* D’une réflexion générale développée sous ce titre, j’extrais quelques pages, que je relie par de brefs résumés.
On m’a fait naître sans me demander mon avis. Selon le mot de Pascal, nous sommes « embarqués ». Bateau ivre ? Nef des fous ? Étrange aventure. Faisons le point. Compte tenu de nos savoirs actuels et pour ce qui nous intéresse le plus directement, chaque être vivant, sur notre planète, apparaît comme programmé pour maintenir et reproduire sa structure malgré les modifications du milieu, en utilisant l’énergie solaire. Cette finalité n’implique aucun finalisme : elle repose essentiellement sur le principe de la régulation par boucles rétroactives. Ceux des animaux qui ont acquis un système nerveux agissent sur leur environnement pour vivre de la façon la plus agréable, ou à défaut la moins désagréable, possible. À cette quête du plaisir (entendu au sens le plus général), comme à son corollaire, l’évitement de la souffrance, les hommes ne font pas exception : cette finalité est une valeur pour eux, mais elle n’est pas l’objet d’un choix de leur part. Dans cette quête, nous différons des autres animaux par le recours à des stratégies plus complexes et plus évolutives, donc plus imprévisibles, mais compréhensibles sans recours à aucune notion métaphysique. Je ne peux notamment me faire plaisir qu’au moyen des pratiques, du langage, des dispositions, des valeurs, de toute la culture, selon lesquels mes réseaux neuronaux se sont construits, par interaction avec mon milieu social, interaction d’où résulte même ce que j’ai de particulier (l’individu humain n’est pas antérieur au groupe, il n’est pas une essence, séparée, extra-sociale).
Fuir, lutter, mourir... faits comme des rats
En cherchant notre plaisir, nous ne rencontrons pas que « les bienfaits de la nature et de la civilisation ». Nous rencontrons des obstacles, à notre vie et à ce que chaque groupe ou individu considère comme la qualité de sa vie.
Les uns sont dits naturels : les tremblements de terre, certains déséquilibres écologiques, certaines maladies, le vieillissement, la mort... Seuls les autres obstacles, dans la mesure où ils résultent de pratiques humaines, essentiellement dues à l’ignorance et aux luttes pour la domination, constituent proprement des violences : exploitation, misère, famine, sous-information, infériorisation, emprisonnement, massacres, quadrillage, manipulations, exclusion, dégâts écologiques...
Quand, dans une situation donnée, toute « action gratifiante » 1 est impossible, que faire ? La première réaction d’un animal est la fuite. Si la fuite est impossible, ou qu’elle a échoué, mais que la lutte est possible, l’animal lutte. S’il ne peut pas lutter, seule lui reste l’inhibition : il se soumet, et, le cas échéant, meurt. Parmi les solutions de fuite, l’homme recourt parfois au suicide, quand il en a la possibilité et qu’il éprouve ou prévoit une souffrance trop grande pour lui (solitude, déshonneur, atteintes physiques, agonie...), révélant alors, comme quand il lutte au prix de sa vie pour une cause « altruiste », qu’il donne plus de valeur à ce qu’il considère comme la qualité de sa vie qu’à sa vie même.
Je me limiterai à la réaction de lutte, je m’intéresserai seulement aux moyens de cette lutte, dont on a vu que la finalité générale n’est pas objet de choix, et, plus spécialement encore, je m’interrogerai sur les choix de valeurs impliqués dans cette lutte. Le plus souvent, les auteurs qui décrivent l’impasse de la civilisation planétaire actuelle et proposent des solutions pour échapper à la « pensée unique » se réfèrent à des valeurs (dieu, esprit, personne, liberté, raison, démocratie, droits de l’homme, etc.) qu’ils fondent, explicitement ou plus souvent implicitement, sur des abstractions métaphysiques. Soucieux d’éviter autant que possible l’arbitraire, et me refusant à faire comme si mes choix éthiques allaient de soi pour tout homme digne de ce nom, je me demanderai, simplement mais explicitement, quels choix éthiques généraux nous sont utiles pour lutter contre les obstacles à notre plaisir, j’entends quels grands types de comportements nous avons intérêt à développer.
