Réfractions, recherches et expressions anarchistes
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Georges Mateos
A propos de l’écologie sociale et de l’économie
Article mis en ligne le 13 avril 1999
dernière modification le 13 avril 2010

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D’entrée une bonne nouvelle : le tomahawk entre Philippe Pelletier et John Clark a été enterré ! C’est que, dans la revue Itinéraire 1 portant sur Élisée Reclus, Ph. Pelletier n’avait pas ménagé ses accusations envers John Clark, par rapport à sa présentation de la pensée sociale de Reclus. À côté de noms d’oiseaux que nous n’avons pas pris au sérieux, reviennent entre autres les termes d’holisme et de biocentrisme, que n’aime pas Pelletier car non scientifiques, employés à tort et à travers, de façon anachronique, en procédant d’un point de vue idéologique.

Inquiets pour nous-mêmes, car faisant peut-être du holisme sans le savoir et ne voulant en aucun cas chuter dans le gouffre des mystiques, nous avons voulu en savoir plus (notamment pour les lecteurs de la revue Réfractions) sur ces termes si dangereux à manipuler, et nous avons convoqué pour ce faire un premier grand témoin : Kurt Goldstein (1878-1965), auteur important de la psychologie clinique. Mais auparavant, signalons que pour les Anglo-Saxons, le holisme est l’antithèse de l’individualisme économique et social, lequel s’associe souvent favorablement à l’individualisme politique (donc une opposition de Pelletier qu’on ne comprend pas). K. Goldstein, pour résoudre des problèmes de trouble de la parole, en vient à faire une première synthèse entre l’abord médical et l’abord psychologique, puis définit un concept de totalité organiciste prônant l’interprétation de tout phénomène psychologique à partir des signes normaux et pathologiques de l’organisme. Il fera une distinction radicale entre les faits des sciences de la nature (par exemple la géographie) et les faits biologiques, c’est-à-dire entre des constructions abstraites quantitatives et des processus adaptatifs vécus, donc qualitatifs (par exemple l’écologie). On retrouve là les traces du débat méthodologique entre matérialisme et holisme.

Si le matérialisme est une doctrine de l’unité – prétendant rendre compte de la variété et de la diversité, en plaçant l’unité dans une substance dont toutes les formes et les propriétés sont des transformations –, il est contraint d’opérer par réduction. Expliquer par une seule espèce de cause est un trait du monisme matérialiste, et Descartes, considérant les vivants comme des machines descriptibles par figures et par mouvement, fait une réduction, car ce qu’il élabore dans un domaine est étendu à un autre. C’est dire si ces réductions épistémologiques offrent prise à malentendu, car si toute loi physique est a priori vraie en biologie ou en sociologie, elle y est dépourvue de contenu et d’information ; a contrario, Maxwell, au xixe siècle, s’étonne que des biologistes s’imaginent faire entrer les phénomènes du vivant dans le cadre de la mécanique classique, par le simple fait que l’unité vivante la plus petite comprend plus de dix puissance six molécules. Il serait plutôt à présumer, concernant le vivant, qu’il existe des niveaux d’organisation avec des comportements différents, imprédictibles par l’analyse de la constitution de ces niveaux. Le holisme consiste justement à affirmer que le tout est autre chose que la collection des parties. D’ailleurs, le fait frappant, justifiant et illustrant le holisme, est la capacité de l’embryon de se régénérer à partir de l’une de ses parties ; il faut que la partie refasse le tout ou que le tout refasse ses propres parties en se reproduisant lui-même.

On pourra juger maintenant si J. Clark a tort d’user des concepts holistiques, sauf s’il s’en sert avec des phénomènes de l’inanimé, ce qu’il ne fait pas, à notre sens, puisqu’il ne parle pas de la pensée scientifique de Reclus, mais bien de sa pensée sociale. Ceci dit, le titre de son ouvrage nous paraît mal choisi, car on s’aperçoit qu’il s’agit de critiques écologiques (et surtout morales, hélas) de la pensée sociale d’un Reclus anarchiste géographe, plutôt que géographe anarchiste.

