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Bernd Drücke
Histoire du journal Graswurzelrevolution

Histoire du journal
Graswurzelrevolution

Article mis en ligne le 20 février 2011

pour une société non violente et sans domination [1]

L’année 1972 a vu l’apparition de Graswurzelrevolution ; son histoire doit être appréciée dans le contexte politique et historique du développement du pacifisme libertaire.

Pendant les années 20, le mouvement anarcho-pacifiste allemand publia de nombreux périodiques comme Junge Anarchisten (Jeunes Anarchistes, 1923-1931) et Die Schwarze Fahne (le Drapeau noir, 1925-1929). En 1933, dès l’accession au pouvoir des nationaux-socialistes, le mouvement fut démantelé. La littérature libertaire antimilitariste, comme Krieg dem Kriege (Guerre à la guerre !), le livre de Ernst Friedrich, fut interdite immédiatement ou brûlée et ne fut redécouverte et rééditée qu’après 1968.

La tradition de l’antimilitarisme libertaire était donc largement tombée dans l’oubli après la guerre de 39-45. Les nazis n’avaient pas seulement tué beaucoup de gens, ils avaient aussi détruit la mémoire. Ainsi le mouvement non violent allemand de l’après-guerre, surtout influencé par le Mahatma Gandhi, ne disposait que de peu de contacts libertaires. Il ignorait l’histoire du mouvement anarcho-pacifiste. Certes, la période de la guerre froide a vu naître dans la République fédérale d’Allemagne un mouvement de masse contre la remilitarisation, le réarmement et l’armement nucléaire, mais l’influence des groupes anarchistes sur le mouvement pacifiste restera encore provisoirement imperceptible. Les activistes non violents de l’Allemagne fédérale des années 50 et 60 étaient dans leur majorité d’orientation chrétienne ou social-démocrate. Ce n’est qu’à partir du milieu des années 60 que des changements sont apparus avec la création des premiers Graswurzelgruppen (groupes de militants de base). Ces groupes étaient influencés dans une large mesure par des militants français(e)s, suisses, britanniques et des États-Unis, ainsi que par les publications de l’Internationale des résistants à la guerre [2]. Ils s’inspiraient des « grass roots movements », mouvements de base, « partant des racines ».

En 1965, avec des gens de Hanovre, Wolfgang Zucht [3] fonda Direkte Aktion (Action directe), publication libertaro-pacifiste qui portait en sous-titre « Bulletin pour l’anarchisme et la non-violence ». Polycopié, il fut publié mensuellement en tant que revue théorique et pratique de l’anarchisme non violent. Vers la fin des années 60, Zucht quitta l’Allemagne avec Helga Weber. Ils se rendirent en Grande-Bretagne où, en tant que militants de l’IRG, ils contribuèrent à la création d’un réseau international de militants Graswurzel. [4] Lors de leur retour dans leur pays, fin 1974, ils organisèrent le Graswurzelwerkstatt (atelier Graswurzel) fondé à Kassel.

Deux ans auparavant, Wolfgang Hertle [5] avait fondé Graswurzelrevolution en coopération avec des socialistes non violents et des libertaires. Le numéro zéro parut en été 1972 à Augsbourg. La conception et l’orientation de cette nouvelle publication étaient entre autres inspirées par la revue Anarchisme et Non-Violence, par Peace News de Londres et par Direkte Aktion de Hanovre. [6]

Le premier collectif de rédaction s’inspirait des mouvements existant surtout en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Dans ces pays, les idées du Mahatma Gandhi avaient pris de l’ampleur au cours de la lutte contre la bombe atomique et pour les droits des citoyen(ne)s, et le « grass roots movement » était déjà plus développé. La rédaction de Graswurzelrevolution déclarait :

« Le premier numéro a le défaut de, premièrement, donner plus de nouvelles de l’étranger que de l’Allemagne et, deuxièmement, de ne traiter quasiment que des activités antimilitaristes. » [7]

À cette époque, la coopération internationale avec le mouvement non violent hors de la République fédérale fonctionnait mieux que la coopération des groupes allemands entre eux.