Pratique scientifique et objectivité
Notre lutte ne date pas d’aujourd’hui. Depuis la préhistoire, repérer des régularités dans la succession des événements a permis aux hommes de prévoir, donc d’agir sur leur environnement, humain et non humain, de façon sélective, avec une efficacité croissante. De cet effort de prévision en vue de l’action est née une pratique sociale de plus en plus réservée à des spécialistes, qu’on appelle « la science ». Les conséquences de cette pratique sur nos vies, pour le meilleur et pour le pire, et les critiques, souvent aussi superficielles que radicales, dirigées contre elle, notamment dans les milieux écolos et libertaires, justifient qu’on essaie de comprendre, même quand on est profane 2, ce qui peut faire d’elle une alliée ou un obstacle dans notre lutte. Son efficacité tient essentiellement à l’imagination, qui fournit les hypothèses, et à l’objectivité, qui exige de les éprouver. Avec ce rôle de garde-fou, l’objectivité est l’une des caractéristiques de toute pratique scientifique.
Ici, je résume mon point de vue brièvement. L’objectivité n’est pas la « connaissance vraie », la parfaite conformité au réel : nos savoirs sont relatifs à notre situation d‘éléments de l’univers, à nos instruments (l’observant et l’observé interagissent), à notre système nerveux (fait pour agir, en tenant compte – dans son fonctionnement complet, quotidien – de tous ses réseaux, des données pulsionnelles et émotionnelles comme des plus conceptualisées), à nos méthodes d’analyse (délimitation de sous-ensembles en fonction d’un critère de pertinence), aux courants d’idées, aux relations de pouvoir (la pratique scientifique est soumise en grande partie aux choix de valeur des dominants). L’objectivité est seulement l’application d’un ensemble de règles : on suppose que le réel existe d’une façon largement indépendante de notre action comme de notre imagination, et que, néanmoins, il ne nous est pas totalement inaccessible ; on exige que toute hypothèse puisse être mise à l’épreuve ; on écarte donc toute référence à un absolu métaphysique, transcendant ou immanent ; on distingue enfin entre jugements de réalité (« telle recherche exige, ou non, tels moyens », « a donné, ou non, tel résultat ») et jugements de valeur (« il est bon, ou mauvais, de recourir à tels moyens », « de faire telle recherche »). Cette dernière distinction traduit un effort pour construire des modèles plus conformes au réel qu’à nos désirs : on fait abstraction de ce qui vient évidemment de l’observant, à savoir ses jugements de valeur, qui prennent en compte tous les éléments de son vécu. Autrement dit, on pose que les jugements de valeur ne sont pas des critères pour les jugements de réalité. Quant à ceux-ci, les illusions « scolastiques », universalistes, « la vision de l’agent comme individu (ou “sujet”) conscient, rationnel et inconditionné » 3, en particulier l’image scientiste du savant qui observerait le monde, y compris le monde social, d’un point de vue extérieur, sont écartées par la « réflexivité critique ». Celle-ci montre que la notion d’objectivité n’est pas donnée au départ, mais émerge lentement d’une lutte à l’intérieur du champ scientifique. Elle montre aussi que l’objectivité, de par son existence même, participe « au conflit normatif des points de vue sur le monde social » 4 : en excluant des jugements de réalité tout jugement de valeur, l’objectivité exclut non seulement les préférences de chaque chercheur, mais aussi toute censure des groupes dominants sur l’acte de connaissance lui-même (ce qu’illustre le mot attribué à Galilée, après son abjuration : « Eppur, si muove »). En particulier, « la science prenant pour objet la domination implique de suspendre les effets de la domination sur la connaissance de l’objet. [...] Cet acte de connaissance [...] ne peut manquer d’être assimilé à un acte social de transgression de l’ordre symbolique [...] » (p. 208). On sait l’hostilité que suscite la moindre diffusion des analyses sociologiques de Bourdieu hors du cercle des spécialistes.
