Hector Belascoaran Shayne était détective privé dans la mégalopole la plus vaste, la plus chaotique, la plus ahurissante et la plus vivante du monde : Mexico.
Un perdant-né, Hector le déjanté, mais pas du tout disposé à capituler, même si chaque nouvelle enquête lui vaut une ration de balles. Jusqu’à la dernière qui l’a laissé pour mort au beau milieu d’une rue de sa bien-aimée ville monstre.
Paco Ignacio Taibo II, Pit 2 pour les intimes, crut alors être délivré et pouvoir enfin s’occuper de l’avalanche d’idées qui lui croule sans cesse dans l’esprit.
Rien à faire, pourtant ; on l’a prié, à coups de graffiti sur sa maison, de lettres furibondes et d’appels téléphoniques anonymes, de reprendre le collier. Certains de ses amis lui ont même battu froid, comme s’il s’était rendu coupable d’un homicide involontaire. Rien certes de comparable aux persécutions qui se déchaînèrent à l’encontre d’Arthur Conan Doyle lorsqu’il fit trépasser Sherlock Holmes, mais les protestations allaient en s’amplifiant au fil des mois. Pit 2 s’est donc résigné à ressusciter Belascoaran, qui, d’ailleurs, était devenu dans l’intervalle héros de cinéma. On le retrouva borgne, boiteux et terrifié à l’idée de dormir seul ou de se promener dans la rue la nuit ; il donna alors naissance à ce Retour à la même ville, sous la pluie, qui est peut-être le meilleur roman de la série.
Tout ceci n’a pas empêché son créateur d’écrire près de quarante autres livres. Son roman historique l’éloignement du trésor a obtenu, en compétition avec des centaines d’œuvres en provenance de tous les pays hispanophones, le prix Planeta.
Sa biographie d’Ernesto Che Guevara, Sans perdre la tendresse, est parue récemment dans de nombreux pays. Il y a travaillé furieusement pendant des années. Elle se distingue des autres œuvres sur le « guérillero héroïque » tant par sa narration passionnée des faits quepour avoir rééquilibrée la place de l’homme Ernesto par rapport à celle du héros de légende.
J’ai connu Paco vers 1981, alors qu’il présidait le comité de rédaction du supplément culturel du magazine Siempre.
Cela se passait dans l’apocalyptique bureau de sa maison, obscurci par la fumée des Gitanes (ses cigarettes préférées) et envahi des bouteilles de Coca-Cola que Paco boit en quantité industrielle. Quelques mois plus tard toutes les personnes présentes seront licenciées, pour incompatibilité manifeste avec la ligne politique de l’hebdomadaire.
Paco savait pertinemment qu’il allait dans le mur, mais, tant qu’il a pu, il a ridiculisé les intellectuels décaféinés de la capitale mexicaine, les dinosaures syndicaux, les politiciens corrompus.
Son passage dans le monde universitaire n’a pas été plus tranquille : la faculté d’histoire de l’université nationale autonome de Mexico s’est demandé comment se débarrasser de lui dès le lendemain de sa nomination. Non pas parce qu’il se présentait aux réceptions officielles en maillot de corps, blue-jeans et Gitanes pestilentielles (qu’il remplaça dès qu’il put par d’encore plus fortes Nacionales cubaines), mais à cause de ses écrits journalistiques, si provocateurs et si corrosifs qu’ils firent de lui l’ennemi numéro un des doyens. Il partit quand le jeu ne l’amusa plus.
Ce n’est pas un hasard s’il préfère présenter ses livres (qui battent, à peine publiés, les records de vente) dans des caves où se retrouvent bandes métropolitaines et Lumpens du pire acabit ; des lieux sans conteste plus vivants et plus fascinants qu’un grand amphi. Il y a récemment rencontré un petit-fils de Pancho Villa, ce qui a donné lieu à un échange ému de dédicaces.
Il aime à répéter : « Si tu te bouges, ils ne peuvent pas te prendre en photo. » Ne jamais leur donner le temps de vous cataloguer, d’avoir barre sur vous. Et c’est pour cela que, dans une vaste production littéraire qui n’est pas près de ralentir, Paco touche à tous les genres et tous les sujets, avec toutefois une constante : une sympathie viscérale pour les anarchistes et les perdants de toutes sortes de batailles d’une part. Et d’autre part une ironie féroce à l’égard de tous les autoritarismes, quelle que soit leur couleur politique.
Quant à l’ennemi, il n’a guère de doutes à son sujet, c’est la police, décrite comme la plus dangereuse organisation criminelle qu’on puisse avoir la malchance de trouver sur son chemin, le point de rencontre des pires psychopathes de la société.
En 1968, Paco avait 19 ans et militait avec enthousiasme au sein du mouvement estudiantin. Tout finit dans le massacre de Tlatelolco, où l’armée et la police ouvrirent le feu sur une manifestation pacifique et déclarèrent la guerre à toute forme d’opposition. Des centaines de morts, un millier peut-être, le début du reflux pour beaucoup, de la clandestinité armée pour quelques-uns.