« Il faut surmonter votre inertie et faire l’effort de nouer des contacts entre, si possible, tous les groupes de notre orientation, puisque sans ces contacts une coopération est impossible. » [8]

Dès le début, Graswurzelrevolution s’efforça d’élargir et de développer la théorie et la pratique de la révolution non violente. Dans ce contexte, on essayait de ne pas seulement critiquer l’état actuel des choses, mais de « s’organiser aujourd’hui, au moins provisoirement, au plus près de la société que nous souhaitons pour plus tard ». [9]

Un objectif déclaré de Graswurzelrevolution était, et reste, de démontrer les liens entre la non-violence et le socialisme libertaire, et de contribuer à ce que « le mouvement pacifiste devienne libertaire-socialiste, et que le mouvement socialiste-gauchiste devienne non violent dans ses formes de combat ». [10]

Le terme de « Graswurzelrevolution » désigne un bouleversement social profond au cours duquel, au travers du pouvoir de la base, toute forme de violence et d’autorité doivent être abolies.

« Nous luttons pour un monde dans lequel les hommes et les femmes ne seront plus discriminés et défavorisés à cause de leur sexe ou de leur orientation sexuelle, de leur langue, de leur origine, de leurs convictions, à cause d’un handicap, à cause de préjugés racistes ou antisémites. Nous aspirons à un monde sans hiérarchie où le capitalisme sera remplacé par un ordre économique socialiste auto- organisé et où l’État sera remplacé par une société fédéraliste caractérisée par le principe de démocratie par la base. » [Graswurzelrevolution, n° 216, février 1997, p. 3.]]

À partir du numéro 53 (1981), le périodique, qui à ses débuts paraissait tous les deux ou trois mois, paraît tous les mois avec une pause en juillet-août et, depuis 1989, avec un supplément de huit pages sur les livres libertaires en octobre. On pratique la rotation des rédactions : Augsbourg (1972-1973) ; Berlin (1974-1976) ; Göttingen (1976-1978) ; Hambourg (1978-1988) ; Heidelberg (1988-1992) ; Wustrow (1992-1995) ; depuis novembre 1995 (n° 202), Oldenbourg. Chaque collectif de rédaction choisit son style de mise en page et la forme de la publication, journal ou magazine. Mais GWR a mis l’accent dès le début sur « une mise en page propre et très réussie où la lecture est un plaisir ». [11]

Le tirage est resté assez constant jusqu’à aujourd’hui : en général le chiffre des ventes va de 3000 à 5000 exemplaires. [12] « 5000, lors de l’apogée des protestations contre le réarmement nucléaire. » [13]

Le journal est vendu à la criée, non seulement lors d’événements politiques, mais surtout quand les mouvements sociaux deviennent visibles : à l’occasion d’une course cycliste antiraciste le long de la frontière germano-polonaise aussi bien que lors de la lutte contre les transports nucléaires dans le Wendland. GWR se vend dans de nombreuses librairies et autres lieux de rencontre et d’information gauchistes et, depuis septembre 1995, dans des kiosques à Berlin et dans certaines grandes villes.

Les rédactions assument à tour de rôle la fonction de directeur de publication. à l’exception d’une ou deux personnes rémunérées qui se chargent entre autres de la mise en page, de l’impression et de la vente, jusqu’aujourd’hui tous les rédacteurs et toutes les rédactrices travaillent bénévolement. La rédaction est organisée de manière décentralisée.

« Quinze femmes et hommes, entre 25 et 60 ans environ, travaillent actuellement au collectif de rédaction et se réunissent régulièrement, venant de toutes les parties de la République fédérale d’Allemagne. [...] Qui écrit dans Graswurzelrevolution n’a pas l’ambition d’en tirer une quelconque gloire [...]. » [14]

Jusqu’à présent la plupart des auteurs signent de pseudonymes.

