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André Bernard
Désobéir à la loi ?
Article mis en ligne le 22 décembre 2009
dernière modification le 22 décembre 2010

Est-il bien utile de redire mon agacement à la lecture,
publication après publication, livre après livre, des œuvres des
historiens et des journalistes qui reviennent, à plume jamais
sèche, sur l’illégalisme anarchiste ou sur les exploits pétant et fumant
de notre période « explosive » ? L’anarchisme ne serait-il que cela ?
Loin de moi l’idée de rejeter dans un enfer quelconque illégalistes et
terroristes, notre Ravachol christique, Emile Henry et les autres, notre
bande à Bonnot, originale entreprise en son temps, ou l’admirable
Alexandre Marius Jacob. Ils font partie intégrale de notre histoire, ils
sont nôtres. Comme sont nôtres tous ceux qui prennent les armes
contre l’injustice.

Non, ce qui devrait nous alerter, nous questionner, c’est quand la
presse « bourgeoise »– et quelques autres– monte en épingle cet aspect
flamboyant de notre histoire et occulte tout le reste ; quand elle insiste
lourdement sur le sang et la destruction, dans l’ignorance – volontaire
ou pas – de la créativité sociale, éducative et artistique, etc., du
mouvement libertaire. Elle sait que le grand public n’ira pas plus loin,
que l’opinion se méprendra sur notre compte, alors que c’est cette
dernière qu’il nous faut conquérir. Je suis donc pour le moins excédé de
voir l’anarchisme ainsi plombé par une sorte de mauvaise foi ouverte
et par le mensonge généralisé à notre encontre.

En Israël, les opposants – israéliens, cela va sans dire – à l’édification
du mur de séparation d’avec la Palestine, et qui ne se réclament que
d’un refus de cette injustice, furent qualifiés d’« anarchistes » par les
médias qui pensaient ainsi les stigmatiser. Ces militants relevèrent
pourtant le gant et se nommèrent eux-mêmes les « Anarchistes contre
le mur », sans pour autant bien savoir, nous a-t-il semblé, ce que
recouvrait le terme.
Prenant la relève des médias, le pouvoir, bien sûr aux aguets, peut
jouer sur cette prévention de la société entière pour encore nous rejeter
un peu plus bas, un peu plus loin dans
les marges. Du moins le tenter. C’est ce
qu’il a essayé une fois de plus avec ceux
de la commune de Tarnac, en les
qualifiant d’« anarcho-terroristes auto-
nomes » ou je ne sais quoi d’approchant.

Entendons-nous bien, il ne s’agit ni
d’approuver un appel irresponsable à
l’émeute ni de réprouver sans dis-
cussion les actes contraires à la loi – de
quelle loi, d’ailleurs, faite par qui et
contre qui ? Il s’agit d’abord de réfléchir
à ce qu’on entend par la loi, par le droit,
par la légalité ; par la légitimité à agir de
telle ou telle façon quand on manifeste
son désaccord avec une loi, avec « la »
loi, quand elle sert d’outil à l’État contre
les droits de l’individu et quand elle
favorise l’exploiteur et le dominateur.
Pour autant, est-ce qu’il n’y a pas un
« droit supérieur », droit qui n’est pas
« dit » par cette loi, droit qui est bafoué,
droit imaginé et construit collective-
ment, et qui aurait notre approbation ?
Ainsi que l’a exposé, par exemple,
Maxime Leroy dans la Coutume ouvrière [1]
À quelles espèces de lois sommes-nous
opposés ?

Il existe – est-ce anecdotique ? – dans
le milieu ouvrier, et sans aucun doute
bien au-delà, un usage plus ou moins
discret de ne pas se contenter de son
salaire et de prélever directement une
part du fruit de son labeur. Pratique
immémoriale, quasiment reconnue,
puisqu’on trouve dans le cinquième et
dernier livre de la Torah, le Deutéronome,
cette injonction : « Tu n’emmuselleras
point le bœuf, quand il foule le grain. »
C’est ce que me rapporte un ami familier
de ces écrits.

Ainsi, il y a la loi instituée, étatique,
avec laquelle on peut n’être pas en
désaccord, qui peut avoir l’approbation
de la majorité démocratique, mais qui est
aussi la loi du plus fort, de ceux qui nous
gouvernent ici et maintenant. Cette loi
est à différencier du « droit », longue
construction collective à partir des
usages, des traditions et de la pratique
des différents droits de coutume, non
écrits, « droit » qui dit une autre légitimité,
née de la conscience individuelle associée
au collectif.

