La scission de l’Association internationale des travailleurs qui suivit le Congrès de La Haye, en septembre 1872, définit clairement les deux politiques socialistes qui s’affrontaient en Europe et en Amérique en cette fin du XIXe siècle.
Alors que la branche marxiste appelait le prolétariat à se constituer en « parti politique distinct » afin de conquérir « le pouvoir politique » [1], ses adversaires « antiautoritaires », « fédéralistes » ou « socialistes révolutionnaires » l’exhortaient à construire « une organisation et une fédération économique absolument libres, fondées sur le travail et l’égalité de tous et absolument indépendantes de tout gouvernement politique » [2]. L’organisation esquissée ci-dessus était définie, dans le même document, quelques lignes plus bas : il s’agissait du prolétariat lui-même, structuré par ses corps de métiers.
La prise de conscience est le produit de la solidarité et de la lutte
Cette orientation « organisationnelle » n’est nullement une rareté, un point de vue marginal sous la plume des Internationaux antiautoritaires. Elle en est, au contraire, un des aspects les plus importants et les plus constants – bien qu’il soit ignoré par beaucoup de commentateurs politiques [3].
Bakounine ne pensait pas que la conscience de classe, ou la conscience socialiste révolutionnaire, apparaissait spontanément chez la plupart des individus ; cette conscience, selon lui, en particulier pour les travailleurs, était le fruit de l’expérience collective et du mûrissement de chacun au sein des « sections de métier », nous dirions aujourd’hui des syndicats, au feu de l’action et par la solidarité qui s’y opérait entre les membres et les autres sections [4].
Il insiste, en outre, dans nombre de ses écrits, sur l’importance de l’organisation ouvrière. Les ouvriers, disait-il, héritent « seuls aujourd’hui de la grande mission de l’émancipation de l’humanité » ; ils ont un « cohéritier […], le paysan » que les ouvriers devront « instruire » pour qu’il ne serve plus « d’instrument à la réaction ». Les ouvriers doivent s’organiser, dans une « vraie solidarité fraternelle », qui devra être aussi une « organisation pour l’action ».
« Si la Commune de Paris se tient si vaillamment aujourd’hui, déclare-t-il lors d’une conférence prononcée devant les ouvriers de Sonvillier, c’est que pendant tout le siège les ouvriers se sont sérieusement organisés [et] si les soulèvements populaires de Lyon, de Marseille et dans les autres villes de France ont échoué, c’est parce qu’il n’y a aucune organisation. » [5]
C’est cette combinaison de la solidarité ouvrière et de la lutte qui réalisait dans les faits le « vrai principe et le vrai but de l’Internationale », à savoir « la solidarité des besoins comme base déjà existante, et l’organisation internationale de la lutte économique du travail contre le capital », afin de conquérir « tous les droits humains pour les travailleurs, au moyen de leur solidarité militante à travers les différences de tous les métiers et les frontières politiques et nationales de tous les pays » [6]
« Elle [l’Internationale] ferait de la statistique comparée, continue Bakounine, étudierait les lois de la production et de la distribution, […] formerait des caisses de résistance, organiserait des grèves locales, nationales et internationales, constituerait localement, nationalement et internationalement des corps de métiers et formerait des sociétés coopératives de crédit mutuel, de consommation et de production… » [7]
Le rôle déterminant des grèves est tout spécialement souligné :
« La grève, c’est le commencement de la guerre sociale du prolétariat contre la bourgeoisie, encore dans les limites de la légalité » ; elle électrise les masses, réveille en leur sein « le sentiment de l’antagonisme profond entre leurs intérêts et ceux de la bourgeoisie » ; elle contribue « immensément » à « constituer » entre les ouvriers de tous les pays et de tous les métiers « la conscience et le fait même de la solidarité » [8].
Enfin, dans la lettre que Bakounine adresse, en 1873, à ses compagnons et amis de la Fédération jurassienne pour leur annoncer qu’il renonce à la vie publique, il rappelle encore que l’heure est à « l’organisation des forces du prolétariat », elle n’est plus à la confrontations des idées mais aux « faits et aux actes » [9].
Une nouvelle orientation
Faut-il voir dans la répression aggravée que subit à ce moment le mouvement ouvrier socialiste – massacres de la Commune de Paris et interdiction de l’Internationale en France, interdiction de l’Internationale en Espagne, affrontements qui accompagnent les grèves d’Italie – la cause principale du changement progressif d’orientation du mouvement socialiste révolutionnaire, qu’on commençait à appeler anarchiste, réuni dans l’Internationale d’après La Haye ? Ou bien le rôle de plus en plus important joué par les militants de la nouvelle génération qui monte ?