« Quand un pseudonyme revient souvent, il est changé. Ce ne sont pas les personnes qui comptent, mais le contenu qui doit être au premier plan. La mise en valeur des personnalités, ne serait-ce qu’au niveau des groupes non violents ou des anarchistes, est en contradiction avec l’objectif d’abolir toute sorte d’autorité. » [15]

Les réunions fédérales, organisées pendant les années 70 par la Graswurzelwerkstatt puis par la FöGA (Föderation Gewaltfreier Aktionsgruppen, Fédération de groupes d’action non violente), sont fréquentées surtout par des objecteurs totaux, des non-violents du mouvement contre l’énergie nucléaire et des anarchistes. On y accueille tous les projets et toutes les personnes proches du mouvement Graswurzel ainsi que tous les groupes d’action non violents et les groupes Graswurzel. Ces réunions semestrielles servent à mener et à développer des discussions sur la théorie de la non-violence, l’action et la révolution, mais aussi à élaborer des actions et des campagnes concrètes.

« Les réunions fédérales offrent la possibilité de regarder au-delà du clocher de son propre groupe, de sa ville ou de son mouvement social, et de rencontrer des gens qui n’agissent pas de la même façon avec pourtant le même but : une société non violente et non autoritaire. » [16]

Plus important que l’échange d’expériences ou la transmission du savoir, il faut mettre en avant l’établissement de contacts politiques et de contacts personnels. Car c’est grâce au réseau de groupes et de militants que les projets élaborés lors de ces contacts ont pu se concrétiser sous forme d’actions et de campagnes.

Les premières actions Graswurzel furent antimilitaristes, après les premiers contacts entre les divers groupes non violents, en 1972, en solidarité avec les objecteurs de conscience espagnols emprisonnés. À ce moment-là, GWR mobilisa en faveur de ces campagnes mais aussi en soutien aux actions contre les essais nucléaires français du Pacifique.

En 1974, des membres du mouvement Graswurzel participèrent à la campagne internationale de résistance animée par une union d’objecteurs de conscience de différents pays qui refusaient le service militaire obligatoire et toute forme de service d’État obligatoire. Ce groupe conduisit à la fondation de l’organisation d’objecteurs totaux (Kollektiver Gewaltfreier Widerstand, KGW, résistance collective non violente). [17]

D’autres activités antimilitaristes des membres du mouvement Graswurzel sont également à signaler : la destruction des livrets militaires en protestation contre la restriction du droit à l’objection de conscience en 1977, la coorganisation de marches antimilitaristes à partir de 1976, la discussion sur le thème « Femmes et militarisme », des actions contre le défilé militaire des troupes alliées à Berlin-Ouest, contre des expositions d’armes et contre la prestation du serment par les jeunes recrues.

En février 1978 parut la brochure Campagnes pour une Allemagne propre – rééditée en 1997 – sous forme d’un supplément à GWR, n° 34-35. Dans cette « Déclaration politique des groupes d’action non violente en RFA concernant le terrorisme et la répression », les militants Graswurzel ont précisé leur position non violente et anarchiste vis-à-vis de la RAF (Fraction armée rouge) en analysant la politique de l’« automne allemand » de 1977 et la répression exemplaire de l’« affaire Mescalero ». [18] La « chasse étatique aux terroristes », disaient les auteurs de Campagnes, sert surtout de prétexte pour exercer une répression préventive contre des mouvements sociaux vus comme potentiellement dangereux, surtout le mouvement contre les centrales nucléaires. [19]

Pendant les années 70, Graswurzelrevolution et son entourage ont exercé une grande influence sur le mouvement naissant contre l’énergie nucléaire. Ainsi un rédacteur de GWR constate en juin 1997, en jetant un regard en arrière :

« La première occupation de chantier à Wyhl fut essentiellement conçue par le Groupe d’action non violente de Fribourg avec les comités de base. Les occupations des chantiers de construction ont donc été des formes d’action que nous avons propagées et organisées pour la première fois. » [20]

Dans l’entourage de Graswurzelrevolution se développa un réseau de groupes d’action non violente principalement sensibilisés par le travail antinucléaire, antimilitariste et plus tard aussi antisexiste.