Ce n’est pas la seule maladresse de cet ouvrage, et le reproche d’anachronisme est souvent fondé, comme ce lapsus révélateur à la page 30 ; parlant d’un principe interprétatif de l’écologie sociale de Bookchin, J. Clark écrit : « Reclus utilise ce principe pour orienter ses travaux... », comme si Reclus connaissait Bookchin, ou même l’écologie sociale ! Plus loin (p. 41), il reproche à Reclus son point de vue dualiste sur le futur et que « l’idée que la science puisse ainsi contrôler la Terre entière exagère le pouvoir de la technologie aux dépens de celui de la nature ».

En est-il vraiment sûr ? Le capitalisme actuel – aboutissement historique d’une humanité qui est passée de la soumission à la domination de la nature – qui agit au moyen d’une partie de la science et de la technologie ne menace-t-il pas la nature, dans sa reproduction ?

On verra avec notre second grand témoin, René Passet 2, qu’il faut examiner ce risque avec toute notre attention. De même, concernant le problème démographique, J. Clark relève que Reclus n’est pas perspicace sur le sujet, car non malthusien, mais là encore Clark s’en tient à une remarque sur une quantité, ce qui n’est pas le fond de la question ; ce ne sont pas les six milliards d’hommes qui font problème aujourd’hui sur la Terre, mais bien comme le souligne René Passet la généralisation du standard de vie des plus riches (les Américains du Nord par exemple) ; laquelle généralisation ferait que, « avant même une crise alimentaire grave, le monde n’aura plus ni acier, ni énergie, ni d’ailleurs d’atmosphère et d’océan non pollués ».

Il y a un critère assez souvent exclusivement moral chez J. Clark dans sa
critique de Reclus qui génère des remarques pas toujours pertinentes. Ainsi de la prétendue condescendance de Reclus envers les cultures moins avancées des régions tropicales (équilibrée par la remarque opposée que de vivre dans des zones tempérées incite au labeur sans qu’il soit besoin de déployer des qualités spécifiques) ; voilà pourtant une influence géographique sur le comportement humain qui se devait d’être relevée comme exemple de phénomène relevant à la fois de la physique et de la biologie ! De plus, on a l’impression que J. Clark oublie le concept écobiologique d’épigenèse mis en lumière par J. Piaget (le Comportement moteur de l’évolution) qui ouvre la perspective suivante : « Le mécanisme de l’évolution fait intervenir activement le milieu extérieur aussi bien que le milieu intérieur. »

Dans un tout autre ordre d’idées, J. Clark examine (p. 63 et suivantes) la « critique naturaliste dialectique » reclusienne des religions ; il souligne la reconnaissance par Reclus des apports spirituels à l’humanité qu’ont pu faire tant les anciens prophètes juifs que le Bouddha ou le jaïnisme ; cela lui vaut de (vertes) réprimandes de P. Pelletier... que nous n’approuvons pas car nous ne voyons pas là d’apologie déguisée de religions orientales, au contraire c’est même un passage où J. Clark critique le biocentrisme en le rapprochant du fanatisme auquel peuvent conduire les conceptions du jaïnisme ! Toutefois se pose une question qui vaudrait la peine d’être éclaircie pour l’avenir : à la hauteur spirituelle où se tient la philosophie planétaire de Reclus (et des grands théoriciens anarchistes), peut-elle éviter de rencontrer d’autres grandes morales universelles et intemporelles ? N’y a-t-il pas difficulté lorsque l’on veut définir une éthique destinée à guider des milliards d’êtres pour sortir de l’universel et de l’intemporel ? Une conception originale de Reclus sur le bonheur le définit comme finalité du progrès ; progrès consistant à contribuer au processus d’auto-réalisation collective, qui attribue à l’humanité la responsabilité gigantesque d’« aménager les continents, les mers et l’atmosphère qui nous entoure, cultiver notre jardin terrestre, distribuer à nouveau et régler les ambiances pour favoriser chaque vie individuelle de plante, d’animal ou d’homme, prendre définitivement conscience de notre humanité solidaire en faisant corps avec la planète elle-même » (et, au passage, J. Clark qui commente cet extrait comme exemple de pensée holistique, dit aussi qu’on peut trouver des exemples de holisme fasciste, ce qui montre assez qu’il n’est pas un dévot du holisme). On retrouve chez R. Passet une préoccupation parallèle dans sa recherche des finalités de l’homme (limitées au plan économique) : être ou avoir ? Et il en conclut :

