Dans les luttes visant à la régularisation de personnes
déboutées du droit d’asile ou sans-papiers, la question de
l’illégalité se présente sous des aspects paradoxaux, qui posent
des défis particuliers aux libertaires. C’est aussi que l’on se situe dans
un domaine laissé à l’entière souveraineté des États.
Le contexte
La réflexion part d’une pratique militante depuis de nombreuses
années en Suisse, sur le canton de Vaud, francophone, dans les luttes
menées par les associations de défense des droits de personnes
réfugié.e.s, migrant.e.s ou « sans-papiers ».
Tout en se targuant d’une tradition humanitaire, la Suisse, pays
fédéraliste composé de 26 cantons, applique une politique d’asile et
d’immigration fortement restrictive et fondamentalement raciste. En
effet, la législation sur l’immigration a été marquée, dès les années
1930, par une très forte peur de l’invasion du pays, qui s’exprimait à
l’époque sous la forme d’un prétendu risque d’« enjuivement » [1]. A été
également érigée en critère légal la notion d’« Überfremdung », utilisée
par le régime national-socialiste allemand et imparfaitement traduite
en français par l’expression « surpopulation étrangère » [2]. Ce racisme
d’État a été constamment alimenté par la pression xénophobe très
présente au sein de la société, sur laquelle
le Conseil fédéral – le gouvernement
suisse – s’est appuyé pour justifier une
politique toujours plus hostile aux
étranger.ère.s.
Dès 1998, le gouvernement a mis en
place un système binaire donnant la
priorité dans le recrutement aux
ressortissant.e.s de l’Union Européenne
(UE) et de l’Association Européenne de
Libre Échange (AELE). En opposition,
celles et ceux provenant du reste du
monde sont exclu.e.s de toute immigration
de travail, des exceptions n’étant
reconnues au compte-gouttes que pour
les spécialistes ou pour les personnes
suivant un programme de perfectionnement
dans le cadre de l’aide au
développement. Ce système binaire est
actuellement inscrit formellement dans
la nouvelle Loi fédérale sur les étrangers
(LEtr), entrée en vigueur en 2008.
Cette politique d’immigration
excluant la plupart des habitant.e.s de
la planète a été dénoncée par la
Commission fédérale contre le racisme
pour ses prémisses ethnocentriques,
pour ses effets discriminatoires et pour
les préjugés fondés sur l’hostilité à l’égard
des immigrant.e.s, ainsi que pour le
racisme culturel qu’elle favorise [3]. Elle a
pour effet de placer dans l’illégalité toutes
les personnes des pays hors UE/AELE
qui tentent de migrer en Suisse. Selon
plusieurs études, un nombre très important
de femmes et d’hommes provenant
de ces pays vivent clandestinement en
Suisse, dans des conditions extrêmement
précaires : entre 70 000 et 180 000
travailleurs.euses pour le Forum Suisse
pour l’étude des migrations [4], 90 000 pour
l’Office fédéral des migrations [5]. Dans le
canton de Vaud, ils.elles sont 15 000 à
20 000 selon une étude lausannoise [6].
Aucune disposition légale n’est spécifiquement
prévue pour leur régularisation
et la Suisse n’a jamais procédé à un
processus de régularisation collective,
malgré différents mouvements de lutte.
Pour nommer les « illégaux », et pour
éviter l’expression « clandestins » fréquemment
utilisée par les autorités, le
mouvement a repris l’expression française
de « sans-papiers ». On doit relever
que cette appellation ne fait pas l’unanimité
: ainsi, à Genève, les personnes
concernées préfèrent se désigner comme
des « travailleurs/euses sans statut légal ».
La Suisse a adopté tardivement, en
1979, une Loi fédérale sur l’asile. Dès
1981, la politique du droit d’asile suisse a
connu une orientation restrictive, marquée
par une peur de « l’afflux massif »
de « faux réfugiés ». Elle s’est traduite par
une cascade de modifications législatives
et par une pratique administrative de
plus en plus rigoureuse.