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La difficile reconnaissance des ethnies françaises
René Furth
Article mis en ligne le 23 juin 2008
dernière modification le 18 juillet 2016

« Le fédéralisme et la superstition parlent bas breton ; l’émigration et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle l’italien, et le fanatisme parle le basque. » Barère, Rapport du comité de Salut public sur les idiomes. [1]

Quand on déplace la question du fédéralisme au-delà des schémas juridiques et économiques vers le domaine du vécu, de la sensibilité, de l’adhésion psychologique, on réalise vite que l’idée fédéraliste ne parvient pas vraiment à prendre consistance chez les libertaires français. On ne rencontre rien qui ressemblerait à un sentiment fédéraliste. Ce qui se présente par contre, ce sont des zones obscures de résistance, de dénégation et de malentendu, tramées à la fois par la mémoire de luttes passionnées, les sédiments de l’éducation et l’attachement exclusif et viscéral aux sonorités et prestiges d’une langue privilégiée.

Imaginer un instant la France comme une fédération de « pays », de régions se présentant dans leur altérité, leur particularité culturelle et peut-être psychologique, apparaît comme une aberration. Il suffit pourtant de se promener un peu, d’ouvrir les yeux sur les maisons et les paysages, d’ouvrir les oreilles aux parlers et aux accents, d’ajouter un peu de culture et de fantaisie pour percevoir les différences. En creusant un tant soit peu, on arrive au constat que ce qui n’est pas compris, c’est la réalité culturelle, que ce qui n’est pas admis, c’est l’idée d’une culture commune qui imprègne les individus d’un « pays », qui oriente, stimule ou réfrène leur développement.

La langue est au cœur de cette réalité, avec sa force d’attraction et de répulsion. Nous vivons dans un pays qui depuis des siècles s’est construit, pensé sur le mode de la centralisation. Sur tous les plans : politique, économique, culturel. Même les valeurs de liberté, d’égalité, de justice se sont développées, à partir de la Révolution, autour d’un citoyen dégagé de sa glèbe, de son cocon patoisant. Les anarchistes aussi se sont formés dans le cadre de ces représentations. Les polémiques, récurrentes et vives, autour des langues minoritaires signifient à l’évidence que le problème des « minorités ethniques » reste bien réel. L’usage même de langues différentes aux six coins de la nation indique de manière sensible et tangible qu’il existe des différences autres que sociales entre les citoyens, qu’elles sont tenaces, qu’elles sont susceptibles d’indisposer ceux qui les perçoivent comme attitude d’exclusion et de repli, sinon comme une brèche ouverte à des influences étrangères.

On peut d’ailleurs constater que des mouvements autonomistes ou régionalistes ne se développent vraiment que là où une partie, plus ou moins étendue, de la population continue de parler une langue ou un dialecte distincts du français national. Même pour ceux qui n’ont pas l’usage d’un parler local, ou qui ne sont pas engagés dans un militantisme identitaire, la langue reste le signe de reconnaissance, le noyau où se centre le réseau complexe des particularités. C’est autour de ce vecteur chargé d’intensité que se déploient les autres supports de la réalité « ethnique » : une culture, une histoire, un territoire.

L’aiguillon de la langue

Les débats qui ont entouré la ratification par la France de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires révèlent bien ce que la question de la langue garde d’irritant. Je ne pense pas qu’on puisse attribuer aux adversaires de la Charte des motivations exclusivement politiques (la crainte d’un effritement de l’autorité centrale et même d’une dislocation du territoire) ou citoyennes (l’égalité de tous). On touche à leur langue en ne préservant pas son monopole, et leur réaction peut être aussi passionnelle que celle des « patoisants ». Il suffit de voir quelles vagues provoque la moindre velléité de réformer l’orthographe pour comprendre qu’on touche là une fibre vitale.

L’irritabilité est bien plus vive quand les « agressions » mettent en cause une personne qui a été élevée et éduquée dans une langue qu’elle doit, en règle générale, remiser à toutes les étapes marquantes de son développement : entrée à l’école, entrée dans la vie professionnelle, etc. Même si le passage dans la langue nationale se fait sans douleur – ce qui est le plus souvent le cas désormais, mais ne le fut pas toujours [2] –, la part d’affectivité et de familiarité qui s’estompe par la même occasion peut laisser un sentiment de frustration et d’appauvrissement. Et cela d’autant plus si le renoncement à la langue première laisse subsister les traces handicapantes de celle-ci : un accent prononcé, par exemple, qui connotera aussi bien l’origine provinciale que la « basse extraction » sociale.

Quand, sur la lancée de mai 1968, le régionalisme est devenu un des axes des luttes fragmentaires (travail, écologie, féminisme, prisons, etc.), la question de la langue a émergé dans les deux courants qui ont situé la revendication régionaliste dans une perspective révolutionnaire : le soutien aux luttes anti-impérialistes et anticolonialistes qui projetait sur la centralisation française les analyses tiers-mondistes et envisageait de « décoloniser la France » [3] ; le projet de libération de la vie quotidienne qui affirmait que le rejet et le mépris des langues minoritaires amenaient ceux qui les pratiquaient à déconsidérer leur propre vie et affaiblissaient leur capacité de résistance ou d’initiative.