On en perçoit une première amorce dans une lettre de Cafiero adressée à Malatesta, publiée par le Bulletin de la Fédération jurassienne, en date du 3 décembre 1876, qui affirmait que « la Fédération italienne croit que le fait insurrectionnel, destiné à affirmer par des actes les principes socialistes, est le moyen de propagande le plus efficace ».
James Guillaume signale ce nouveau point de vue, sans commentaires particuliers : « Pour se faire comprendre clairement des masses populaires, et plus particulièrement des paysans », il fallait « enseigner le socialisme par les faits. » [10]
Quels faits ? Les militants internationaux de la première période répondait : des grèves de toute nature, soutenues par des caisses de résistance interprofessionnelles, locales, nationales, internationales, des manifestations, rassemblements, meetings mais aussi un « réseau de coopératives de consommation », des « écoles où serait dispensé « l’enseignement intégral », la création « de bibliothèques », de « centres éducatifs », de « sociétés mutualistes », de « bureaux de placement » [11].
La Fédération italienne songeait à d’autres faits.
Le 5 avril 1877, dans la région du Bénévent, à l’est de Naples, « une petite bande armée, conduite par Cafiero et Malatesta, débarque à l’improviste dans un des villages, annonçant que le monde va changer, qu’il s’agit d’abolir l’Etat et la propriété dans la commune pour arriver ensuite à les abolir complètement. Bien accueillis par la population, curé en tête, les Internationaux s’emparent alors de la mairie, portent sur la place publique les archives et les titres de propriété auxquels ils boutent le feu.[M. Enckell : la Fédération jurassienne, Canevas éditeur, pp. 186-187.]] »
Pendant quelque temps, la démonstration se répète dans d’autres villages ; l’accueil de la population est « favorable » mais « sans enthousiasme ».
Puis l’armée intervient. Quelques mois plus tard, le procès de la Banda del Matese fera grand bruit. Il n’y a pas eu, dans toute cette équipée, de victimes humaines…
Le 9 juin 1877, le compagnon Costa – le même qui, quelques années plus tard, sera un des créateurs du parti socialiste italien – prononça une conférence sur « la propagande par le fait ». Quelques semaines plus tard, le 5 août 1877,
Paul Brousse – le futur « possibiliste » – développa, dans le Bulletin de la Fédération jurassienne, l’idée que la « propagande par le fait » [12] est un moyen efficace, « un puissant moyen de réveiller la conscience populaire » [13].
Très vite, dans les réunions suivantes de l’Internationale, qui s’effrite, le changement de stratégie s’affirme ; on parle de plus en plus d’esprit de révolte, de sortir de la légalité, d’étudier les « sciences techniques et chimiques » [14]...
Le contenu même de cette idée d’utiliser les faits comme leçons de choses du socialisme changeait, de manière radicale. Comme le dit Jean Maitron [15], « la propagande, ainsi conçue, aurait pu se développer sur un plan tout pacifique : société d’assurance, magasins coopératifs, ateliers communistes, etc., mais la logique même de la lutte devait la faire envisager très rapidement sous l’angle étroit et exclusif de la propagande violente, « putschiste », « explosive ».
À peine deux ans plus tard, c’est la forme la plus extrême de cette nouvelle stratégie qui est préconisée par Kropotkine dans le Révolté ; l’action anarchiste, c’est
« la révolte permanente par la parole, par l’écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite... Tout est bon pour nous qui n’est pas la légalité » [16].
Enfin, l’orientation nouvelle fut approuvée par l’AIT, en juillet 1881. On a souvent dit que l’Internationale était moribonde et, certes, elle n’avait plus le commencement d’assise de masse qu’elle fut près d’obtenir vers 1870. Néanmoins, à ce congrès, étaient représentés l’Allemagne, les USA, l’Angleterre, la Belgique, l’Egypte, l’Espagne, la France, la Hollande, l’Italie, la Russie, la Serbie, la Suisse, la Turquie, et la résolution du congrès sur l’action anarchiste illégale et violente a pu être diffusée partout dans le monde [17].
Changement de nature
En moins d’une dizaine d’années, le mouvement appelé à l’origine socialiste révolutionnaire, antiautoritaire et fédéraliste, puis désigné sous le nom d’anarchiste, avait changé de stratégie et, par voie de conséquence, de nature. Il était passé, dans sa majorité, d’un mouvement ouvrier fédératif dont l’axe principal était une sorte de présyndicalisme d’action directe à un mouvement organiquement informel dont l’activité principale devint, pour un temps, l’action terroriste.
