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Nico Berti
Note d’histoire sur la Première Guerre mondiale
Article mis en ligne le 13 avril 1999
dernière modification le 13 avril 2010

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Cette note d’histoire, traduite par Jean-Manuel Traimond, paraît simultanément dans Réfractions et dans le n° 1 de la revue italienne Libertaria. Nous publions cette note parce que nous pensons qu’elle montre bien la position des anarchistes devant la guerre d’hier et celle d’aujourd’hui.

La Première Guerre mondiale divisa profondément le mouvement anarchiste international entre interventionnistes et anti-interventionnistes. Cette division constitue un chapitre significatif de l’histoire intellectuelle de l’anarchisme, même si l’interventionnisme anarchiste fut un phénomène négligeable en termes numériques, étant donné que la très grande majorité des militants de chaque pays se prononça clairement contre le conflit.

L’importance de cette division est d’ordre théorique, parce que les raisons avancées par les uns et les autres mettent en lumière une série de questions qui vont bien au-delà du seul problème de la guerre. En voici une liste possible :

I. La guerre pouvait-elle constituer une occasion révolutionnaire ?
II. était-il légitime d’un point de vue anarchiste d’affirmer l’équivalence des États en lutte, et donc de rester indifférent à la victoire des uns ou des autres ?

III. Les anarchistes étaient-ils contre la guerre parce qu’ils étaient pacifistes, ou parce que cette guerre avait été provoquée par des États ?
IV. Si l’on se déclarait pacifiste, ennemi de la violence et des armes, comment pouvait-on alors proclamer la nécessité et la justesse de la révolution ?

Voilà la toile de fond des prises de position dramatiques et antagonistes déclenchées par la Première Guerre mondiale. Le conflit entre opposants et partisans de la guerre se manifesta dès le début lorsque Kropotkine et d’autres figures importantes de l’anarchisme international (les Français Jean Grave et Charles Malato, les Suisses James Guillaume, Jacques Gross, Georges Herzig, Louis Pindy, Auguste Spichiger et Jean Wintsch, le Hollandais Christian Cornelissen, le Russe Varlan Tcherkesoff, l’Italien Amilcare Cipriani) déclarèrent que la France était le pays qui possédait la plus profonde tradition révolutionnaire, démocratique, laïque et républicaine. L’Allemagne, au contraire, représentait le principe opposé, la conception monarchique, dynastique et réactionnaire. Il fallait donc défendre à tout prix la France contre l’assaut allemand.

Malatesta s’opposa à cette interprétation et reprit dans une série d’articles la position anarchiste classique selon laquelle il n’y avait aucun sens à proclamer la lutte contre le danger d’une oppression extérieure, si l’on ne combattait pas avec une égale vigueur l’oppression intérieure. L’Union sacrée invoquée par les démocrates, les socialistes et les libéraux ne pouvait avoir aucune justification aux yeux des anarchistes, parce quelle n’était qu’un énième moyen trouvé par les classes dominantes pour se soumettre les masses sans renoncer à leurs privilèges. Il niait toute différence entre les régimes politiques allemand et français, et donc entre pays libéraux et pays réactionnaires ; les uns valaient les autres. S’il fallait à toute force noter une différence, celle-ci ne devait avoir qu’une nature utilitaire. On ne pouvait souhaiter la défaite de l’Allemagne que parce qu’elle ouvrirait plus de possibilités révolutionnaires en Europe, et certes pas parce que cette défaite signifierait le triomphe de la justice et de la liberté.

La position de Malatesta fut reprise dans un manifeste international paru en mars 1915 et signé des Russes Alexandre Berkman, Emma Goldman et Alexandre Schapiro, du Tessinois Luigi Bertoni, du Hollandais Ferdinand Domela Nieuwenhuis, de l’Américain Saul Yanowsky, des Italiens Emilio Recchioni et Carlo Frigerio, des Américains William Schatoff, Leonard Abbot, Joseph Cohen, Harry Kelly, Hippolyte Havel, les Anglais Thomas Keel, Lilian Woolf, George Barret, Henry Combes, des Espagnols Pedro Vallina et Vicente Garcia. D’autres, comme l’Allemand Rudolf Rocker, le Français Sébastien Faure ou l’Italien Luigi Fabbri ne signèrent pas parce qu’ils n’en eurent pas la possibilité, mais ils étaient parfaitement d’accord avec le contenu du document. Ce manifeste constituait une nette déclaration d’aversion totale envers la guerre, dénuée selon ses signataires de quelque justification éthique ou politique que ce soit. Ils repoussaient en conséquence la distinction kropotkinienne qu’avaient adoptée les anarcho-interventionnistes entre guerre défensive et guerre offensive.