« ... sinon, au plan de l’individu égocentrique, croissance de l’avoir devient destruction de l’être ; au plan social, le moyen est devenu fin, ce qui dissocie surpasse ce qui rassemble et la compétition pour le contrôle et la possession des moyens place l’homme en situation d’antagonisme radical... »

Les considérations exclusivement morales chez J. Clark lui font désapprouver le manque de condamnation morale de Reclus de la « propagande par le fait » du siècle dernier ; si ce rejet du terrorisme peut s’admettre et n’a pas fini de soulever les passions dans le mouvement anarchiste, qui semble ne pas en avoir terminé avec ce débat, la désapprobation non violente clarkienne s’étend jusqu’à « la reprise individuelle », voire aux ripostes individuelles violentes contre l’exploitation, le racisme ; sauf pour ce qui est des femmes (p. 133), seul groupe auquel il ne dénie pas un « droit de représailles » !

Quant à la critique reclusienne de la colonisation (Algérie), J. Clark et P. Pelletier oublient tous les deux un côté important du géographe anarchiste, son opposition à ce que Pierre George appelle « la géographie impériale », laquelle, emportée par le mouvement d’expansion colonialiste de l’époque, mettait sa science au service des gouvernements et des marchands. Et P. George de noter que « Reclus a été l’un des premiers à souligner cette contradiction » et que contrairement à Vidal de La Blache (un géorégionaliste), « Élisée Reclus,
par la publication de sa Géographie universelle, a éveillé une approche plus critique de l’organisation de fait du monde, mais il se heurtait à une pulsion psycho-politique, celle de l’exaltation de la supériorité acquise par l’Europe industrielle sur le reste du monde ». Façon pour Reclus, non pas de cracher dans la soupe de la science, mais de le faire dans l’utilisation officielle de celle-ci...

Et son héritage pour nous, à présent ? Clark, au sein d’une liste que l’on aura tout intérêt à consulter, relève une autre originalité de Reclus en tant que théoricien social qui, dans le processus de transformation sociale, met en place centrale l’Amour. Est-ce pour cela qu’il conclut, aussi mal que ce qu’il avait débuté, liberté, égalité, géographie... mais où est donc passée la fraternité, qui est une forme d’amour, non ?

On s’en tiendra là pour ce qui concerne les contradicteurs et les défenseurs d’élisée Reclus et de sa géographie sociale, mais on notera que dans sa communication aux Rencontres de Montpellier sur « La cité du bon accord », J. Clark nous a laissés sur notre faim, à cause de cette propension morale qui n’est pas cohérente avec sa pratique de la dialectique naturaliste.

Et qu’en est-il, non pas de ses héritiers, mais d’autres penseurs qui partagent certains des grands soucis de Reclus et qui pourraient compléter Bookchin ? Revenons-en à René Passet, à travers son livre l’économique et le vivant.

Il s’agit bien d’une pensée exigeante et féconde dans un domaine qui a toujours retenu la plus grande attention des anarchistes. Autant en ce qui concerne le rapport des hommes avec la nature, et en corollaire le mode de décision politique, le modèle maintenant bien connu de Murray Bookchin nous semble constituer la base de discussion commune, autant en matière de rapport avec le travail (moyen pour les hommes d’informer la matière en vue de fournir à leurs besoins et répondre à leurs désirs), il n’existe pas de théorie adoptée sans discussion par le milieu anarchiste. Il y a même selon nous un vide dans la pensée actuelle libertaire, surtout pour ceux qui cherchent un renouveau, une actualisation de cette pensée à la seule fin de présenter une alternative crédible – même si utopique – à l’ordre social dominant qui aujourd’hui prévaut mondialement. Raison de plus, s’il en fallait une, pour ouvrir un grand débat auquel ce texte se voudrait une contribution...