À partir de ce réseau s’est formée en 1980 une structure plus organisée, la Föderation Gewaltfreier Aktionsgruppen (FöGA). Depuis 1981, Graswurzelrevolution fut éditée par la FöGA. Suite à une crise de la FöGA, le tirage de GWR baissa en 1987 jusqu’à 2400 exemplaires, et la rédaction annonça en décembre 1987 la suspension du projet. [21]

Par la suite, l’aile explicitement anarchiste (mais pas seulement) du mouvement Graswurzel se réactiva pour sauver la revue. Cela provoqua des conflits au sein de la FöGA à laquelle participaient des anarchistes, des pacifistes et des féministes. [22] La rupture ouverte fut évitée, mais à partir de juin 1988, Graswurzelrevolution ne sera plus édité par la FöGA, mais par un groupe indépendant plus ou moins proche de la FöGA.

La déclaration de principes de la FöGA reflète les éléments anarchistes de base ; de plus, elle est restée un guide d’orientation politique pour Graswurzelrevolution. Par conséquent, on rejette toute forme de frontières tracées par un État national, on aspire à un ordre économique socialiste autogestionnaire et on demande le remplacement de l’État par une communauté dans laquelle « sont réalisés les droits des minorités, les droits de l’homme et de la femme, ainsi que les prises de décision selon le principe de la démocratie par la base ».

Le but est une société dans laquelle les femmes et les hommes peuvent construire librement leur vie.

« Voilà pourquoi nous luttons contre des structures où la violence des hommes est omniprésente et où l’oppression des femmes est quotidienne. » [23]

Libération des femmes veut dire que les femmes luttent pour leur autodétermination. Pour encourager la résistance des femmes, les militants de Graswurzel sont partisans de la création d’espaces séparés par et pour les femmes, où leur protection sera assurée, où leur résistance s’organisera et où leur force se déploiera.

« Les hommes résistent contre la société et la culture patriarcales pour se libérer de l’idéal dominant de virilité. » [24]

Dans ce sens, ils considèrent la lutte des hommes contre le patriarcat essentiellement comme une libération des hommes.

« Nous nous efforçons d’éliminer toute tutelle et violence masculine vis-à-vis des femmes au sein de nos groupes et de nos structures. » [25]

Une protection authentique des êtres humains et des acquis sociaux n’est possible qu’à travers des formes sociales non violentes de défense et par le désarmement unilatéral et inconditionnel. L’appareil militaire et la production d’armement doivent donc être abolis complètement.

« Nos objectifs devraient être présents autant que possible dans nos formes de lutte et d’organisation. Pour repousser et détruire les structures d’autorité et de violence, nous appliquons des formes d’action non violente. » [26]

On compte parmi les actions directes non violentes, entre autres, les occupations, les grèves de la faim, les boycottages, les blocus, la désobéissance civile et le sabotage. Les militants Graswurzel refusent la violence qui pourrait blesser des personnes, mais non la « violence contre des choses ». [27]

« Les choses ne souffrent pas de la violence. Le sabotage du matériel de guerre par l’action directe non violente est donc légitime. » [28]

Le choix d’actions directes a valu à Graswurzelrevolution au moins deux instructions pénales pour « appel public à des actes délictueux ». En avril 1987, fut engagée la première procédure suite à un article publié en décembre 1986 sous le titre : « Quand le pylône tombe... Réflexions sur le sabotage par l’action directe non violente ». Dans l’article incriminé, l’auteur avait décrit en détail ses expériences lors de la formation d’un des groupes « poisson-scie », qui surgirent en beaucoup d’endroits suite à la catastrophe du réacteur de Tchernobyl.

« Nous avons scié un pylône métallique à haute tension. Je considère cette action comme non violente et, par la suite, en partant de mon expérience, je voudrais procéder à une évaluation du rapport entre les risques personnels et l’efficacité de cette action. » [29]

Dans ce long article, cet anarchiste Graswurzel voulait, entre autres, discuter de la « possibilité du sabotage », plaider en faveur d’actions de sabotage pour soutenir des campagnes non violentes et libertaires de désobéissance civile et définir quels aspects du sabotage sont problématiques et efficaces dans un projet de résistance.

En juillet 1987, l’instruction pénale fut arrêtée.

À côté de la ligne antinucléaire, la lutte contre la guerre, contre le trafic d’armes, contre l’armée en général, ainsi que pour l’objection totale au service militaire et au service compensatoire (considéré comme faisant partie intégrante de la stratégie militariste tout entière, il est donc refusé), est un des champs d’action les plus importants du mouvement Graswurzel en Allemagne.