La distinction entre jugements de réalité et jugements de valeur implique aussi que les jugements de réalité ne fondent pas les jugements de valeur, même s’il est entendu que les premiers peuvent éclairer les seconds. Sauf à se référer au préjugé métaphysique selon lequel il reviendrait à la raison seule de décider de nos choix de valeur, l’objectivité doit reconnaître sa propre incompétence éthique. Il y a lieu de distinguer dans la pratique scientifique entre les jugements de réalité, où l’objectivité seule est compétente, et tout le reste, qui relève aussi des jugements de valeur : choix des points de vue, des orientations générales et des objectifs particuliers, choix des moyens qu’on emploie et de ceux qu’on s’interdit, choix des applications. L’objectivité ne se préoccupe pas de savoir à quoi serviront ses jugements de réalité : en ce sens, l’objectivité peut servir n’importe quel maître. Mais elle n’exige pas la neutralité dans les aspects de la pratique scientifique qui relèvent des jugements de valeur 5. Elle exige au contraire de chaque chercheur qu’il explicite ses choix éthiques, en lui interdisant seulement d’invoquer son autorité pour fonder de tels choix.
En particulier, on peut, sans contrevenir à l’objectivité, non seulement dénoncer les choix éthiques imposés par les dominants dans la pratique scientifique et reconnaître à l’« intellectuel spécifique » le droit de dire publiquement ce que son savoir l’autorise à affirmer, mais aussi inclure dans la pratique scientifique, sauf en ce qui concerne les jugements de réalité, la référence explicite à d’autres choix éthiques. Face à des choix qu’ils réprouvent, ceux qui participent à la pratique scientifique peuvent soit faire taire leur sensibilité et s’en remettre à l’autorité de leurs supérieurs hiérarchiques ou à celle de quelque comité d’éthique, soit, à leurs risques et périls, adopter un compromis ou rester fidèles à leur éthique personnelle : l’objectivité ne condamne ni ne justifie aucune de ces attitudes.
Ici, je résume de nouveau. L’efficacité, limitée mais réelle, que la pratique scientifique doit à l’objectivité suscite bien des interprétations erronées. N’opposons pas, de façon idéaliste, « science » à « technique » ou à « technoscience » (toute pratique scientifique a une visée à la fois théorique et pratique). Ne confondons pas : déterminismes locaux (hypothèse heuristique) avec déterminisme universel (extrapolation métaphysique scientiste) ; ni imprévisibilité avec liberté ; ni objectivité avec objectivisme ; ni analyse (des propriétés nouvelles de chaque niveau) avec appauvrissement (oubli que chaque « objet » est un sous-ensemble de l’ensemble d’interactions qu’est l’univers) ; ni savoir avec éthique (la notion de normes « objectivement bonnes » est contradictoire, il n’y a pas de « morale naturelle ») ; ni objectivité avec pratique scientifique (la première ne dépend pas de la domination : elle est « d’un autre ordre »).
Expliciter nos choix éthiques
Ainsi relativisée, et distinguée de la pratique scientifique, dont elle n’est qu’un aspect, l’objectivité nous est indispensable, ne serait-ce que comme antidote contre toute affirmation métaphysique (illuministe ou à prétention rationnelle), grosse de tous les fanatismes. Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. Supposons que l’objectivité scientifique nous est utile pour notre lutte. Tel est notre premier choix éthique général. Mais on a vu que l’objectivité peut servir n’importe quel maître. Nous avons donc besoin d’un autre choix de valeur pour orienter notre lutte.
Les « valeurs sacrées », religieuses ou philosophiques (Dieu, la Liberté, la Loi morale, le sens de l’Histoire, la Démocratie, les droits de la Personne, etc.), ont de quoi séduire, mais servent le plus souvent à maintenir la domination, soit qu’elles la justifient, soit qu’elles s’en accommodent et lui fournissent des alibis. Par exemple : Liberté, combien de crimes commis en ton nom ! Mais aussi : tu es un leurre. Les esclaves volontaires de La Boétie y croient, alors qu’elle est probablement une hypothèse inutile 6 pour expliquer les comportements humains, résultats des interactions passées (les acquis) et présentes (les situations 7) entre l’individu et son environnement. Les acquis sociaux profonds sont masqués par les rationalisations, dont le caractère absolu, bloquant la sensibilité et la réflexion, fait admettre facilement que la fin justifie les moyens... Nous ne marchons plus sans examen. Nous cherchons un critère qui nous permette de tester ces valeurs trop sacrées pour ne pas être suspectes.