C’est donc l’intérêt majeur de ce maître livre, l’économique et le vivant, que d’essayer de remplir le vide dont nous parlions tout à l’heure ; il le fait en trois étapes : A. Poser les problèmes ; B. Dégager les enjeux et C. Définir la méthode.

A. Les théories économiques actuelles sont dépassées (classique et marxiste). Elles ne tiennent pas compte de l’évolution, étant prévues pour gérer la rareté à une époque où les conditions de vie de l’ensemble de la population étaient précaires.

Se limiter (comme le fait l’économie moderne) aux seuls domaines de la production et de l’échange ne peut que conduire à une vision fausse des événements ; instituer la monnaie (dollar par exemple) comme unité de mesure physique ne peut être opératoire dans un calcul se disant rigoureux.

Or, aujourd’hui, la puissance des appareils productifs génère de telles nuisances que se pose un nouveau problème, celui de la reproduction dans le temps des milieux naturels vivants.

B. Plus la vision de l’économie paraît limitée, plus elle cherche à imposer son primat dans la société et prétend régenter les conduites individuelles, et s’imposer comme critère surdéterminant dans les grandes décisions publiques. Alors qu’elle n’est qu’une sphère limitée, incluse dans l’ensemble des activités humaines (matérielles et spirituelles) ; cet ensemble étant lui-même sous-ensemble de la biosphère. C’est pourquoi, si l’économique obéit aux lois de la biosphère, la réciproque n’est pas vraie. Exemple : rapports de l’économie avec la biosphère en partant de la définition du travail de Proudhon, « action intelligente de l’homme sur la matière », cette action étant à double effet, de création d’ordre en prélevant des matériaux pour les transformer en utilités, soit les informer ; et de destruction d’ordre par rejet de matériaux résiduels après fabrication ou après utilisation, c’est à dire les déformer.

En prenant en compte temps et espace, le problème revient à :

« une espèce dominante peut compromettre la reproduction du milieu qui la porte, mais en même temps c’est une espèce consciente qui a la faculté de se penser et de prévoir les conséquences de ses actes au sein de ce milieu. »

N’y a-t-il pas un écho aux vues de Reclus sur la nature prenant conscience d’elle-même ? Et sur la responsabilité qui en découle ?

C. Il s’agit de prendre en compte en même temps les lois relatives à l’économique, au vivant et au monde inanimé.

Il faut donc une approche globale et un éclairage multidisciplinaire.

Il s’agit également de dégager les conditions minimales d’une reproduction du milieu, sans laquelle la question du bien-être cesserait vite de se poser.

Les hommes sont devant un défi majeur ; après avoir tiré le maximum d’une nature dont ils ne menaçaient pas l’existence, ces mêmes hommes sont conduits, en raison de leur efficacité économique, à repenser leur comportement dans le respect des lois qui gouvernent le monde. Accéder à la conscience cosmique ou disparaître, telle est la révolution mentale la plus considérable depuis le néolithique (A. Jacquard). Cela souligne à l’évidence les insuffisances manifestes des théories classiques, par comparaison avec les faits réels, ainsi que ce que l’auteur définit comme « le conflit », ou menaces induites par notre mode de développement contre les modalités d’ajustement de la biosphère. La solution à ce conflit passe, pour R. Passet, par une approche théorique préalable intégrant les phénomènes de la sphère économique et ceux de la biosphère qu’il qualifie de bio-économique.

Car c’est bien sur le pourquoi et le comment de nos actes qu’il faut s’interroger. M. Weber a souligné qu’en même temps que la poursuite des richesses matérielles le véritable objectif de réussite des hommes s’interprétait selon leur croyance religieuse, comme témoignage de la bénédiction divine et preuve du salut.