En 1987, ce furent les activités contre les manœuvres de l’OTAN Wintex-Cimex qui prédominèrent. Un des objectifs de Graswurzelrevolution était de « démontrer comment les plans visent à intégrer la population civile dans la stratégie militaire de guerre ». [30]

Graswurzelrevolution organisa plusieurs congrès antimilitaristes et, en 1987, mit en discussion au niveau fédéral des projets alternatifs de défense avec son numéro spécial « Défense sociale ». L’antimilitarisme comme activité essentielle ne se manifestait pas seulement dans les numéros mensuels et particulièrement lors d’événements – comme la deuxième guerre du Golfe en 1990-91 ou la guerre en ex-Yougoslavie –, mais aussi dans quelques numéros spéciaux de GWR : « Résistance au service militaire obligatoire » (août 1987), « Histoire sociale de l’antimilitarisme » (1988) et le numéro de mai 1986 à l’occasion du 75e anniversaire de l’Internationale des résistants à la guerre, « De la résistance contre la guerre à la révolution non violente ? – Perspectives des réseaux internationaux non violents contre des structures globales de violence ».

Le 17 juillet 1991, les bureaux de rédaction de GWR et l’appartement d’un rédacteur furent perquisitionnés par deux procureurs et quatre fonctionnaires du département de Heidelberg du service de protection de l’État. [31] Le motif de ces perquisitions était un article paru dans GWR, n° 154 (mars 1991) et un tract du groupe « Pas de guerre au Golfe » sur la deuxième guerre du Golfe, qui, en plus du tirage à 4 500 exemplaires avait été imprimé à part à 30 000 exemplaires pour inciter le mouvement contre la guerre du Golfe au niveau fédéral à orienter ses actions contre les forces armées de la Bundeswehr et contre les trains de recrues et aussi pour ouvrir une perspective d’action après la deuxième guerre du Golfe. [32] Les maquettes du tract et plusieurs revues et imprimés traitant de cette guerre et de l’objection de conscience furent confisqués, qui préconisaient la paralysie des trains de recrues ou appelaient les soldats de la Bundeswehr à la désertion.

Cette deuxième instruction pénale fut également arrêtée après quelques mois.

Parmi les centres d’intérêt de Graswurzelrevolution, il faut citer l’écologie, les projets alternatifs, l’anarchisme et le mouvement féministe.

Des cahiers spéciaux de 100 pages, tirés à 6-7000 exemplaires, furent publiés sur : « l’Économie alternative » (GWR, n° 90/91, Kassel, hiver 1984) et sur la « Critique de la démocratie parlementaire. Qui vote a déjà donné sa propre voix ! » (n° 146/47/48, Heidelberg, automne 1990).

En plus, lors de certains événements, des tirages à 40 000 exemplaires ont été effectués. Pour les élections au Bundestag de 1994 parut « Si les élections changeaient quelque chose, elles seraient interdites » ; en avril 1995, le « Journal d’action pour l’arrêt immédiat de toutes les installations nucléaires ; le consensus atomique est du non-sens » sensibilisa beaucoup de personnes, même hors du mouvement anarchiste, et contribua à la mobilisation contre les transports nucléaires.

GWR se qualifie « d’anarchiste, de non-violent, d’anti-sexiste » et énonce ainsi ses thèmes :

« La théorie et la pratique de l’anarchisme non violent, les mouvements, utopies et projets sociaux [...], l’État et la guerre, la libération vécue au quotidien, l’écologie, la résistance dans la créativité, l’antifascisme anarchiste, les mouvements non violents dans le monde entier, des analyses anarchistes de l’actualité politique, [...] la lutte contre le racisme et le sexisme, des portraits de personnalités historiques [...]. » [33]

Les points de repère historiques des animateurs de Graswurzelrevolution sont, d’un côté, les anarchistes Emma Goldman, Michel Bakounine, Erich Mühsam, Ernst Friedrich, Gustav Landauer et Rudolf Rocker ; de l’autre, des féministes comme Clara Wichmann ou un homme comme Gandhi, influencé entre autres par les écrits de Tolstoï et de Kropotkine ; puis Martin Luther King, le militant afro-américain pour les droits civiques.