Il nous reste à poser nous-mêmes comme valeur un type de comportement qui soit efficace tout en impliquant deux refus, celui de subir ou d’exercer aucune domination et celui de justifier les moyens par la fin. C’est la non-violence collective quand elle est associée à l’objectivité scientifique, et non subordonnée à aucune métaphysique. Nous supposons que la non-violence ainsi conçue nous est utile. Tel est notre second choix éthique général. De même que la pratique scientifique remonte aux tâtonnements des premiers hommes, la non-violence n’est pas née de quelque flamme surnaturelle, transcendante ou immanente, mais du recours spontané, dès la préhistoire et dans toutes les civilisations, à des moyens sans violence pour lutter contre la domination. Seulement, ce recours spontané diffère de la pratique scientifique en ce qu’il n’a guère réussi jusqu’à une époque récente à devenir une stratégie collective revendiquée comme telle et étendue à toute lutte d’intérêt général. Pour moi, la non-violence est une forme d’action politique caractérisée par son absence de recours à la violence et par son lien avec une fin qui exclut la violence. Ce lien est indispensable. Une action simplement sans violence, peut, comme l’objectivité, servir n’importe quelle cause : elle n’est pas par elle-même non-violente (avec un trait d’union, comme dans non-violence). Choisir la non-violence, c’est choisir en même temps la fin et les moyens.
On a vu que notre fin générale est le plaisir, et qu’elle n’est pas l’objet d’un choix. Nous ne pouvons choisir que la qualité de ce plaisir, et celle des stratégies pour l’atteindre. Choisir la non-violence, c’est identifier la qualité de la fin et celle des moyens. C’est donc choisir de chercher un plaisir qui exclue la violence 8, autrement dit, chercher « le plaisir illimité de chacun par le plaisir illimité de tous » (et non, comme Bakounine, la liberté, puisque nous n’y croyons pas). En raison de la multiplicité des facteurs, eux-mêmes interdépendants et évolutifs, qui nous déterminent entièrement (histoire collective et individuelle), le plaisir ne se réduit pas à un programme, et la violence ne se définit que provisoirement : la liste des destructions dites « violences » par les dominants ne coïncide pas avec celle des violences subies par les dominés ; la définition de la violence résulte d’une lutte, c’est un enjeu social majeur.
Située de cette façon, la non-violence ne lutte pas contre une abstraction métaphysique (la violence), mais contre la domination telle qu’elle s’impose dans nos sociétés par tous moyens, grossiers ou subtils, à l’échelle des groupes comme des individus. La « non-violence objective » inclut dans son refus de toutes les violences, apparentes ou cachées, armées ou structurelles, le refus de ce qu’elle sait être leur cause principale, la domination. Celle-ci n’est pas justifiée par ses effets éventuellement positifs : elle constitue en elle-même une violence parce qu’elle repose sur la force. Comme le rappelle Bourdieu (1997, p. 125), en écho à Pascal,« la force [...] ne peut se perpétuer que sous les dehors du droit, la domination ne parvenant à s’imposer durablement que dans la mesure où elle parvient à obtenir la reconnaissance, qui n’est que la méconnaissance de l’arbitraire de son principe ».
Tant qu’il entretient cette méconnaissance, le régime le plus démocratique est encore une violence : notre lutte inclut 9 le refus caractéristique de l’anarchisme, « ni dieu, ni maître ». Elle est aussi plus large que la lutte contre la domination : elle s’étend notamment, du côté des causes, à l’ignorance (l’objectivité, ici encore, est indispensable) et, du côté des effets, aux violences sur les animaux (non parce qu’ils auraient une âme, mais parce que nous savons qu’ils ont un système nerveux plus ou moins développé, donc qu’ils souffrent plus ou moins comme nous). Ni dieu, ni maître, ni aucune autre violence. Enfin, notre lutte est collective, non individuelle : « la société n’est pas une famille » (Gérard Mendel), le conditionnement à subir et à exercer la domination est un phénomène massif. Ne nous trompons pas d’échelle.