« 
Le suprême bien est de gagner de plus en plus d’argent et d’éviter strictement tout plaisir. »

Cependant l’abondance croissante des biens matériels, liée au développement du capitalisme industriel, va faire apparaître irrationnel le refus des satisfactions personnelles. Et les premiers classiques mettent au cœur de l’activité économique la recherche de l’utilité individuelle, la libre initiative ne se justifiant que dans la mesure où la convergence des intérêts individuels en fait le moyen d’aboutir au plus grand avantage collectif. La science se laïcise et la nature se substitue à Dieu, mais « la main invisible » n’est pas loin. Le tournant décisif est pris avec la nouvelle génération des néoclassiques, qui rejettent explicitement le problème de la détermination des fins en dehors du champ de la science économique et insistent sur le caractère purement subjectif et amoral des besoins. Sous prétexte de neutralité, on laisse libre cours aux valeurs dominantes du système existant, l’économie ne connaît plus que l’efficacité mesurée en termes monétaires. C’est le mieux-être lié au plus-avoir. Une certaine vision fétichiste de la croissance et du produit national en découle, qui nous suggère de considérer l’accroissement continu du PNB par tête comme la mesure et l’instrument de l’augmentation des satisfactions humaines. L’aboutissement logique de cette position se trouve dans le consumérisme des sociétés actuelles. Tout cela correspond parfaitement aux déterminismes d’un système essentiellement axé sur la reproduction et l’accumulation du capital financier.

Mais, à l’inverse, quelle serait la vraie finalité de l’homme ? La biologie comportementale nous montre que l’homme, comme tout organisme vivant, a pour finalité première de maintenir et reproduire sa structure, c’est-à-dire d’être physiquement. Pour ce faire, l’organisme développe ses activités informationnelles à cause de son système nerveux central, doté de deux grandes boucles rétroactives destinées à le réguler, l’une de l’intérieur (homéostasie restreinte), l’autre par rapport à son environnement (homéostasie généralisée). La satisfaction des besoins individuels, innés ou acquis, s’analyse alors en termes de rétablissement d’un équilibre momentanément compromis. Donc, d’un point de vue biologique,

« la finalité évidente du vivant est de maintenir et reproduire sa structure, c’est-à-dire d’être, et la recherche de l’avoir n’a de sens que par rapport à cette finalité. »

Mais, concernant l’homme, de quel être s’agit-il ? Les sciences de la vie nous proposent une deuxième série de réponses. Paradoxalement, c’est le social que nous trouvons en premier lieu dans l’individu ; dans le code génétique, où n’est inscrit qu’une faculté d’acquérir ; dans l’environnement, dont les contacts des premières années vont déterminer définitivement ce qui sera engrammé, grâce au langage ; dans le système nerveux de l’individu. Ce que l’homme rencontre d’abord en lui c’est « les autres » et, d’après Weisskopf, cité par Passet, il se produit ceci :

Les règles normatives, les valeurs et les attitudes liées à l’origine sociale sont intériorisées, peuvent influencer la pensée, les sentiments, les actes d’une personne, sans qu’elle en ait conscience ; l’intériorisation de tels systèmes de valeur et d’attitudes est un mécanisme qui permet à l’individu de se conformer par sa pensée, ses sentiments et ses actes aux exigences de la société lui facilitant l’accomplissement de son rôle social. Seule appartient en propre à chacun l’aptitude à combiner les éléments inscrits dans sa mémoire, de façon à construire des relations nouvelles non constatées dans le réel, c’est-à-dire l’imagination créatrice.

Être pour l’homme revêt donc les deux significations complémentaires de : maintenir sa structure et développer les facultés qui en découlent et exister « socialement » par rapport au groupe et à ses valeurs.

Or ces valeurs reflètent un certain état des rapports sociaux. Un conflit qui, dans les conditions normales de la vie sociale, ne peut se résoudre ni par la fuite ni par la suppression de l’adversaire, se réglera par l’établissement de rapports asymétriques de dominance du plus avantagé sur le plus défavorisé. De ces inégalités de pouvoirs découle l’établissement de relations hiérarchiques, concrétisées à travers une triple action d’influence, de coercition et de subordination ; ces hiérarchies trouvant à la fois leur support dans les institutions qu’elles engendrent et leur justification idéologique dans les systèmes de valeur qu’elles sécrètent.