Il était infantile de vouloir déterminer les responsabilités de tel ou tel gouvernement, parce qu’aucun des belligérants ne pouvait vraiment prétendre représenter la civilisation ou être en état de légitime défense.
La cause du conflit était de nature générale et découlait de l’existence du système d’exploitation économique et politique représenté par le capitalisme et l’État. La démonstration de cette simple vérité venait précisément du fait qu’il était impossible de distinguer entre États agresseurs et États agressés. La guerre était l’effet du militarisme, le militarisme l’expression des armées permanentes, et les armées à leur tour étaient les piliers matériels et défensifs des États. Comment était-il possible de penser que les choses auraient pu se passer autrement ? Le seul moyen d’empêcher une nouvelle boucherie et d’ouvrir la voie à une insurrection générale européenne était d’alimenter l’esprit de révolte des masses et des soldats.

Mais le point le plus dramatique de la fissure entre anarchistes interventionnistes et anarchistes non interventionnistes se situe en 1916 lorsque le fameux Manifeste des seize 1 apparut le 14 mars dans le plus grand organe de presse syndicaliste français, le journal parisien la Bataille. Pour comprendre la signification de ce texte, il faut rappeler qu’en 1915 l’Allemagne réussit à tenir des positions territoriales en Belgique et en France. L’opinion publique démocratique était donc convaincue que l’Allemagne entendait lancer une campagne démagogique pour la paix, avec pour objectif réel le maintien du statu quo et donc
de son avantage territorial acquis. Confrontés à cette perspective, qui aurait confirmé les conquêtes obtenues au dol de la France et de la Belgique, Kropotkine et quatorze autres anarchistes, parmi lesquels Jean Grave, Varlan Tcherkesoff, Jacques Guérin, Jules Moineau, Henri Fuss, Paul Reclus, Marc Pierrot, Charles Malato et Christian Cornelissen signèrent une Déclaration qui la rejetait totalement. On ne pouvait céder à ces sirènes allemandes intéressées, parce que cela aurait été légitimer une injustice, et que tout ce qui était arrivé auparavant, les morts, les massacres, les destructions, aurait été inutile. La guerre n’avait pas éclaté par hasard, mais résultait d’un plan de conquête méthodiquement suivi par les Allemands depuis le début de leur unification. S’il n’y avait en fait pas eu de conflit dans les décades précédentes, cela n’était dû qu’au fait que l’Allemagne n’avait pas estimé les circonstances favorables. Il était absurde par conséquent de se faire des illusions quant à ses intentions réelles, qui n’étaient certainement pas pacifiques et ne le seraient pas non plus à l’avenir. Et dans tous les cas, personne n’avait le droit d’accepter les conditions d’une paix inique. La guerre devait continuer jusqu’au retour de l’Allemagne dans ses frontières, sans aucune annexion.

Ceci n’est pas sans résonances atroces, si l’on considère que l’Europe était en guerre depuis deux ans et qu’il y avait déjà des millions de morts.
La déclaration rejetait le pacifisme absolu parce qu’elle mettait à la première place l’idée de justice, qui devait être au-dessus de celle de paix, qui n’était pas une valeur prioritaire.

Le texte peut paraître presque « truculent »2, mais il était moins injuste qu’on pouvait le penser parce que certaines raisons des signataires n’étaient pas aussi anti-anarchistes qu’il ne le semble à première vue. Il n’était pas anti-anarchiste de considérer que la paix est une valeur relative et donc que la guerre pouvait être acceptée, si sa continuation se justifiait par des valeurs plus hautes, la justice et la liberté. Et l’affirmation d’une idée de justice internationale par laquelle les agresseurs (dans ce cas l’Allemagne) seraient mis hors d’état de nuire n’était pas non plus anti-anarchiste.

Ce qui était anti-anarchiste était le fait, décisif, que la guerre demeurant l’expression de l’activité des États, appuyer les raisons morales du conflit signifiait alors renforcer celles, politiques, de l’institution première du principe d’autorité, l’État. De là, l’erreur de fond des signataires parce que, s’il était exact que les empires centraux étaient plus coupables que les autres dans le déclenchement du conflit, il était faux d’enlever toute responsabilité aux autres puissances, tout aussi impliquées dans la logique belliqueuse. Ainsi n’était pas injuste l’appellation qu’ils ont reçue d’« anarchistes de gouvernement ».

C’était une rupture dramatique et définitive. Pour Malatesta, même si l’on admettait que l’Allemagne était la seule responsable de la guerre, il était impossible de croire que s’allier aux gouvernements aurait permis de stopper le militarisme allemand. Seule une révolution populaire pouvait le faire. Dans le cas contraire, on finirait fatalement par devenir quelque chose de semblable à cela même que l’on combattait.

Nico Berti


notes :

1. Notons que ce manifeste ne fut pas signé par seize mais quinze personnes, même si l’on crut longtemps que le nom de la localité algérienne ( Hussein Dey ) où vivait l’un des signataires ( Antoine Orfila ) était un nom de famille.

2. « Truculento » (n.d.t.).




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