Nos sociétés ont parcouru un long
chemin où l’humain, pas encore réelle-
ment humain, encore primate, progresse
d’une structure organisationnelle rudimentaire, autonome, à des sociétés
hiérarchisées en classes ; les plus hautes
dominant l’ensemble et l’exploitant,
s’appuyant sur la loi et son bras armé : la
police. Si la domination de l’humain sur
l’humain est un fait de nature, une
évidence de l’Histoire, sa remise en
question en est un autre tout aussi
naturel et toujours d’actualité.

Depuis quelques mois, nous avons pu
apprécier une série d’actions de désobéissance à la loi menées par des petits
groupes : contre la pub exagérément
étalée, contre les plants de maïs bourrés
d’OGM ; par ailleurs, des enseignants
refusent d’appliquer les consignes
ministérielles (la revue Silence de
février 2009 signale qu’on dénombrait
déjà 1100 lettres de désobéissance au
1er janvier de cette année) ; d’autres
personnes donnent asile à des sans-
papiers ; certains s’opposent au fichage
généralisé, à la biométrie, etc. Toutes ces
actions éparpillées ne visent pas, à notre
connaissance, à un grand chambardement révolutionnaire ; on a plutôt
l’impression d’assister à des exercices
d’entraînement : ces actes de résistance
pacifiques non concertés semblent être le
prélude à des opérations plus vastes,
quoiqu’il n’y ait pas de volonté claire de
bloquer la machine, de déboucher sur la
grève générale attendue par d’autres,
mouvement qui remettrait les compteurs
à zéro.

Pourtant, circule sur la Toile un texte
intitulé « Ne sauvons pas le système qui
nous broie ! Manifeste pour une
désobéissance généralisée
 » :

La terreur d’État, l’asservissement
industriel, l’abêtissement capitaliste et la
misère sociale nous frappent tous et
toutes. Insidieusement et continuelle-
ment, ces forces néfastes séparent notre
être intime. Une partie de nous se voit
subrepticement contrainte à être le
bourreau de notre autre moi, celui qui
rêve, sait et veut que ce monde ne soit pas
celui-là. Combien d’entre les citoyens
tentent difficilement de défaire la nuit ou
pendant leur maigre temps libre ce dont
ils ont été complices chaque jour
travaillé ? Ce mépris dans lequel nous
tient le système est essentiel, comme est
fondamentale la négation de nos envies
authentiques au profit d’un seul désir :
consommer. Au moment où la perspective de l’implosion du système capitaliste
devient enfin plausible, il s’agit d’accompagner son effondrement et de s’organiser en « communes » qui privilégient
l’être à l’avoir (parce qu’il n’y a plus rien à
attendre de l’État) et offrent la possibilité
à chacun d’entre nous d’accéder libre-
ment (en limitant dans la mesure du
possible les échanges d’argent) à la
nourriture, à un logement, à l’éducation,
et à une activité choisie.

Le texte est signé : Sous Comité
décentralisé des gardes barrières en
alternance (sccdgbea@free.fr)

Il est donc clair, de notre temps, qu’un
désir de grand changement existe, mais
certains craignent le désordre et une
violence « anarchique » – oui, une
sensibilité nouvelle semble se faire jour –
et on a peur tout autant de la violence
organisée, militarisée que, d’une
révolution qui amènerait inéluctable-
ment, comme on en a eu l’expérience, un
pouvoir fort, sinon dictatorial : non
seulement on n’obtiendrait pas « le
socialisme », pense-t-on, mais on y
perdrait la liberté.

Il est à noter que les actions citées plus
haut ne cherchent pas le passage par la
voie parlementaire, mais par l’action
directe, et sans se mettre à dos l’ensemble
de la population. Pour autant, ces acteurs
d’un genre nouveau paraissent, à notre
gré, quant à la forme, par trop
respectueux de la loi instituée par la
démocratie, s’appuyant même sur elle
pour légitimer leurs actions : s’ils
craignent le trouble social, ils ne
craignent pas de désobéir à une loi
particulière. Attitude ambiguë ? Ou un
pas après l’autre… Il faut dire qu’ils ne
sont pas anarchistes ! Du moins, ils ne se
déclarent pas tels.

Ce qu’il nous faut retenir, c’est que ces
actions d’esprit non violent interpellent
l’opinion publique, font appel à sa
conscience, à son intelligence, en
cherchant à la convaincre, non à la
prendre à rebrousse-poil, à l’effrayer par
des actes que cette opinion publique
jugerait néfastes pour elle-même : ainsi,
on se demande toujours pourquoi les
grévistes, au lieu de bloquer les
transports en commun, gênant ainsi tout
le monde, ne s’arrangent pas pour
permettre une gratuité de ces transports.
Car il s’agit d’avancer avec l’approbation
du plus grand nombre sans toucher ni à
la liberté ni à la sécurité de chacun. Cette
stratégie, que nous pensons relativement
nouvelle, rompt avec un passé d’insurrections violentes qui furent réprimées
dans le sang.