On voit que cette vision (holistique) comporte une condamnation supplémentaire de la démarche (réductionniste) – toujours vivace dans certaines écoles de pensée (individualisme méthodologique, libéral, ou économique) – consistant à placer l’individu au départ de l’analyse afin d’aboutir au social...

Ceci permet alors à R. Passet de formuler certains principes d’organisation visant à penser divers modèles de développement ne compromettant pas la reproduction du milieu naturel qui nous porte. Lui-même soumet à l’examen un schéma d’organisation sociale (s’inspirant des solutions trouvées spontanément par les organismes vivants) qui se situe entre les deux modèles extrêmes de la société libérale « de marché » et de la planification autoritaire asservie à un centre unique de décision.

Sous la contrainte des deux lois suivantes du vivant, un système est autre chose que la somme des parties qui le composent, et l’interdépendance entre la reproduction de l’ensemble et celle de ses sous-systèmes, est posé le problème de l’interrelation à établir entre les finalités respectives des trois sphères économique, humaine et naturelle.

C’est aussi en constatant qu’aujourd’hui que l’illusion est de croire ou de faire croire que tout peut être réglé par le sous-système du marché, que la logique du marché ne peut assurer la reproduction du milieu naturel, et que la reproduction de la ressource humaine n’est pas d’avantage assurée ; il en vient donc à définir un principe d’économicité comme la couverture des coûts de l’homme. Pour le plus grand nombre, il sera vain d’y parvenir tant que le développement social restera subordonné au critère suprême de la rentabilité et de l’accumulation du capital. Il faut donc que l’homme occupe, dans le calcul économique, ce qui veut dire dans le pouvoir de décision, la place du capital. Ainsi :
- Si le pouvoir hiérarchique exercé par les travailleurs, rendu plus mobile, non héréditaire, accessible à tous sur des critères de compétence, et non réservé aux seuls possédants, se trouve transformé, il n’est pas pour autant appelé à disparaître ;
- Le syndicalisme, garant des intérêts spécifiques, conserve sa raison d’être, il ne doit perdre ni son indépendance, ni assumer des fonctions de gestion qui ne relèvent pas de sa mission ;
- Le pouvoir politique, ouvert à tous les citoyens, reste indispensable à tous les niveaux de la nation, pour définir le contenu d’un projet social ne se réduisant jamais aux seuls impératifs de la sphère productive.

Remettant l’économique à sa vraie place, celle d’un sous-système dont les finalités restent subordonnées au respect des régulations des systèmes englobants, R. Passet définit par là même pour toutes les ressources – et non pour le seul capital – les conditions minimales d’une reproduction à partir de laquelle peut se dégager le revenu véritable (celui dont on peut disposer sans altérer le patrimoine dont il est issu).

Toutefois un danger serait possible « si l’on impliquait la suprématie absolue du tout sur les parties, la subordination totale des individus à la collectivité ». Le problème n’est pas de savoir si on centralise ou si on décentralise tout, mais de déterminer ce qu’on décentralise ou centralise, et à quel niveau.

Le principe
de décentralisation par niveaux d’organisation
- A. Le principe paraît être que toute décision devrait être prise au et par le niveau d’organisation où elle développe ses conséquences.

L’application de ce principe nous conduit du point de vue économique le plus large, à distinguer trois types d’activités : a) celles qui par nature échappent à la logique du marché (biens collectifs, santé, sécurité, ) relèvent de toute évidence d’une certaine conception de l’utilité sociale, et doivent être prises par le pouvoir politique au niveau collectif concerné ; b) celles qui, mettant essentiellement en cause les agents individuels (consommateurs, commerçants, artisans), qui les prennent, ne sont pas de nature à infléchir le choix de finalité d’un niveau d’organisation plus élevé, et pour lequel il convient de laisser jouer l’initiative individuelle ; c) les activités, faussement individuelles enfin, pouvant donner lieu à formation d’un prix, paraissant relever de l’initiative privée et du mobile du profit (activités bancaires, sidérurgie, fabrication et vente de certains armements, etc.), mais qui, par leur importance et la masse des effets externes qu’elles entraînent, engagent en fait l’avenir de la collectivité et devraient de ce fait être soumises à la décision de cette dernière.