Le discrédit jeté sur les langues « vernaculaires » a ainsi ce double effet de dévaloriser ce qui s’y exprime et de renforcer encore la tendance générale à la « privatisation de la vie » en ne reconnaissant aux mieux à ces langues qu’un usage affectif, familial. Il se produit là des effets en chaîne : la dévalorisation entraîne l’oubli ou la mise au rancart de la littérature rédigée en langue régionale, et à plus forte raison la production de textes nouveaux. D’être ainsi coupée de l’écrit, la langue orale s’appauvrit en permanence et ne parvient plus à évoluer avec les techniques et les nouveaux modes de vie.

Les langues régionales à l’école

Cela dit, on peut se demander, et beaucoup se le demandent, s’il est utile de maintenir ces langues vivaces : tant qu’elles servent la communication de gens et de groupes entre eux, il est indispensable qu’elles gardent intactes leurs capacités de compréhension et d’expression. Un autre argument, qui intervient beaucoup dans les débats sur l’enseignement des langues régionales, est qu’un enfant élevé correctement dans un parler régional aura plus de facilités pour acquérir par la suite une ou des langues étrangères... et même plus de subtilité dans le maniement du français. « On a constaté depuis longtemps que les bilingues possèdent généralement une malléabilité et une souplesse cognitives supérieures à celles des unilingues », dit le linguiste Claude Hagège [4]. Mais personne ne nie la complexité de la question : dans un milieu de départ « défavorisé », quand se mélangent confusément deux langues peu maîtrisées, l’enfant peut rester bloqué dans une « double incompétence ». Ce qui arrive aussi bien dans des familles immigrées que dans des groupes autochtones victimes de conditions de vie précaires et de discrimination sociale.

Introduire à l’école l’enseignement des langues régionales ne suffira pas pour les revivifier là où elles sont en train de perdre du terrain : cela contribue au moins à les reconsidérer, à donner quelque assurance à ceux qui les pratiquent et à permettre une assimilation plus explicite et mieux informée aux enfants qui en gardent l’empreinte. Pour revenir sur les avantages de ce bilinguisme initial : il est surprenant que les adversaires des langues minoritaires à l’école s’insurgent particulièrement contre l’enseignement par « immersion » (par exemple l’usage du breton pour des cours d’histoire ou de sciences), alors que les récriminations ne cessent contre le fait qu’on continue à faire dans les lycées et collèges des cours d’anglais ou d’espagnol, par exemple, sans échanger un mot dans la langue à apprendre.

L’enseignement des langues et cultures régionales, dans le cadre de l’Éducation nationale, s’applique actuellement au basque, au breton, au catalan, au corse, au gallo (dialecte français parlé en Bretagne), à l’occitan, aux langues régionales de l’Alsace et de la Moselle. Que l’allemand, dans les départements de l’Est, soit traité en langue régionale à l’égal des dialectes alémaniques et franciques, suscite d’autres polémiques [5]. En ce qui concerne le Nord, le flamand n’est pas enseigné, mais le néerlandais est accessible en langue vivante. Quant à la périphérie d’au-delà de la périphérie, le créole, le tahitien et les langues mélanésiennes sont reconnus, mais c’est là encore une autre histoire.

La volonté royale, puis républicaine d’éliminer les « patois » au profit du seul français, facteur d’identification et de cohésion, ne pouvait que redoubler cet appauvrissement culturel des provinces qui résultait inéluctablement de la concentration de la vie culturelle à Paris (ou à Versailles). Il suffit de rappeler que jusqu’au milieu du xxe siècle il n’existait, sauf quelques expériences pionnières, aucun centre de création théâtrale en province, que la situation n’était guère meilleure pour la musique. Ce fut aussi une « exception française ».

Du mythe à l’histoire

Autre aspect de cette déculturation : l’effacement et l’oubli de l’histoire régionale au profit d’une histoire homogénéisante. Selon une réaction tout à fait logique, les différents mouvements régionalistes ou autonomistes se sont appliqués à se redécouvrir, et souvent à se refabriquer une histoire. On leur a reproché à juste titre de sélectionner et de mythifier certains événements ou séquences du passé pour mettre en relief les différences et célébrer une grandeur perdue. Mais le sentiment de l’identité française ne s’est pas formé autrement, et les militants de la « conscience régionale » ont repris à leur compte les démarches qui ont abouti à forger les « consciences nationales » [6].