Prendre des risques
En fait, c’est au moment de choisir les moyens qu’il y a hésitation : un choix éthique n’est pas une décision théorique, il relève de l’action, de la pratique. La non-violence prend des risques majeurs en cas d’opposition frontale, quand les dominants jugent menacés leurs intérêts vitaux (économiques, politiques). Elle est une stratégie, et non, comme l’antimilitarisme ou le pacifisme, une éthique réduite à des vœux pieux. On connaît les moyens de cette stratégie (médiatisation, grèves, boycotts, désobéissances civiles et militaires, sabotages, etc.), qui vise à exercer une contrainte sur les dominants. Si la non-violence objective n’est fondée sur aucune référence métaphysique, elle n’est pas pour autant une tactique conjoncturelle. C’est une stratégie sans solution de repli. Le principe de son efficacité consiste en ce qu’elle se refuse tout recours, même ultime, à la violence. C’est parce qu’elle ôte ainsi à ses adversaires, eux-mêmes soumis à la domination, une raison d’avoir peur d’être détruits qu’elle a des chances de les déstabiliser, de leur saper le moral, de les amener à écouter eux aussi leur sensibilité, à réfléchir, à refuser, eux aussi, d’obéir. Si on se réservait de faire appel à la violence « en cas d’échec » de la non-violence, on priverait celle-ci de son efficacité : provoquant la peur, on perdrait toute chance d’arrêter la violence. La non-violence prend donc le risque d’être écrasée. Rien à voir avec la médiation à l’abri des matraques, ni avec la diplomatie à l’abri des canons.
En vue d’une action non-violente, l’évaluation du rapport des forces ne dépend pas seulement du nombre, de l’entraînement, du soutien populaire, de l’impact sur l’opinion mondiale, etc., mais aussi de la hiérarchie de valeurs à laquelle on se réfère. Les humanistes de tous bords qui ne se réfèrent pas à la non-violence préconisent le recours ultime à la force armée comme un moindre mal pour défendre telles ou telles valeurs sacrées. Ainsi, la casuistique romaine, modèle du genre, a permis à un évêque de déclarer que l’intervention militaire au Kosovo était « une action éthiquement nécessaire » (Jacques Laporte, le Monde, 4-5 avril 1999). On s’abstient de remonter trop haut dans l’enchaînement des causes : on ne vise pas la fin de la domination, mais à en limiter les « abus ». De même, en France, des membres du « Mouvement pour une alternative non-violente » ont rappelé à propos du Kosovo qu’« entre la lâcheté et l’épée, mieux vaut l’épée », et certains d’entre eux ont eu la franchise de souhaiter explicitement une « intervention terrestre armée » (Non-Violence Actualité, mai et juin 1999). C’est que le MAN se réfère à une conception idéaliste des droits de l’Homme et met la non-violence « au service de la démocratie » (MAN, Non-violence : éthique et politique, 1996, p. 21). La « défense civile non-violente » est orientée dans le même sens. Pour beaucoup de « non-violents », la « médiation » apporte un « supplément d’âme » dans les relations sociales, et l’anarchisme, c’est le désordre, thème constant du discours des dominants.
Quelles qu’en soient les intentions, et sans doute les contradictions, je n’attends pas grand-chose de ce mélange des genres. Le recours à la violence ne supprime pas la domination : il vise à faire des vaincus et des vainqueurs. Il peut apporter un moindre mal, mais partiel (valable seulement pour tel ou tel sous-groupe, obtenu grâce à des armes plus efficaces, au soutien des dominants qui les ont fournies) en même temps que provisoire (n’ayant pas disparu, les mêmes causes produiront les mêmes effets : le cercle vicieux de la violence et de la contre-violence n’est pas rompu). Quant à l’attitude de ceux qui se réclament de la non-violence sans exclure de recourir à la force armée, on en voit le danger : l’image de la non-violence, à peine née dans la conscience collective, est brouillée, réduite à une sorte de pacifisme actif. Si on n’y prend pas garde, dans quelques années, tous les gouvernants, tous les partis, tous ceux qui tiennent à la domination se réclameront de la Non-Violence comme aujourd’hui de la Liberté, de la Démocratie, de la Justice, de la Sécurité, de l’Ordre, de la Paix et des autres droits de l’Homme. Bouillie de mots, disait Henri Laborit. Tout est prêt pour que le rôle des non-violents se confonde avec celui d’auxiliaires des polices et des armées, sous l’étiquette d’« adjoints de sécurité » ou de « médiateurs ». La référence aux droits de l’Homme est mystifiante dans la mesure où elle relève de la métaphysique. Sous la caution de cette référence éminemment élastique, l’alternance des moyens sans violence et des moyens violents ne peut que se perpétuer, et la domination se maintenir.
