriarcat et l’homophobie à détruire et à ne jamais oublier sans se cantonner à une seule lutte, puisque c’est ce monde qui est à abattre.
À Grenoble par exemple, depuis plusieurs années et au fur et à mesure des luttes (en particulier dans les squats), des collectifs féministes se sont constitués et ont su perdurer.
C’est ainsi que le mouvement d’ensemble alternatif s’est trouvé investi par des pratiques féministes. D’où un plus grand nombre de femmes dans le milieu « alterno ». Leur présence ne passe plus par une simple présence individuelle mais à travers des groupes constitués.
C’est en ce sens que le féminisme radical s’oppose à toute solution individuelle et qu’il transforme tout « problème individuel » en problème collectif dont l’enjeu est politique à l’intérieur du développement des solutions et des idées émancipatrices. L’organisation des groupes politiques a été traditionnellement pensée et véhiculée par des hommes blancs, par leurs problèmes et leur façon de concevoir l’émancipation. Ces traditions ne facilitent pas l’insertion de femmes, de trans, de personnes cibles du racisme au sein des collectifs. Changer la structure de ces mouvements permet à la fois à beaucoup plus de monde de se retrouver dans leur développement et, surtout, d’élargir leurs objectifs et de multiplier leurs points de vue et donc leur radicalité émancipatrice.
En effet, en arrivant en groupes constitués, les féministes radicales (avec toutes leurs nuances et mouvements ou groupes associés) ne modifient pas seulement la proportion hommes/femmes mais aussi les orientations, les pratiques et les modes de relations du mouvement d’ensemble.
Un groupe ou des groupes possédant une existence propre ont forcément beaucoup plus d’influence qu’une simple participation
individuelle qui, dans le cas des femmes isolées, ne peut que se réduire
comme une peau de chagrin dès lors que les préoccupations, les manières de faire et les objectifs du milieu sont massivement dominés par les hommes, et ceci depuis si longtemps. Ce qui est vrai des femmes l’est également, des noirs, des arabes ou des ouvriers par exemple.
C’est pourquoi les pratiques et les formes de lutte du féminisme radical constituent également une manière de voir et des savoir-faire utiles pour l’ensemble des mouvements émancipateurs, transposables à d’autres luttes et à d’autres raisons de lutter.
Ce que le mouvement émancipateur devrait permettre à très large échelle et à partir de tous les rapports de pouvoir et d’oppression, le féminisme radical en indique un chemin possible : dans les thèmes, les objectifs et les formes des luttes, inconnus jusqu’ici (ou peu présents) dans les mouvements émancipateurs traditionnellement dominés par les hommes ; mais aussi dans la façon de lutter et de s’organiser à l’intérieur de tous les autres mouvements (syndicalisme, sans papiers, racisme, écologie, squats et logements, etc.).
Par exemple l’arrivée l’année dernière de deux émissions féministes sur Radio Canut [une radio alternative lyonnaise] a permis de constituer une nouvelle force féministe au niveau du milieu militant lyonnais. Ce n’est pas seulement une émission de radio, ce sont des moments privilégiés d’échanges, de rencontres et d’affinités qui se nouent, de nouvelles envies de lutter.
Et pour le fonctionnement général de la radio, c’est aussi un mini-bouleversement, il a fallu que les hommes acceptent de laisser les ondes vingt-quatre heures aux féministes pour le 8 Mars, ce qui n’a pas été facile à comprendre pour tous. Depuis, il y a plusieurs femmes qui sont au « bureau » de cette radio associative et autogérée, et qui prennent part aux décisions de la radio.
Et lorsqu’on arrive dans ces espaces de discussion, on se rend compte à quel point ils sont figés et traditionnels et à quel point on a développé de nouveaux outils (dans des collectifs féministes mais aussi dans des squats ou groupes autonomes) plus égalitaires et plus émancipateurs. L’enjeu maintenant, c’est d’arriver à les transmettre et de modifier au fur et à mesure les structures pour qu’elles soient plus adaptées à nos réalités. Car ce n’est pas pour rien non plus qu’il y a très peu de personnes cibles du racisme qui participent à Radio Canut. Nos manières de fonctionner en disent long sur qui s’y retrouve et qui n’y trouve pas sa place !