« Le dénominateur commun de cette diversité, où se sentent à l’aise de nombreux non-anarchistes, c’est la non-violence. » [34]

Plus de vingt ans après la parution du numéro zéro, la rédaction de Graswurzelrevolution tire un bilan dans son numéro spécial 171/72/73 (« Textes sur l’anarchisme et la révolution non violente aujourd’hui »). La lutte pour la libération doit toujours être une lutte contre la violence.

« Par violence, nous n’entendons pas seulement la violence directe, personnelle, qui menace, torture, blesse ou tue les personnes. Il s’agit toujours de la violence inhérente aux structures, structures qui nous paraissent souvent si civilisées et qui pèsent d’une façon si imperceptible et habituelle sur l’être humain. » [35]

La souffrance due à l’injustice, et qui empêche de concrétiser sa liberté, et la souffrance due à la pauvreté et à l’avilissement sont tout autant des formes de violence que la violence ouvertement armée.

« Nous avons toujours refusé le point de vue selon lequel la violence inhérente aux structures pacifie les personnes en les empêchant d’exercer une violence directe et sanglante. Nous avons critiqué aussi la possibilité de combattre avec efficacité la violence structurelle des rapports d’exploitation [...] en recourant à la contre-violence armée. » [36]

Une morale de la révolte exclut le meurtre, car le meurtre est contradictoire avec la morale de la révolte. Trop souvent des mouvements armés de libération ont donné naissance à de nouveaux rapports autoritaires ; l’intégration progressive de la guerre dans la révolution et l’organisation hiérarchique, réputée être la seule à rendre possible des actions militaires efficaces, minent les objectifs libérateurs. Dans ce sens, Barthélemy de Ligt a raison quand il résume son attitude non violente et anarchiste par l’expression : « Plus il y a de violence, moins il y a de révolution. » Pour les révolutionnaires, la violence n’est pas la solution, mais elle fait partie du problème.

« Aujourd’hui, après la fin des « États communistes » et avec la fin prévisible de beaucoup de mouvements de libération se cantonnant dans l’aspect national, ceci est compris par plus de personnes qu’il y a vingt ans, quand nous devions discuter contre la vague d’enthousiasme pour les révolutions anti-impérialistes du Tiers Monde et contre les conceptions marxistes-léninistes. » [37]

Toutefois, aujourd’hui, de moins en moins de gens adhèrent à la critique que nous faisons de la violence étatique et capitaliste. Dire que le travail salarié est un scandale et que la violence monopolisée et légitimée par l’État demeure une violence, qu’elle est même industrialisée et capable de destruction globale, dire cela n’a guère d’effets pratiques. Peu de gens sont capables d’imaginer la mort de l’État. La bureaucratie pénètre tous les domaines de la vie, on préfère nommer « société civile » les structures existantes face à la crainte d’une dictature militaire de droite ou de gauche. Il y a peu de gens pour penser que la démocratie est possible dans des formes plus directes et que les parlements empêchent la prise de responsabilité et la décision directe des personnes.

Le parti des Verts a déclenché un processus de retour et une nouvelle confiance envers les structures étatiques chez beaucoup de gens qui, il y a peu, avaient fait une critique radicale de la société capitaliste-étatique, de la préparation à la guerre et de la destruction de l’environnement. Mais l’espoir placé dans cet « anti-parti » a été anéanti par la pratique, comme furent déçues les attentes d’une « violence libératrice ».

Les structures sont plus fortes que les bonnes intentions et les vœux pieux. Au lieu de la démocratie directe s’est développé un « appareil tout à fait normal ».

Graswurzelrevolution a refusé d’adopter cette position « réaliste ». Dans la crise du système économique et politique, dans la crise de la civilisation capitaliste, il faut une opposition qui ne soit pas partie intégrante des structures dominantes et qui constitue un pôle opposé aux discours nationalistes, racistes et misogynes. La lutte contre l’autorité et la domination, en tant qu’objectif et tout au long du chemin, doit être publiquement visible en tant qu’alternative à la « rebarbarisation de l’ordre capitaliste étatique ».

