,Éditions du Seuil, 96 p., 2002, 10,5 euros
Le propos central de ce livre est de montrer que l’activité de création - perçue dans les esprits comme fascinante parce que faite de liberté - relève en fait de l’expression la plus avancée des nouveaux modes de production et des nouvelles relations d’emploi engendrés par les mutations récentes du capitalisme.
Qu’elle s’appuie sur des valeurs cardinales telles l’improvisation, l’atypie comportementale, voire l’anarchie créatrice, se situe dans la sphère du non-travail, voire du jeu, ou fonctionne avec des codes particuliers, l’activité de création est devenue une figure de proue des « métamorphoses du capitalisme » marquées par la flexibilité et l’hyper-flexibilité.
« Loin des représentations romantiques, contestataires ou subversives de l’artiste, il faudrait désormais regarder le créateur comme une figure exemplaire du nouveau travailleur »,
explique ainsi Pierre-Michel Menger, sociologue, directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS.
Ce dernier a construit son argumentaire en trois temps :
– Les différentes postures de l’art dans l’économie capitaliste ;
– Les inégalités qui caractérisent le monde de la création artistique ;
– Les activités artistiques comme laboratoire social de pratiques débouchant sur un nouveau monde du travail.
Le principal intérêt de l’analyse de Menger, reposant sur un appareil critique de type marxiste, est de pointer l’évolution de la création artistique au regard de la pénétration du capitalisme marchand : une analyse d’autant plus pertinente que Marx avait repéré le travail artistique comme modèle du travail non aliéné. Si cela pouvait être vrai dans la phase primitive de l’accumulation du capital, les choses ont depuis bien évolué avec une création artistique très largement soumise aux lois du marché.
Si l’art apparaît comme le terreau d’expérimentations singulières et innovantes au travers desquelles se bâtit un nouveau monde du travail, il convient de noter le souci constant des créateurs de socialiser la notion de risque par divers mécanismes dont le plus remarquable est bien le régime, si particulier parce qu’unique en son genre, d’indemnisation du chômage des intermittents du spectacle.
Loin d’être homogène, le monde de la création (« la grande famille des artistes ») est structurellement miné par les inégalités : ce qui n’empêche pas le nombre d’individus s’auto-identifiant comme artistes de profession de s’accroître alors que, dans le même temps, le volume de travail augmente moins vite.
L’auto-emploi, le free-lancing et les diverses formes atypiques du travail (intermittence, temps partiel, multisalariat) constituent les formes dominantes de
l’organisation du travail dans les arts, qui ne semblent plus être en mesure de « pouvoir s’opposer farouchement à la toute-puissance du marché » tant ils sont intégrés dans une logique à laquelle ils participent, volontairement ou pas.
Il faut remarquer que ce phénomène se déroule dans un contexte à la fois de généralisation et de fragmentation du salariat : si 90 % de la population française est aujourd’hui salariée, le CDI, image de référence, est en forte décroissance (56 % contre 72 % au début des années 70).
Face à la subordination, au contrôle hiérarchique, au CDD qui caractérisent l’emploi salarié dans sa grande majorité, le créateur « émarge » pour sa part du côté de l’« autonomie responsabilisante, la prise de risque, la gestion de l’incertitude ». Comme entrepreneur de sa propre carrière, il est en passe de devenir un « portfolio worker ».
Bien qu’il n’ait rien de libertaire, cet ouvrage est, on l’aura compris, un outil fort utile pour la compréhension des phénomènes très contemporains liés à la flexibilité du travail appliquée à un domaine d’activité à propos duquel les représentations inappropriées demeurent vivaces.
On pourra toutefois regretter qu’une écriture, par moments, inutilement complexe en rende difficile la lecture.
Bernard Hennequin