Dans « l’affaire de Tarnac », les comités
de soutien crient à l’innocence des
inculpés ; ce qu’ils sont sans doute quant
aux faits reprochés, à constater les
incriminations sans preuves. Coupables,
ils le sont pourtant de ne pas accepter
cette société, de combattre cet État, ce
gouvernement et ceux qui le dirigent ; et
en ce sens nous sommes coupables avec
eux.

On pourra lire d’Alain Brossat2 [2] son
« Tous Coupat, tous coupables » (Coupat :
le principal inculpé) ; il y rappelle dans un
discours par moments un peu alambiqué
deux événements où la solidarité s’était
montrée au grand jour : le premier, la
signature par des intellectuels, des
artistes, etc., du « Manifeste des 121 » en
soutien aux déserteurs et insoumis de la
guerre d’Algérie ; le second, la déclaration
d’un certain nombre de femmes très
connues disant avoir avorté, elles aussi,
en solidarité avec une inculpée dans
l’affaire dite de Bobigny. Dans le premier
cas, à notre connaissance, seul Jehan
Mayoux, enseignant et poète surréaliste,
eut à pâtir de la répression. Les autres
poursuites firent long feu…

Et Alain Brossat semble regretter que
les soutiens aux inculpés de Tarnac
n’aillent pas jusqu’à une solidarité
concrète avec eux, préférant ne brandir,
dans une position en retrait, que les
principes démocratiques, et de crier à
l’innocence des mis en cause. Ainsi se
repose-t-on trop facilement sur les lois
de cette démocratie. À tort ? On pourra
lire dans Gavroche [3] l’article de Frédéric
Stroh sur les déserteurs de la Wehrmacht
lors du conflit de 39-45 et le frein mis,
sinon l’opposition, par les autorités
démocratiques allemandes à leur réha-
bilitation. La démocratie n’est que ce
qu’elle est !

Car derrière le légalisme gouvernemental se cache, si peu, le goût du
pouvoir sans limites ; sa pratique ne cesse
de vouloir envahir tous les espaces de la
société ; la démocratie devient démocrature, dictature rampante qui vient,
avant de se manifester au grand jour
comme dictature au plein sens du mot.

Une autre action que Brossat ne
rappelle pas, parce qu’il l’ignore ou la
juge mineure, la solidarité « en acte » de
ceux qui, toujours pendant la guerre
d’Algérie, choisirent de prendre l’identité
de déserteurs et d’insoumis (« Nous
sommes tous Untel »), et d’aller en prison
avec eux : tous étaient démunis de
papiers d’identité. On lira à ce sujet
Réfractaires à la guerre d’Algérie 1959-1963
d’Erica Fraters
 [4].

Bien sûr, ce pas en avant exige une
prise de risques plus grande, des
renoncements, professionnels, familiaux
ou autre, un sacrifice, quoi ! Mais est-ce
qu’une société fondée sur le risque et le
sacrifice n’est pas plus enviable qu’une
société fondée sur la violence ? Et s’agit-
il bien de sacrifice ? Ne s’agit-il pas plutôt
d’une recherche de cohérence avec sa
propre révolte, avec ses convictions, avec
l’estime de soi, cohérence qui passe par
la remise en question de la loi.

Pour autant, ceux qui s’engagent en
première ligne, ceux qui recevront les
coups de la répression, ne doivent pas
négliger l’organisation de la solidarité
par ceux qui restent un peu en arrière,
les deuxième et troisième cercles, ainsi
que nous les nommions. Il faudra aussi
prévoir des lieux de repos, dans des
« communes », par exemple. En bref,
c’est toute une organisation de combat à
mettre en place.

Il est sans doute excessif de dire que
notre servitude est « volontaire » : il n’est
pas si simple de vouloir « se libérer ». Le
« il n’y a qu’à » de La Boétie fait bon
marché du danger à s’opposer, à dire
non : les retours de bâton sont
programmés. C’est pour cela que nous
dirons que la « libération » est une
épreuve, et que cela « coûte ». Il est si
facile d’attendre, de se laisser aller à ne
rien faire. Si l’apathie et la soumission
des gens sont réelles, il y a une volonté de
servir qui, elle, dissimule souvent une
envie de commander à plus petit que soi-
même.

On nous avait demandé un jour : de
quel dieu êtes-vous l’athée ? On peut
aussi demander maintenant : de quelle
loi êtes-vous l’illégaliste ? Athée de tous
les dieux, certes ; illégalistes de toutes les
lois ? C’est aller vite en besogne, chemin
que prennent la majorité des gens
quand ils pensent que les anarchistes
sont systématiquement contre toutes les
lois.


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