- B. L’accent étant mis sur l’inutilité de contraindre tout ce qui ne met pas en cause un niveau d’organisation supérieur, il semble qu’à partir du moment où la collectivité assure son contrôle sur les fonctions majeures dont dépend son évolution, le champ réservé à l’initiative privée reste considérable.

Sans doute y a-t-il là un critère de la décentralisation et du contrôle public ; c’est bien en effet de décisions prises par des agents individuels ou collectifs dotés d’autonomie et bénéficiant de moyens propres qu’il s’agit et non d’une simple déconcentration technique.

Les collectivités décentralisées sont tenues d’assurer un minimum de services dans les domaines prioritaires de l’éducation, de la santé, des transports collectifs, etc.

Mais l’État qui fixe les objectifs généraux, veille alors à ce que soit réalisée l’égalité des chances et des conditions entre citoyens, quel que soit le lieu géographique de leurs activités ou de leur résidence.

Le problème de la collaboration internationale, que l’extension du champ des interdépendances soulève chaque jour en termes plus impérieux, cesse alors de se poser sous l’angle général de la supranationalité (éloignant de plus en plus le pouvoir des citoyens) ; il se formule plutôt en termes de transfert de souveraineté, limité aux questions communes aux nations, et dont la solution exige la coopération de toutes.


Le bouclage
de l’information et le contrôle du bas vers le haut

Là encore le vivant sert de modèle :

« Dans le système fermé sur le plan de l’information-structure que représente un individu, tous les organes, tous les systèmes, toutes les cellules, toutes les molécules concourent au maintien de la structure. Au plan social, « être libre – a-t-il été dit dans une instance qui ne s’est pas signalée par son caractère subversif - c’est participer aux décisions. » (CNJP)

Ceci étant, la satisfaction de cette exigence par l’organisation socio-économique impliquerait :
- que l’information soit un bien commun largement ouvert à tous et non, comme c’est le cas aujourd’hui en France, comme un bien inaccessible au public, appartenant en propre aux organismes administratifs (pour ne pas dire aux corps ou aux castes) qui la recueillent ou l’élaborent ;
- que réciproquement, les niveaux décisionnels supérieurs se mettent en mesure de connaître les aspirations et les besoins des hommes concernés par leurs décisions ;
- que le pouvoir de décider appartienne aux populations concernées, dans tous les cas où elles possèdent l’information nécessaire et ne mettent pas en cause un niveau d’organisation supérieur ;
- que les agents individuels ou collectifs investis du pouvoir décisionnel à tous les niveaux de l’organisation soient démocratiquement désignés, et périodiquement révocables, par l’ensemble des populations qu’ils représentent, et donc soumis au contrôle de ces dernières.

On voit l’importance que peut prendre une nouvelle conception de l’acte de production à ce carrefour de l’histoire où nous sommes, carrefour où pour une partie de l’humanité se posent les vraies questions concernant l’homme ; questions qui se réfèrent à son être, sa place par rapport à l’ordre des choses, et ses relations avec la nature.

Pour en revenir à Reclus, son héritage, à travers l’image de la Terre entre les mains de l’Humanité personnifiée, nous indique notre responsabilité dans le destin de notre globe parallèlement à la réalisation d’une conscience unifiée. Son originalité, nous dit J. Clark, est de placer centralement l’Amour dans le processus de transformation sociale, l’amour pour ce qui est « l’autre », c’est-à-dire la nature comme les êtres vivants. En attendant un colloque spécifique, du genre de celui organisé sur la culture libertaire à Grenoble, je crois que nous serons d’accord avec la conclusion de René Passet (si ses thèses, elles, doivent faire l’objet de discussions) :

Seule peut donner un sens à l’acte de production, l’œuvre de vie qui se poursuit à travers l’espèce humaine...

Georges Matéos




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