Ce texte est parti d’un double sentiment : l’étonnement,
d’abord, provoqué par le succès des thèses de Marcela Iacub auprès
des féministes libertaires individualistes de l’En dehors 1.
Ce qui séduisait ces libertaires semblait, certes, la critique de l’État,
développée par M. Iacub, mais plus encore la présence dans ses écrits
d’une apologie de la liberté sexuelle (entendue comme le fait que
chacun-chacune use de son sexe à sa guise, pornographie et prostitution incluses, du moment qu’il y a « consentement ») et d’une critique contre la
maternité (envisagée comme lieu où les femmes sacrifient leur destin
personnel à la reproduction de l’espèce), ces deux thèmes ayant été ceux
portés traditionnellement par la critique anarchiste en matière d’émancipation des femmes. En second lieu, la perplexité devant les
thèmes qui agitent depuis pas mal d’années maintenant la pensée
théorique féministe et qui, de la « déconstruction des genres » au
« queer », semblaient déplacer les termes du débat de « l’émancipation
des femmes » aux jeux sur les identités de genre.
Nous nous intéresserons donc ici à l’analyse critique des positions de M. Iacub parce que ses conceptions « radicales » en matière de liberté sexuelle et ses préconisations en faveur d’un droit indifférentialiste rejoignent pour une part les thèmes qui participent au déplacement de problématique de la question féministe. Ainsi, dit-elle, il y a une « communauté réelle d’intérêt entre un féminisme indifférentialiste, le mouvement des prostitué(e)s, les recherches sur l’embryon, et le mouvement gay – ce dernier remettant en cause les institutions mêmes de l’inégalité entre les sexes que semblent être, en particulier, les institutions différentialistes de la parentalité qui ne peuvent elles-mêmes
tenir qu’en refusant l’artificialisation de la procréation »2.
Plus généralement, il semble que ce qui occupe le devant de la scène théorique et éditoriale réside dans la question de la « différence » des sexes et de sa déconstruction, ce qui entraîne souvent une approche en termes individualistes et identitaires, fort éloignée de l’approche en
termes collectifs et politiques qui a été celle des années 1970.
Aborder la question de l’émancipation des femmes (de la
« libération », comme on disait dans les années 1970) sous l’angle de la
« déconstruction » des différences de sexe, qu’il s’agisse de « performer
son genre » (J. Butler) ou de construire un droit indifférencié en matière de
filiation, constitue un déplacement majeur de problématique par rapport à la thématique de l’égalité qui a été longtemps dominante.
Qu’il s’agisse d’une égalité pensée dans la différence revendiquée ou constatée (de l’ambiguïté de la complémentarité
revendiquée au XIXe siècle à la « petite » différence qui ne doit pas
entraîner de conséquences3, et/ou dans l’universalité de l’appartenance à
l’humanité (pensons aux slogans des années 1970, « je suis une femme, pourquoi pas vous ? » ou « une femme est un homme comme un autre »), la notion de différence, bien qu’évidemment présente, n’occupait pas la position centrale qu’elle a aujourd’hui ; la sortie de l’enfermement auquel étaient vouées les femmes, la libre disposition de son corps, la visibilité
revendiquée dans l’espace public, politique, l’égalité (qui ne soit pas mimétisme des comportements masculin, voire de leur imaginaire) dans les sphères professionnelles, la critique de la division sexuelle du travail dans la société et dans la famille, etc., toutes ces revendications cherchaient les voies et moyens de l’égalité dans un cadre où l’égalité
« indifférenciée » était l’objet de luttes et de demandes de droit, mais s’accompagnaient d’exigences « spécifiques » aux femmes, en raison de l’asymétrie dans le domaine de la reproduction (la libre disposition de son corps) et des contraintes morales construites autour.
Or, aujourd’hui, même une féministe aussi modérée que J. Mossuz-Lavau dans son dernier livre au titre évocateur, Guerre des sexes : stop !4 revendique l’indifférenciation comme objectif à atteindre
pour émanciper les femmes ; l’usage de ces termes est révélateur des approches dominantes de la question de l’émancipation et de l’égalité aujourd’hui et des déplacements effectués ces quinze dernières années.