« Ni commander ni obéir » reste l’objectif de Graswurzelrevolution.

En septembre 1995 fut célébrée la publication du numéro 200. Le numéro précédent avait déjà largement présenté l’Homme révolté d’Albert Camus sous le titre « Classiques de l’anarchisme non violent ». Le numéro 200 consacra une page à l’« anarchisme non violent de Léon Tolstoï ». Mais l’accent était également mis sur des analyses de fond et des commentaires d’événements d’actualité politique. L’article vedette « Boycottez la Bundeswehr ! » se référait à l’envoi d’avions de combat allemands en Bosnie. Sur six pages les non-violents critiquaient le réarmement de la Croatie par la République fédérale d’Allemagne et la solidarité de Joschka Fischer (Verts) avec Heiner Geißler (CDU) sur la politique concernant la Bosnie. Ils informaient sur l’objection de conscience à la guerre et le recrutement forcé en Serbie.

Le quotidien berlinois Taz a consacré un exposé à ce numéro de Graswurzelrevolution :

« “Qu’est-ce que la libération ?” [...] ou aussi “Partenaires de l’exploitation” – voici les gros titres de ce journal mensuel publié au premier étage du « virage ». Le « virage » est une maison de bois à Wustrow dans le Wendland, un “endroit de formation et de rencontre pour l’action non violente” [...]. Depuis des années, ce mensuel est fabriqué ici dans une seule pièce : un ordinateur, des tas de papier et bien sûr toutes les éditions à partir du premier numéro. [...] Dans ce journal qui depuis plus de vingt ans informe “sur la théorie et la pratique de l’anarchisme non violent”, il est évident [...] qu’une page comme “Critique de l’État” ne doit pas manquer. » [38]

Graswurzelrevolution a subi la critique d’une partie du mouvement anarchiste. La rédaction du Schwarzer Faden (Fil noir) déclara, en 1989, que souvent Graswurzelrevolution « glorifiait des “personnalités exemplaires” ». On a reproché et on reproche aux membres Graswurzel de défendre des positions « dogmatiquement non violentes ». [39] Une autre critique reprocha, en 1996, le manque de solidarité de GWR :

« Bien qu’ils aient eu eux-mêmes des problèmes avec le pouvoir d’État, les rédacteurs Graswurzel dogmatiquement non violents ne consacrèrent pas une ligne aux cinquante-cinq rafles du 13 juin 1995 dans toute l’Allemagne et ne commentèrent pas la criminalisation du journal Radikal. Lamentable position de GWR... » [40]

Malgré cette critique et d’autres, jusqu’à présent c’est à l’esprit de Graswurzelrevolution que s’identifient de nombreux groupes et mouvements qui veulent changer la société par en bas, à la base, et non par le moyen d’un parti ou d’une organisation d’État.

Jochen Stay, rédacteur de GWR, constata en 1995 que, lors de l’apogée des protestations contre le réarmement nucléaire pendant les années 80, le mouvement pacifiste ainsi que le mouvement contre l’énergie nucléaire débattaient ardemment sur le sens de sit-in non violents. Le fait que les opposants à l’énergie nucléaire du Wendland pratiquent le blocus non violent des transports, forme de protestation préconisée par GWR, est considéré comme un « succès des idées de Graswurzelrevolution. » [41]

En 1995, Taz témoigna sur le projet anarchiste :

« Graswurzelrevolution a fait preuve de longue haleine. [...] Tout comme l’anarchisme, elle a de bonnes chances d’atteindre le grand âge en tout honneur. » [42]

GWR continue sa route et reste le périodique le plus important des mouvements de base décentralisés. À part Befreiung (Libération), fondé en 1948 à Mülheim et arrêté en 1978 à Cologne, GWR est le porte-voix le plus ancien de l’anarchisme allemand de l’après-guerre. À côté de Schwarzer Faden, fondé en 1980, et de Direkte Aktion, journal anarcho-syndicaliste paraissant depuis 1977, GWR est un des trois périodiques explicitement anarchistes les plus connus en Allemagne. [43] GWR est la revue anarchiste actuellement la plus influente de l’espace germanophone.

Bernd Drücke

traduit par Silke Blumbach