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Irène Pereira
Être anarchiste et féministe aujourd’hui
Article mis en ligne le 24 mai 2010
dernière modification le 24 mai 2011
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Les rapports entre l’anarchisme et le féminisme ou entre
anarchistes et féministes n’ont pas été toujours et ne sont pas encore
actuellement univoques. L’anarchisme n’est-il qu’un courant politique qui se donne pour objectif la lutte contre l’État et le capitalisme ou intègre-t-il toutes les formes de luttes pour l’émancipation, au rang desquelles il faut situer la lutte pour l’émancipation des femmes ? Les anarchistes individualistes de la Belle Époque1 ont pu apparaître en pointe sur un certain nombre de combats qui furent repris par la suite dans les années 1960-1970 : contraception, amour libre… Pourtant durant les années 1970, les militantes féministes n’eurent de cesse de faire la critique des organisations militantes gauchistes pour leur machisme, critique à laquelle n’échappaient pas les organisations anarchistes.

Aujourd’hui il semble que la cause des femmes fasse partie intégrante des organisations anarchistes. On pourrait ainsi penser que le féminisme n’est plus l’objet de débats, mais fait consensus au sein des milieux anarchistes. Pourtant les débats qui ont traversés le féminisme de la troisième vague sont aussi l’objet de controverses au sein des organisations anarchistes : comment les anarchistes doivent-ils se situer face à la question du voile ? Comment doivent-ils réagir face aux questions de la prostitution et de la pornographie ?

De même, tout comme dans les années 1970, l’anticapitalisme de l’anarchisme pouvait se trouver questionné par le féminisme radical, l’arrivée de nouvelles théories telles que le queer ou l’intersectionalité2 amène aussi à s’interroger sur la manière dont l’anarchisme prend en compte les diverses dimensions de l’oppression des femmes.

Je souhaite par conséquent m’interroger dans cet article sur la manière dont l’anarchisme peut se positionner par rapport à
l’ensemble de ces débats, en montrant quelle serait la théorisation qu’il pourrait adopter aujourd’hui pour intégrer les revendications féministes.

Pour cela, je vais diviser ma réflexion en plusieurs moments. Je vais tout d’abord essayer de présenter les traits principaux
d’un anarchisme féministe tel que je le conçois, avant de revenir plus particulièrement sur une série de débats que je souhaite éclairer à partir de la théorisation que j’aurai présentée.

Anarchisme et féminisme

Définition philosophique et politique de l’anarchisme

L’anarchisme étymologiquement désigne d’une part, d’un point de vue philosophique, une absence de principe premier
et d’autre part, d’un point de vue politique, une absence de commandement. La définition philosophique de l’anarchisme désigne par conséquent le refus d’une fondation de l’ordre social sur un principe
premier, que cela soit Dieu ou la nature. La société ne présuppose pas un ordre immuable qui serait donné une fois pour toutes et qui trouverait sa justification ultime ou son essence dans la nature ou en
Dieu. La société telle qu’elle existe est une construction historique. L’inégalité entre les hommes, entre les hommes et les femmes,
ou entre les « races » n’est pas un fait de nature ou le résultat d’une volonté de transcendance, elle est la conséquence d’événements historiques contingents.
L’anarchisme suppose donc de partir de l’hypothèse philosophique que le monde et en particulier le monde social tel qu’il est ne trouve pas son fondement dans un premier principe absolu. Du point de vue
politique, l’absence de commandement signifie que cette absence de principe premier absolue induit le fait que les rapports d’inégalités hiérarchiques, c’est-à-dire les rapports de commandement, ne sont pas fondés en soi. Cela signifie donc que les rapports de commandement entre hommes, entre « races », entre hommes et
femmes ou entre parents et enfants, entre êtres humains et animaux, ne reposent pas sur un fondement naturel.

Par conséquent, l’anarchisme en tant que pensée politique repose sur deux idées :
1) les rapports de commandement ne sont pas fondés de manière absolue ; 2) par conséquent, il est possible de construire une société qui ne repose pas sur des rapports de commandement.
Cela ne signifie par pour autant que l’autorité technique d’une personne sur tel sujet ne soit pas fondée3, mais que cette autorité,
liée à une compétence technique, ne fonde pas un rapport de commandement et d’obéissance.

Théories de l’anarchisme

Cela étant dit, quelle théorisation de l’anarchisme suppose une telle définition ?
J’ai proposé par ailleurs4 une typologie idéal-typique de l’anarchisme en trois courants théoriques principaux : l’individualisme,
l’anarcho-communisme et le communisme libertaire. Je vais mettre en
parallèle cette typologie avec différents courants du féminisme, analysé non pas dans la complexité des positions des actrices du féminisme, mais dans une perspective là aussi idéal-typique qui a
pour fonction de rendre les controverses plus intelligibles.

Anarchisme, féminisme et individualisme

L’individualisme anarchiste fait reposer l’émancipation sur l’individu. Celui-ci se trouve en lutte contre toutes les formes
d’oppression qui peuvent le toucher. Une femme individualiste anarchiste s’opposera à l’autorité et au contrôle que l’Église fait peser sur son corps et sa sexualité, sur la domination que son mari ou son compagnon peut tenter d’exercer sur elle…

Néanmoins, l’individualisme anarchiste ne peut constituer la théorisation qui serait adéquate pour penser l’anarchisme et plus
encore un anarchisme féministe. En effet, ce courant souffre de deux limites principales. D’une part, il présuppose que l’individualité préexiste à la société. De fait, il suppose qu’il est possible de penser
l’émancipation de manière strictement individuelle ou même de manière opposée à autrui ou à la société en général. Il serait
ainsi possible de penser l’individu contre la société5.
D’autre part, l’individualisme pense qu’il est possible de transformer les
individus en se centrant sur une éthique individuelle sans transformer les structures sociales économiques et politiques. De fait, il suffirait de changer sa sexualité ou son rapport à l’autorité. Si tous les êtres
humains modifiaient leur comportement individuel à partir de l’adoption d’une autre éthique de vie personnelle, alors par addition ce serait l’ensemble de la société qui serait amenée à se transformer.
Il est certes possible de critiquer les conceptions qui à l’inverse ne laissent aucune place à l’initiative individuelle dans la transformation
de la société, mais il paraît difficile de nier qu’étant donné le caractère
social de l’existence humaine, les individus sont pris dans des relations et des formes d’organisations économiques et politiques qui ne dépendent pas uniquement de leur désir individuel.

Si l’on transpose les critiques que nous adressons à l’anarchisme individualiste aux théories féministes ou liées au féminisme, on pourra s’apercevoir que les politiques queer, en particulier dans la version initiale qu’en avait donnée Judith Butler6, centrée sur le fait de performer son genre, c’est-à-dire de jouer le genre de manière à en montrer le caractère construit, peuvent subir
le même type de critique. En effet, elles renvoient la question de la transformation des rapports de genre à une pratique individuelle, sans les articuler explicitement à la dimension politique et économique des rapports de genre.

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