Notre hiérarchie de valeurs
Notre hiérarchie de valeurs n’est pas celle des humanistes. Refuser que la fin justifie les moyens, c’est lutter le dos au mur. Nous n’avons de refuge dans aucune « valeur supérieure ». La non-violence n’est pas pour nous une valeur parmi les autres, mais le critère de toutes les autres (sauf l’objectivité scientifique, dont on a vu qu’elle est d’un autre ordre) : la non-violence ne définit aucun projet de société (sinon « en creux », comme dit André Bernard), mais elle évalue tout projet d’après les moyens utilisés pour l’atteindre. C’est seulement par là qu’on enlèvera aux marchands d’illusions politiques et autres manieurs de grands mots leur crédibilité. Nous évaluons les politiques militaires, économiques, scientifiques, culturelles, etc., non seulement à partir des fins proclamées, mais à partir des moyens préconisés et pratiqués dans ces actions. Nous ne cédons pas au chantage fondé sur la défense des droits de l’Homme. Nous ne participons pas, et n’avons aucun aval à donner, aux opérations engagées par les gouvernements démocratiques, au nom de l’éthique de responsabilité, pour « arbitrer » en Afrique et dans le Golfe, défendre les droits de l’Homme dans les Balkans ou réprimer la délinquance dans les banlieues, alors que ces mêmes gouvernements, et les lobbys qui en tirent les ficelles, sont fondamentalement responsables de situations qu’ils dénoncent seulement quand elles sont devenues « sans issue autre qu’une intervention armée ». Cette responsabilité tient bien sûr aux ventes d’armes, mais aussi aux politiques économiques, à la justice à deux vitesses, à la rétention d’informations, aux conditionnements les plus profonds, à toutes les violences liées aux structures de domination. Nous prenons acte des opérations de police, mondiale ou locale, comme de faits dont nous comprenons la cohérence (celle d’un cercle vicieux). Nous ne nous mettons jamais à la place des dominants, nous les laissons gérer la violence réelle (et non métaphysique), c’est-à-dire essentiellement leur violence et ses effets négatifs. Nous ne sommes ni un parti, décideur ou complice, qui vise à garder le pouvoir ou à le prendre, ni des conseillers du Prince, qui se placent à son point de vue, ni des sujets, qui endossent les responsabilités de leurs maîtres, ni une organisation humanitaire, qui éteint les feux allumés par des pompiers pyromanes. Le sens de notre lutte est : Dominés de tous les pays, unissez-vous. Nous ne sommes solidaires que des dominés, dans quelque camp qu’ils soient.
