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Eduardo Colombo
Demandez l’impossible, c’est pas fini !
Article mis en ligne le 12 avril 1998
dernière modification le 12 avril 2010

En ces temps-là, quand les murs avaient la parole, un imaginaire anonyme et collectif s’exprimait sans contrainte laissant libre cours à son génie libertaire. C’était aussi un temps de barricades, éphémères blessures des villes remplies d’espoirs qui, si elles ferment toujours la rue, ouvrent quelquefois la voie.

Aujourd’hui, trente ans après, la vieille taupe (1) continue avec effort son travail souterrain, enfouie sous une couche de complaisances, pensée unique, réalisme politique, uniformité médiatique, tout ce qui constitue dans la répétition quotidienne cette épaisseur triste " d’une vie privée axée sur rien sinon sur elle même ", centrée dans " l’idiotie sans poids " (2) des affaires personnelles. Mais, comme le travail de la taupe n’est pas immédiatement visible, alors le tragi-comique des commémorations appelle à la scène publique des anciens de Mai, léninistes mal guéris ou libertaires recyclés dans les sièges de la députation, pour parler de Mai avec le discours convenu et normalisé. Quelques-uns, je suppose, avec un soupçon d’angoisse devant la possibilité d’entendre quelque malpropre leur demander d’expliquer ce que veut dire : élections, piège à cons. Les slogans peuvent avoir une force ravageuse.

Dans les années 70, un éditeur anarchiste avait imprimé une carte qui réunissait un portrait de Bakounine et une phrase d’André Breton : " En matière de révolte, nul n’a besoin d’ancêtres. "

C’est vrai. Mais nous sommes sur la terre que le flux de générations a labourée dans l’espoir et la douleur ; le travail de ceux qui nous ont précédés a déplacé l’horizon et amplifié pas à pas les limites du possible.

En ce joli mois de Mai, quand sur les murs de Paris fleurit un beau slogan : Soyez réalistes, demandez l’impossible, le génie collectif et anonyme n’a pas besoin de savoir que la main individuelle qui l’a fait naître avait condensé en quatre mots un paragraphe de Bakounine :

" C’est en cherchant l’impossible que l’homme a toujours réalisé et reconnu le possible, et ceux qui se sont sagement limités à ce qui leur paraissait le possible n’ont jamais avancé d’un seul pas. " (3)

Eduardo Colombo

 1. La vieille taupe est une image de la Révolution (ou de l’Esprit) qu’utilise Bakounine dans un premier essai publié en allemand : la Réaction en Allemagne (1842). Le marxisme a popularisé l’allégorie en la prenant sous la plume de Marx. Aussi bien Bakounine que Marx font allusion à un passage de Hegel qui cite la phrase d’Hamlet adressée à l’esprit de son père : " Bien dit, vieille taupe ! " (Shakespeare : Hamlet. Acte premier, scène V)
 2. Mots de Hanna Arendt : " La brèche entre le passé et le futur " in la Crise de la culture. Gallimard, Paris, 1972. pp. 11-12.
 3. Bakounine, Michel : l’empire knouto-germanique. Œuvres complètes. Champ libre, Paris, 1982, vol. viii (pp. 246-247). Comme cette citation est enlevée de son contexte voici quelques lignes qui complètent l’idée :
" ... l’édification de la science universelle, la compréhension de l’unité... (Ce but se trouve en contradiction flagrante avec l’impossibilité évidente pour l’homme de pouvoir le réaliser jamais.) [...] " et pourtant l’homme ne peut y renoncer et il n’y renoncera jamais. " [...] " Cette contradiction est dans la nature de l’homme, et surtout elle est dans la nature de notre esprit : armé de sa formidable puissance d’abstraction, il ne reconnaît et ne reconnaîtra jamais aucune limite pour sa curiosité impérieuse, passionnée, avide de tout savoir et de tout embrasser. Il suffit de lui dire : " Tu n’iras pas au-delà ", pour que, de toute la puissance de cette curiosité irritée par l’obstacle, il tende à s’élancer au-delà. " [...] " Cette immodération, cette désobéissance, cette révolte de l’esprit humain contre toute limite imposée soit au nom du Bon Dieu, soit au nom de la science, constituent son honneur, le secret de sa puissance et de sa liberté. C’est en cherchant l’impossible que l’homme a toujours réalisé et reconnu le possible, et ceux qui se sont sagement limités à ce qui leur paraissait le possible n’ont jamais avancé d’un seul pas. "


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