– Les pratiques et les questions que tu décris s’inscrivent donc dans une histoire. Quelle place cette histoire tient-elle dans les mouvements actuels ? Je pense à l’exemple de Lyon où depuis près de vingt ans il y a eu de nombreux journaux et groupes qui se sont succédé.
S : Il s’agit d’un vrai problème, à Lyon tout du moins, mais aussi dans beaucoup d’autres villes : comment constituer une mémoire et des traditions collectives et militantes qui évitent l’émiettement des groupes et des pratiques ? La multiplication et la succession des groupes risquent sans cesse de les conduire à ne plus se souvenir que de leur propre et brève histoire et, pour le reste, seulement des conflits de personnes et de tendances et ceci au détriment des outils, techniques, idées et procédures élaborés par l’association durable de groupes et d’expériences, différents dans leurs acteurs-actrices et leurs raisons d’être. À l’émiettement des
groupes et des pratiques correspond alors un émiettement de la
mémoire : avec la renaissance incessante de groupes centrés sur tel ou tel aspect de l’oppression et conduits à sans cesse recommencer à partir de leurs seules raisons d’agir.
Cette transmission, tant d’une histoire de luttes que de pratiques collectives, est un enjeu majeur. C’est entre autres ce qui nous permettra de gagner en puissance dans le mouvement d’ensemble, de transmettre ce qu’ont été nos erreurs et nos solutions pour ne pas les rejouer. Car, malheureusement, au fil des années et comme le montre l’exemple des occupations d’universités, on retrouve toujours les mêmes problèmes de répartition des tâches sur le lieu de vie. Là où l’on essaie justement de construire une force collective et une convergence des luttes ! On entend toujours parler de nouvelles histoires de viols dans le milieu alterno ou lors de grands événements anticapitalistes. Il y a encore trop de segmentation entre groupes féministes, anti-racistes, alternos, anarchistes et autonomes, et les temps de rencontres sont encore trop éphémères…
– Peut-on parler d’une logique collective originale des mouvements auxquels tu as participé ?
S : Ce que par exemple le mouvement grenoblois réalise à plus grande échelle, on le retrouve malgré tout dans une ville comme Lyon, même si c’est de façon plus éclatée : à savoir l’association et la mise en tension de mouvements, d’organisations et de formes d’actions et de préoccupations différentes qui, à eux tous, et en s’associant, peuvent prétendre former une alternative d’ensemble.
Par exemple, monter un groupe de discussion autour des violences sexistes et homophobes permet de réinjecter des propositions au sein d’un groupe élargi. Réfléchir dans de plus petites unités avec des personnes cibles d’une même oppression amène d’autres analyses, d’autres points de vue pour le mouvement. Ce qu’il faut voir, c’est comment les lieux et les moments de rencontre et de décision dont je parle sont constitués par la présence effective du maximum des individues concerné-es, en chair et en os, avec toutes leurs spécificités physiques et sociales (hommes, femmes, trans, gouines, pédés, blancs, personnes cible du racisme, origines sociales, âges, validité, etc.), avec leurs différences et leurs divergences, mais présentes de façon concrète et directe, sensible, ne dépendant plus de simples sigles ou « noms » de groupe. Exposer et affirmer les différentes identités sociales, telles qu’elles apparaissent dans la société actuelle, c’est mettre en évidence les rapports de pouvoir qui se jouent implicitement. Mais c’est aussi une manière de rendre visible le poids implicite des majorités et de ne pas seulement voir les minorités. Jamais des personnes n’ont besoin de se définir comme
« blanches » ou comme hétérosexuelles parce que c’est la norme
majoritaire, une évidence. Pourquoi ne pas le faire ? Ça oblige à saisir les rapports de pouvoir sous-entendus, ça rend visible le pouvoir et ça
permet ensuite de mieux le faire circuler. Et ce n’est pas une mince affaire dans des milieux qui se disent anti-autoritaires et horizontaux.
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