Il n’en est pas moins vrai que des populations différentes, selon leur situation géographique, ont subi des histoires différentes, et qu’elles en restent marquées dans un certain nombre de réactions, d’attitudes et de comportements : que l’Alsace ait changé quatre fois de nationalité en trois quarts de siècle peut faire comprendre des dispositions au conformisme, à la méfiance, au scepticisme... et même à l’humour.
Expliciter quelques traumatismes peut être salubre, mais reconsidérer l’histoire de manière vigilante et critique peut aboutir également à remettre au jour des épisodes et des traditions de luttes sociales, de sécession religieuse hérétique qui ont été occultés dans la mémoire officielle (ou réduits à des jalons touristiques). Dans la mesure où, hors des circuits officiels, l’historiographie régionale a longtemps été réactivée dans une perspective conservatrice et passéiste, il est de toute manière utile de pouvoir lui opposer une image plus contrastée du passé. À la fois dans un souci de vérité, et d’un point de vue plus pragmatique pour regonfler le moral des provinciaux qui se reconnaissent un sentiment d’appartenance régionale sans pour autant se laisser enfermer dans des stéréotypes conformistes.

Pour ne pas retomber dans une perspective manichéenne, on peut constater qu’un peu partout des historiens professionnels « font le ménage », et que d’un autre côté les amateurs, à travers leurs « sociétés savantes », créent aussi une stimulation qui contribue à la vie culturelle des régions. Sans compter que les résultats de ces travaux sont repris ici et là dans des tentatives théâtrales ou d’autres formes de « spectacle vivant » qui ne relèvent pas systématiquement du folklore et peuvent s’inscrire dans une perspective d’éducation populaire qui recrée des liens sociaux et réagit contre la pure « consommation culturelle ». La chose est vérifiable depuis des années sur le plan de la musique, où la redécouverte de traditions authentiques peut inciter au « métissage » : les musiques celtiques ne s’ouvrent pas seulement aux échanges avec les îles Britanniques mais se mêlent d’apports arabes. Et depuis longtemps groupes, chanteurs, musiciens circulent d’une périphérie à l’autre, se rencontrent, s’influencent.

Il resterait à traiter le chapitre du « terroir », qui ne donne pas lieu seulement aux quêtes mystiques de l’origine et à des positions de repli : la sensibilité collective est marquée aussi par un type d’environnement et de paysage, mer ou montagne, par un type de production et son histoire, par une situation frontalière, etc. Et cette sensibilité à son tour peut s’exprimer dans des œuvres à portée non seulement nationale mais internationale (universelle ?), qui parfois donnent à la langue française un rythme et une coloration qui la revitalisent en toute modernité. La transposition du paysage et de l’histoire dans la peinture relève d’un chapitre plus ancien (mais il y a maintenant le cinéma et la télévision), et là aussi on peut voir avec Anne-Marie Thiesse comment la composition régionaliste a suivi la voie de la création des identités nationales (« la nation illustrée », dans le livre cité). Sur un autre plan, la défense de l’environnement poursuit également un enjeu culturel et vital très actuel.

Le combat des deux France

Quel est finalement mon propos dans ce survol 7 ? De rappeler qu’il persiste des spécificités régionales, qu’elles n’appellent pas seulement au conservatisme et au repli communautaire mais qu’elles peuvent être un facteur d’ouverture et d’intervention active. Les laminer est une entreprise, d’abord sur le plan de la langue, qui contribue à une déstabilisation et une perte de repères laissant l’individu plus démuni dans un monde en évolution accélérée et un environnement mental soumis à la massification.

Je prétends aussi qu’il faut regarder de plus près tous les implicites et non-dits qui animent, dans nos milieux, la résistance à la reconnaissance et à l’actualisation de ces spécificités. La question des langues minoritaires est encore profondément imprégnée du long affrontement des « deux France », la France cléricale et la France républicaine. La préservation des langues régionales a servi de refuge et de barrage contre la diffusion des idées émancipatrices, le clergé s’y est constamment investi et, aujourd’hui encore, des personnalités et des groupements d’extrême droite se mobilisent pour la défense des langues minoritaires. Il se trouve aussi que les combats pour la citoyenneté républicaine ont été liés aux revendications de justice et d’égalité 8 et que le principe de la République une et indivisible, y compris dans sa langue, reste associé dans bien des esprits à la volonté de progrès social.

Ce qui peut expliquer que, dans les syndicats de l’enseignement comme dans les fédérations de parents d’élèves, les éléments laïques les plus déterminés sont souvent les plus hostiles à l’introduction des langues minoritaires et se rallient à des positions « souverainistes » qui, dans le courant libertaire au moins, contredisent curieusement un antinationalisme affirmé. Si l’on pousse un peu plus loin, en expliquant que les langues régionales sont aussi une ouverture sur les pays voisins (ne serait-ce que pour le marché du travail...), et si l’on se risque à poser sur la lancée la question du fédéralisme européen, on a des chances de tomber, avant tout débat politique, sur une même réaction de blocage « identitaire français » et à la même réticence devant une vision fédéraliste. Voilà encore des chantiers et des remue-méninges en perspective...

René Furth