Eu égard à l’ignorance générale de nos déterminismes, nous ne faisons la morale à personne, et d’abord pas à ceux qui ont recours à la contre-violence, qu’ils soient directement engagés dans un combat de libération ou que, du fait de leur situation géographique ou sociale, ils luttent seulement par solidarité. Pas question non plus de nier l’efficacité relative des luttes humanistes, dans la mesure où elles s’attaquent effectivement, « en aval », aux causes particulières des violences, et cela même quand elles recourent à des interventions armées. Je n’oublie pas non plus que nous comptons objectivement sur la démocratie quand elle existe, et que nous sommes objectivement responsables du maintien de la domination, même malgré nous, de façon indirecte et limitée, par nos impôts, par notre activité professionnelle, par notre consommation, etc. Quand le rapport de force nous paraît impossible à inverser de façon non-violente, que faire ? Fuir, utiliser la violence ou la subir provisoirement ? À chacun d’en décider : nous faisons ce que nous pouvons, sachant que, dans les trois cas, nous sommes en échec (nous n’avons pas rompu le cercle vicieux), mais aussi que nous n’entretenons aucune complicité éthique avec les dominants. Ce sont eux qui ont besoin de la violence, donc de la légitimer, de multiplier les distinctions à géométrie variable entre idéal et réalités, éthique de conviction et éthique de responsabilité, et, à l’intérieur de celle-ci, entre violences illégales et violences légales, illégitimes et légitimes, non éthiquement nécessaires et éthiquement nécessaires, inacceptables et acceptables ; entre terrorisme et résistance, crimes contre l’humanité et nécessités de la guerre, génocide et répression, etc. Nous refusons aussi leur misérable chantage à la lâcheté. C’est nous qui posons nos choix, dont nous savons la relativité. Quand nous ne suivons pas nos hypothèses éthiques, nous n’avons pas besoin d’excuses, parce que nous ne sommes ni responsables ni coupables devant aucune instance supérieure. Nous ne justifions aucune violence, même la nôtre. Nous ne connaissons de nécessité que celle de nos déterminismes ; nous ne reconnaissons aucune nécessité métaphysique susceptible de transformer nos choix en impératifs catégoriques. Ni mystiques ni laxistes : simplement objectifs dans nos constats d’échec. Dans la mesure où nous nous sentons solidaires des victimes et victimes nous-mêmes, nous avons conscience de participer insuffisamment aux luttes non-violentes, le créneau que nous avons choisi, mais nous ne culpabilisons pas pour notre refus de gérer la violence.
Nous savons qu’il y aura des victimes. Nous sommes dans la situation typique des objecteurs, décidant de commencer à rompre le cercle vicieux de la violence et de la contre-violence, donc aussi celui du chantage à la défense des droits de l’Homme, pariant qu’il y aura de plus en plus de gens, dans tous les camps, dans tous les pays, à se placer au point de vue de l’efficacité pour le grand groupe humain, c’est-à-dire à viser d’en finir avec la domination (soyons réalistes : proposons-nous l’impossible). Nous nous plaçons au point de vue du grand groupe à propos de la non-violence comme à propos de l’objectivité. Les individus actuels n’ont aucune chance de voir la fin de la domination ; mais, à l’aube de la mondialisation, il n’est pas déraisonnable de supposer qu’au total, le pari sur la non-violence objective, c’est-à-dire sur une non-violence qui s’attaque, « en amont », à la cause générale des violences, à la domination dans son principe, fera moins de victimes que les éternels compromis avec celle-ci. Il ne faut pas focaliser sur les oppositions frontales, bien qu’elles soient inévitables. C’est seulement au pire que nous pensons être plus utiles en mourant dans une action non-violente que les armes à la main. En fait, comme la violence des humanistes essaie d’éviter l’ultime recours à la force armée, la non-violence essaie d’éviter l’ultime sacrifice de la vie ; depuis le simple boycott jusqu’au sit-in face aux mitrailleuses, il existe une gradation dans les actions non-violentes.
Le point de convergence
Lutter pour le plaisir, donc contre la domination, n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau, c’est de fonder la stratégie sur l’objectivité (agir sur les causes, ne pas surestimer les incantations volontaristes) et sur la non-violence (se refuser les victoires à court terme de la violence, développer la pratique et la réflexion non-violentes, qui se sont encore peu aventurées au-delà du domaine des violences armées, les plus visibles). L’objectivité scientifique, sans pour autant sortir de son ordre, est mise au service de la non-violence collective. Cette orientation peut être considérée comme le point de convergence de toutes les luttes sociales éthiquement positives. La grande aventure structurante est là. Garder ou reprendre confiance dans nos désirs, nos émotions, notre compassion, d’où naissent probablement tous les sursauts utiles, au niveau des conditionnements les plus profonds ; se faire confiance, s’expliquer, se découvrir dans la même galère (compétition, rapports marchands, récupération, exclusion, etc.), savoir qu’on a quelque chose à défendre ensemble, lutter pour s’informer et pour bloquer une machine folle. On est au cœur de ce que cherchent les anarchistes : sortir de leur ghetto « en intégrant de plus en plus les problématiques libertaires dans les mouvements de transformation sociale » (Alternative libertaire, Belgique, février 1999, p. 12), traditionnels ou alternatifs.
