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Helen Álvarez Virreira
Mujeres Creando, un féminisme de luttes concrètes
Article mis en ligne le 14 juin 2010
dernière modification le 14 juillet 2011

C’est en parcourant les rues de La Paz, la capitale de la Bolivie, que l’on comprend le mieux l’histoire de Mujeres Creando
[Femmes en train de créer], ce mouvement féministe anarchiste
qui utilise la créativité et les graffitis comme instruments de lutte et a fait de la rue la scène principale de son action.
« La femme qui s’organise ne repasse plus de chemises », « Parce qu’Evo ne sait pas agir comme un père, il ne comprend pas ce que c’est que d’être une mère »… sont quelques-uns de leurs graffitis1.
Elles ne se considèrent pas comme des artistes, mais comme des « agitatrices de rue ». Depuis plus de quinze ans, le groupe est un référent social en Bolivie, un modèle de rébellion et de dénonciation du système patriarcal et de la violence sous toutes ses formes.
Ses membres ont accusé les gouvernements néolibéraux d’avoir plongé la population dans la pauvreté et le chômage, et d’avoir, par là-même, encouragé l’émigration massive vers l’Argentine et l’Espagne – en particulier celle des femmes, les « exilées du néolibéralisme », comme les appelle María Galindo, une des fondatrices du mouvement.

Elles dénoncent et mettent en question aujourd’hui les femmes qui se disaient féministes mais qui ont été absorbées par le nouvel appareil de l’État pour se transformer en technocrates des questions de genre et en « eugénistes » qui ont profité de la pauvreté et ont coopté des femmes de différents secteurs afin d’en faire de dociles bénéficiaires. « Le néolibéralisme se déguise maintenant en femmes avides de pouvoir », écrivent-elles sur les murs.

Elles accusent aussi le gouvernement d’Evo Morales d’avoir laissé passer toutes les chances d’un véritable changement social en Bolivie. L’assemblée constituante a été une conquête de la révolte populaire d’octobre 2003. Cependant la nouvelle constitution politique de l’État, dictée depuis le Palais du gouvernement, a annihilé les espoirs.

Le patriarcat, représenté par des institutions comme l’Église ou l’armée, reste intact. Car, en dépit des propositions faites par Mujeres Creando à l’Assemblée constituante, les femmes n’ont toujours pas obtenu le droit de disposer de leur corps ni n’ont récupéré le contrôle de leur maternité. Elles ont donc écrit sur les murs : « Eve ne sortira pas de la côte d’Evo »2.

« Indigènes, putes, lesbiennes, ensemble, mélangées, soeurs »

Le projet politique de Mujeres Creando, affiché sur les murs, a transgressé toutes les conventions et les contraintes du système :
l’organisation est basée sur l’hétérogénéité, sur l’autonomie vis-à-vis de tout type d’expression du pouvoir, sur l’intégration de la sphère publique avec la sphère privée, le travail intellectuel placé sur un pied
d’égalité avec le travail manuel et la créativité. Tout cela prend une forme tangible dans des luttes concrètes qui jours après jours se voient dans leur maison autogérée La Virgen de los Deseos (La Vierge des Désirs).

Le mouvement se caractérise aussi pour avoir réussi à bâtir des relations insolites et insoupçonnées entre personnes différentes,
et qui sont ainsi parvenues à créer un vaste tissu de solidarités, d’identités et d’engagement. Cela, en soi, a remis en question les organisations traditionnelles. Ses membres sont lesbiennes, hétérosexuelles, mariées, divorcées, célibataires, étudiantes, employées de maison, prostituées, cadres, indiennes, métisses, jeunes, vieilles. Il fait le pari de construire un sujet social de femmes qui interpelle le pouvoir dans et à partir de tous les domaines.

Le mouvement est né en 1992, dans un quartier de la banlieue de La Paz, sous le nom de Comunidad Creando [La communauté qui crée]. Il s’est transformé, la même année, en Mujeres Creando. Il propose un féminisme non raciste dénonçant une élite de femmes privilégiées qui distinguent la sphère publique de la sphère
privée et le travail intellectuel du travail manuel. Ses membres ont également accusé la gauche – d’où sont issues les trois fondatrices du groupe – de considérer la femme comme un objet. Elles ont choisi de
récupérer l’anarchisme tel que le pratiquaient des hommes et des femmes au début du XXe siècle en Bolivie.

Depuis sa création, le groupe a participé à des rencontres féministes internationales où il s’est nourri des différents aspects du
féminisme et a été ainsi en mesure de construire son identité idéologique, avec les apports de toutes.

« Désobéissance, à cause de toi, je vais être heureuse »

La force sociale de Mujeres Creando peut se voir à travers trois moments de son histoire.
En 1997, le mouvement féministe a initié une grève de la faim décisive pour la libération de Raquel Gutiérrez, Mexicaine
emprisonnée sans procès pendant cinq ans pour avoir prétendument participé à un soulèvement armé. Ce qui a permis la libération, quinze jours plus tard, de tou-tes les détenu-es accusé-es de subversion et
victimes de retards de la justice, parmi lesquels le vice-président actuel, Álvaro García Linera3.

En 2001, Mujeres Creando a orchestré une mobilisation de plus de cent jours, réunissant plus de 15000 « petits endettés »
victimes d’usure bancaire et d’organisations non gouvernementales (ONG) accordant des microcrédits – à des taux d’intérêt supérieurs à 70 % – grâce à l’argent des dons. Le mouvement de protestation a révélé les pratiques abusives contre les populations, spécialement les
femmes, à faibles revenus.

En octobre 2003, le mouvement a initié une grève de la faim pour exiger la démission du président de l’époque, Gonzálo Sánchez de Lozada ; plus de 400 personnes de la classe moyenne et
supérieure de tout le pays ont suivi le mouvement, déterminant dans la chute du chef de l’État à la suite de la révolte des secteurs les plus pauvres de la société.

« Nous voulons tout le paradis, pas 30% de l’enfer néolibéral »

Après sa création, Mujeres Creando avait besoin d’un endroit qui lui soit propre pour créer un espace social. C’est en 1993 que Carcajada [Éclat de rire], premier centre culturel féministe et autogéré de la ville de La Paz, est né. Il s’adresse à toute la
population en général. A ce moment-là, la société de La Paz n’a pas compris le concept d’espace pour les femmes — il y a eu même des gens qui tentèrent de l’identifier à un bordel — de sorte que le
mouvement a connu une vague d’hostilité pendant plus d’une année.

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