En semant le désordre dans le petit monde des money-makers,
la crise financière a, comme le premier étage d’une fusée,
déclenché une crise économique sans précédent. Rançon de la
mondialisation, plus aucun pays, quel que soit son niveau de
développement, n’est à l’abri. Crise de la finance réelle comme virtuelle,
crise de l’économie réelle comme virtuelle, certes, mais aussi crise
intellectuelle. La grande prudence des économistes aujourd’hui n’a
d’égal que l’assurance quasi obscène qu’ils montraient hier. Tout le
monde va répétant : c’est une crise des fondamentaux. Le magnifique
thermomètre qu’est le moteur de recherche Google nous indique que
ces deux mots, ensemble, crise et fondamentaux, sont présents
1150000 fois sur la toile. Les gesticulations de nos dirigeants politiques
allant de pair avec les annonces catastrophiques des dirigeants
économiques, on peut envisager plus de choses qu’ils ne veulent en
dire.
À Strasbourg, début décembre 2005, au cours d’une conférence où
il exposait ce qu’était la crise à son avis, Alain Bihr émettait l’hypothèse,
comme une intuition disait-il, que nous étions à la fin d’un cycle
économique et que peut être s’ouvraient devant nous de nouveaux
horizons, pas forcément radieux d’ailleurs [1].
C’est aussi l’idée exprimée
par Anselm Jappe du groupe Krisis qui se demande « pourquoi on est
si sûr que le capitalisme soi lui-même exempt du cycle de naissance, de
croissance et de mort ». Il ajoute : « il y a de bonnes raisons de penser
que nous sommes en train de vivre la fin d’une longue époque
historique » [2].
Dans un texte fort intéressant [3],
Immanuel Wallerstein émettait l’idée que
l’on était à la fin d’un cycle économique
dit de Kondratiev (ou de longue durée).
Pour lui la période qui se termine a
commencé en 1789 avec la Révolution
française et s’est terminée avec les
événements de mai 1968. Les deux
moments en question étaient les noyaux
d’événements contemporains similaires
ailleurs dans le monde.
Dans une brochure parue en 1947,
intitulée comme cet article, Tomori-
Balasz [4] prévoyait avec beaucoup
d’avance l’apparition d’un postcapitalisme.
Il y a eu, disait-il, le capitalisme
classique qui triomphe au XIXe siècle
et se termine avec la guerre de 1914-18.
Car alors l’État commence, avec l’effort
de guerre, à prendre de plus en plus de
place dans le procès économique. C’est
la période, selon cet auteur, du « bascapitalisme
». Pour Tomori, 1947 devait en
voir la fin et laisser la place au « postcapitalisme
». Sa seule erreur est d’avoir
sous-estimé cette conjonction capitalÉtat
qui est à l’origine de ces décennies
au développement continu que l’on
qualifiait de « trente glorieuses ».
Les soubresauts actuels de l’économie
mondiale, comme les commentaires le
laissent entrevoir, indiquent que l’on est
probablement au début de la métamorphose
du système actuel, nous
sommes au milieu du gué. On reprendra
donc cet axiome de Marx mais en
l’appliquant à aujourd’hui : « l’ordre
économique capitaliste est sorti des
entrailles de l’ordre économique
féodal [5] ». La question qui se pose, c’est de
savoir quels sont parmi les éléments nés
ces derniers temps ceux qui aujourd’hui
préfigurent ce que sera le cycle suivant.
Nous allons tenter de présenter les
éléments qui seront probablement au
cœur de la société de demain. Ils sont de
trois ordres, techniques, culturels et
politiques.
L’héritage de demain
L’exemple même du changement
d’époque est incarné par la disparition de
ce leitmotiv qui a marqué le capitalisme
depuis sa naissance : « time is money ».
Le temps marchandise est arrivé à son
terme. Le développement de la technologie
de ces dernières années a démontré
que l’immédiateté était possible, que la
variable temps pouvait être maîtrisée.
Aujourd’hui le problème du temps qui
file entre les mains est terminé, tout se
fait en temps réel. Cette assertion a certes
un caractère caricatural – chacun sait bien
que le temps garde son pouvoir sur la vie
de chacun d’entre nous – mais elle
montre que la course vers la négation du
temps continue à obséder l’humanité.
C’est le règne de la simultanéité. Chacun
d’entre nous peut être spectateur et
même parfois acteur de ce qui peut
advenir à l’autre bout du monde. C’est le
début de l’ubiquité. Le différé est has
been. Ceci a été rendu possible par la
généralisation des réseaux quelle que soit
la forme qu’ils utilisent.