La non-violence n’est pas une recette magique. Il s’agit de créer une dynamique de changement de nos comportements collectifs. Quelques point sensibles : grèves et boycotts à portée internationale ; orientation et contrôle éthiques de la pratique scientifique ; diffusion des acquis scientifiques les plus relativisants ; réflexion éthique générale (qu’il s’agit d’arracher au flou des comités d’éthique) ; développement d’une médecine préventive qui prenne en compte tout l’individu, donc tous les facteurs d’origine sociale ; mondialisation (sortie de la moribonde « civilisation du travail » vers une gestion écologique planétaire avec répartition du travail socialement nécessaire, selon les capacités, et des richesses disponibles, selon les besoins) ; luttes pour les libertés, subversion au quotidien, réappropriation du temps, construction de réseaux horizontaux et verticaux (sans autre hiérarchie que celle des compétences reconnues utiles) ; échanges entre cultures (pour que les différences soient non pas « respectées », c’est-à-dire sacralisées, mais comprises, et débarrassées de leur commune subordination aux valeurs des dominants) ; etc.
L’éducation
La situation n’est probablement pas bloquée : si nous ne sommes pas libres, nous sommes parfois imprévisibles, c’est-à-dire capables de nouveauté. Mais les hommes d’aujourd’hui ne deviendront pas objectifs et non-violents du jour au lendemain. Leurs conditionnements et leurs situations les rendent en général incapables d’imaginer et de vivre un projet de société qui ne perpétue pas la domination. Pour qui ne croit pas à la liberté, il est clair que l’urgent, à quoi consacrer le maximum d’énergie, n’est pas de bâtir des projets politiques, ni de faire la morale aux adultes actuels, mais de développer une éducation centrée uniquement et inséparablement sur l’objectivité et sur la non-violence, conditionnement indispensable pour qu’un individu, sans y être contraint, lutte, éventuellement au prix de sa vie, pour l’intérêt du grand groupe. Mais cela exige de transformer les conditions sociales de production de certains comportements. Sommes-nous, ici encore, prisonniers d’un cercle vicieux ? La revue Réfractions abordera le thème de l’éducation. Disons seulement qu’après tout, on ne demande pas aux adultes actuels une conversion radicale (Pierre Mendès-France avait laissé aux bouilleurs de cru leur privilège, mais il avait obtenu qu’il ne soit pas transmissible !) : on peut faire appel à leur expérience et à leur sensibilité pour qu’ils soient simplement de plus en plus nombreux, dans tous les pays, à changer l’éducation de leurs enfants et à comprendre que le volontarisme en la matière est insuffisant.
Ni magie ni violence : en dehors de ces deux garde-fous, définis aussi négativement que possible pour laisser à l’imagination de nos enfants le maximum d’ouvertures, je ne vois pas d’autres choix éthiques généraux utiles pour construire une autre civilisation. Et je ne sais pas si l’humanité s’orientera dans ce sens.
François Sébastianoff
1. Henri Laborit, Éloge de la fuite, Laffont, 1976, p. 24.
2. J’ai une pratique scientifique, mais limitée à la linguistique générale (fonctionnelle), rayon « systèmes d’écriture ».
3. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997, p. 141.
4. Louis Pinto, Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Albin Michel, 1998, p. 208.
6. Voir François Sébastianoff, « Du côté
des sciences : nouveaux sans être libres ». Réfractions, n° 4, automne 1999, pp. 85-94.
7. Dont l’évolution n’est pas facilement
prévisible, en raison de leur complexité, du hasard apparent (à variable cachée) et, s’il existe, du hasard réel.
8. Ce qui n’exclut pas les conflits, prix de
nos différences, mais implique que ces conflits
peuvent être résolus sans violence. L’objectivité n’oblige pas à prendre pour des nécessités de nature telle ou telle pétition de principe (la
pulsion de mort) ou certains effets de la domination (l’exploitation des peurs archaïques, l’infantilisation psycho-affective, l’association désir-violence, le refoulement de la sensibilité).
9. À la différence des militants qui ont fait Anarchisme et Non-Violence (Cahiers d’études trimestriels, la Ruche ouvrière, 1965-1974), et se déclaraient « non violents parce que anarchistes », je me dirais plutôt anarchiste parce que non violent.