Ce que nous voulons tenter ici à partir de l’examen des travaux de M. Iacub, c’est d’apprécier si l’approche en termes d’égalité radicale qu’elle préconise permet d’envisager de nouvelles formes d’émancipation
politique, ou si ses tentatives reconduisent les replis individualistes, tropisme majeur de nos sociétés.
Liberté sexuelle, filiation et indifférentialisme chez M. Iacub
M. Iacub se pose en critique du féminisme des années 1970 qui, demandant pour les femmes « la libre disposition de leur corps »,
se serait en quelque sorte tiré une balle dans le pied : la liberté sexuelle
revendiquée et les réformes obtenues sur le droit à la contraception et à l’avortement n’auraient, selon elle, fait que changer le contenu des contraintes qui pèsent sur les femmes, voire les augmenter. En effet aujourd’hui, dit-elle, le droit à l’avortement a de fait donné aux femmes un pouvoir exorbitant, celui de faire naître ou pas un enfant, induisant
ainsi une réforme du droit de la famille qui fait du « ventre fécond des femmes »5 le fondement juridique de la famille et de la filiation. Ce féminisme serait aussi resté moralisateur et prude dans son approche
de la prostitution, maintenant une morale surannée. Elle se présente donc comme le chantre d’un renouveau de la « liberté sexuelle » et de l’égalité pour les femmes.
Libre disposition de son corps ?
1) Prostitution
L’argumentaire qu’elle développe ainsi sur la prostitution est simple et pas totalement nouveau : pour elle, le discours des féministes anti-prostitution, disant que cette activité dégrade l’image de la femme, repose sur une représentation de la sexualité comme « activité intime »,
différente, dont la vente n’est pas identique à la vente de la force de travail en général : par la prostitution, l’individu se vendrait alors lui-même, devenant esclave. Ces féministes restent, à ses yeux, prisonnières d’une morale archaïque. Pour M. Iacub, la liberté réside dans le consentement6 et, si la femme consent, c’est sa parfaite liberté d’user de son corps comme elle l’entend, et de travailler dans l’industrie de la pornographie ou la prostitution, activités qu’il conviendrait donc de banaliser.
Deux arguments sont ainsi avancés, le consentement et la pluralité des morales. « La prostitution n’est-elle pas une activité sexuelle où le consentement s’exerce à son état le plus pur ? écrit-elle. À tel point qu’on négocie les tarifs, on choisit ses clients, on fixe d’avance ce qu’on fera ensemble7. » Ses propos résolument optimistes sur le
« consentement » peuvent être confrontés au travail d’enquête réalisée par J. Mossuz-Lavau : « Ma conviction aujourd’hui, dit-elle, est qu’il y a trois catégories de prostituées8. » Et elle détaille : les victimes de la traite, souvent d’origine étrangère, les « traditionnelles », françaises le plus souvent, et entre ces deux pôles une vaste zone qui comprend les femmes se prostituant par nécessité ou par impossibilité à ce moment-là de leur vie de faire autre chose ; il leur faut en effet rembourser les passeurs, tenter de se constituer un pécule, etc. Bref, la prostitution,
« liberté sexuelle » dixit Iacub, est au mieux un moyen rapide de gagner de l’argent, au pire une situation de contrainte voire d’exploitation la plus noire.
Consentement, donc… Et légitimer la demande des prostitué-es de travailler « librement » (ce qui signifie pour elles ne plus avoir de contrôles policiers) « impliquerait en quelque sorte de ne pas donner
à la sexualité une valeur univoque à laquelle tout un chacun devrait se
conformer »9. Elle en appelle donc à un État pluraliste, qui fasse sienne une morale du consentement et non pas de la vertu dont il serait garant, et qui n’impose pas une conception unique de la sexualité. Mais elle ne parle quasiment pas des « macs » ni des « Eros centers ».
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