Max Nettlau, dans son Histoire de l’anarchie, résume parfaitement le problème :
« Ces actions n’auraient pas dû prendre aussi longtemps la place la plus importante et presque unique parmi les activités anarchistes, même si elles avaient été entièrement justifiées (car très souvent elles ne furent que des réactions contre la cruauté et, comme telles, des actes de vengeance inexorable). Mais le plus pénible est que beaucoup crurent alors que c’était là l’unique chose qui puisse se faire et le seul moyen de réveiller et de provoquer une révolte sociale généralisée. Et l’opinion publique fut induite et accoutumée à croire que c’était l’unique chose que savaient faire les anarchistes. »
Et ajoute-t-il :
« Cette phase se caractérise en outre par l’afflux parmi les anarchistes de nombreux socialistes révolutionnaires, de vieux blanquistes français et de sociaux-démocrates allemands – qui furent attirés par l’anarchisme surtout en tant que révolte intégrale –, lesquels, à cause de leur rigorisme, phénomène typiquement autoritaire, rendirent tortueuse, immobile, stationnaire et dogmatique la pensée libertaire. » [18]
On peut émettre l’hypothèse que la revendication et l’utilisation de la violence terroriste comme moyen révolutionnaire unique a fait basculer une partie du mouvement libertaire dans une sorte de dérive irrationnelle, quasi impossible, pendant plusieurs années, à maîtriser. En outre, elles ont engendré pour toute la durée du siècle un malentendu permanent entre ceux dont la boussole libertaire s’appelle Bakounine, Guillaume et l’AIT, et ceux qui adhèrent au mouvement pour la nouvelle manière de concevoir la propagande par le fait et la « révolte intégrale ».
Il apparaît, de plus, que ce phénomène d’emballement, si on peut le nommer ainsi, de détournement de sens des concepts « constructifs », ne s’est pas produit qu’une seule fois. Qu’y a-t-il de commun, pour ne citer que cet exemple, entre la stratégie dite d’action directe des syndicalistes révolutionnaires du commencement du siècle – stratégie aux multiples aspects dont l’objectif était de constituer une contre-société ouvrière combative et offensive que Griffuelhes, Pouget et leurs camarades entendaient opposer à la stratégie parlementaire des socialistes « bourgeois » – et ce qu’on a connu dans les années soixante-dix sous le même nom ?
Même Sorel
Un penseur aussi profond que Georges Sorel lui-même s’est quelque peu fourvoyé dans son analyse métaphysique, presque mystique, de « la violence prolétarienne » – disons-le rapidement, car le sujet est trop complexe pour le traiter sérieusement dans le cadre du présent article.
« Les anarchistes devenus syndicalistes eurent une véritable originalité […]. Ils apprirent surtout aux ouvriers qu’il ne fallait pas rougir des actes violents », dit-il dans l’Introduction aux Réflexions sur la violence. « Les nouveaux syndiqués regardèrent ces violences comme des manifestations normales de la lutte, et il en résulta que les tendances vers le trade-unionisme furent abandonnées. » [19]
Sorel, nous semble-t-il, oubliait bien des choses du mouvement syndical apportées par les anarchistes, son « ami » Pelloutier en tête : les idées d’indépendance syndicale, d’organisation verticale par industries et horizontale par localités, de grève générale expropriatrice, pour ne citer que celles-là. Quant à l’hypothèse de l’efficacité de la lutte contre le trade-unionisme par la violence, elle ne pouvait tenir compte du fait que les grèves seront aussi rudes avec Léon Jouhaux qu’avec Victor Griffuelhes, puisque Sorel écrivit son étude en 1906.
Et puis, pour les salariés, une grève doit surtout être victorieuse, tant sur le plan moral que matériel ; ce qui est déterminant pour gagner une grève, c’est l’arrêt de la production ou du service rendu. L’objectif est de frapper le plus fort possible les intérêts économiques du patron, qu’il soit privé ou d’Etat. La violence peut accompagner les grèves, pour faire en sorte que la production s’arrête, contre les jaunes, la police, ou contre les biens de la direction ; elle peut être spectaculaire, elle restera un moyen parmi d’autres, non une fin.
D’ailleurs, lorsqu’ils parlaient de leur grèves, les syndicalistes révolutionnaires de la CGT – à la différence du ceux du Mouvement socialiste – citaient essentiellement les augmentations de salaire, les réductions de la journée de travail, l’accroissement des effectifs syndiqués...
La mystique irraisonnée de la violence a beaucoup gêné le développement de notre mouvement libertaire, tout au long de son histoire.
Aujourd’hui que les organisations syndicalistes révolutionnaires et libertaires se renforcent partout en Europe, il apparaît nécessaire de ne pas oublier que cette mystique peut encore nous faire trébucher.
Jacques Toublet