Cette expérience l’a profon-dément marqué : le 68 mexicain, sa rébellion totale et son immense richesse expressive, apparaissent souvent dans ses livres et jusque dans les romans les plus apparemment strictement policiers. Mais il a dû laisser passer plus de vingt ans avant de ressentir suffisamment de distance envers ces événements pour pouvoir en tirer un essai, laconiquement intitulé 68. « Comment cette magie a-t-elle pris forme ? D’où sortirent les trois cent mille étudiants qui arrivèrent au Zocalo (la grand-place de Mexico) le jour de la manifestation silencieuse ? Qui se trouvait derrière le portail du lycée numéro 1 lorsque les militaires tirèrent ce coup de bazooka ? Qu’y a-t-il d’exact dans les rumeurs qui tournent autour des noms des déserteurs et des suicidés ? Et où ont-ils jetés nos camarades morts ? » se demande Paco sur la quatrième de couverture. C’est à ces questions qu’il tente de répondre dans ce livre bref et douloureux, en cent seize pages de souvenirs amers.
Mais Pit 2 n’est pas le genre à macérer dans les blessures du passé. Il a été, il y a quelques années, au centre d’un scandale national lorsqu’il a dénoncé la réécriture de l’histoire mexicaine, à l’usage des puissants voisins du nord. C’est la réforme des manuels d’histoire des lycées qui est à l’origine de ce scandale. Paco les lut et découvrit que ceux qui défendirent la dignité et le droit du peuple à l’autodétermination en combattant, d’abord contre l’occupant espagnol, puis contre les envahisseurs yanquí, en avaient disparu. Il lui suffit de sonner l’alarme dans un quotidien pour soulever un tollé général. Ministres embarrassés à la télévision, professeurs balbutiants à la radio, directeurs de journaux qui ne savaient plus comment contenir les protestations de leurs lecteurs. Il fallut faire marche arrière et réadmettre les « parias anti-impérialistes » dans les manuels si grossièrement épurés. Il est singulier que ceci soit arrivé à l’instigation d’un écrivain qui, quoique l’un des plus lus et connus du Mexique, n’est pas mexicain de naissance.
En 1958, la famille Taibo décida de quitter l’Espagne et la ville asturienne de Gijón pour toujours et de s’installer à Mexico.
Enfant pendant la guerre civile, le père de Paco a grandi au centre de discussions qui divisaient sa famille entre socialistes et anarchistes, quoique tous fussent d’accord pour combattre franquisme et stalinisme. Après la défaite, Paco Ignacio Taibo senior, jeune écrivain et journaliste, se rendit vite compte qu’il n’y avait pas de place pour lui dans l’Espagne franquiste. L’unique moyen de fuir les persécutions et le chômage, dus aux idées qu’il n’avait jamais cachées, était d’émigrer de l’autre côté de l’Atlantique. Taibo senior s’affirma bientôt en tant que journaliste de télévision, mais dut passer à la presse écrite après quelques désaccords politiques avec les Berlusconi locaux. Il dirige à présent la section culturelle de El Universal, l’un des plus prestigieux quotidiens de la capitale, mais il est aussi connu en tant que romancier, critique cinématographique et auteur dramatique. Nombre de ses œuvres sont dédiées au thème de l’exil et à la sauvegarde de la mémoire collective et individuelle, contre l’oubli lié à l’histoire écrite par les vainqueurs.
Une nuit de 1966, Paco Ignacio Taibo fut réveillé par son fils homonyme, qui, alors âgé de dix-sept ans, frappait avec insistance à la porte.
« Papa, je suis en train d’écrire un livre.
– Ah bon ? Très bien ! mais pourquoi viens-tu me le dire à 2 heures du matin ?
– C’est que je ne sais pas de quel nom le signer.
– Bon, eh bien, écris-le d’abord, et après tu décideras du nom à utiliser. On en reparle demain. »
La famille entière dut calmer le fiston.
Cinq ans plus tard, Paco junior publiait son premier roman. Et, depuis, son père s’est vu contraint de signer les siens en ajoutant « I » à son nom, cependant que son fils est « II ». La compétition, en termes de volumes publiés, est en ce moment à égalité, avec quarante titres chacun.
Parmi les innombrables activités de Pit 2 se trouve l’Aiep, l’association internationale d’auteurs de romans policiers. Née en Amérique latine, elle s’est rapidement étendue aux États-Unis, au Canada, à ce qui était à l’époque l’Union soviétique, pour arriver enfin en Europe et au Japon. Ce qui unissait les auteurs qui y adhéraient était l’usage du roman noir ou policier pour dénoncer autoritarismes et réalités dégradées, pour traiter de thèmes sans cela censurables ou de peu d’intérêt commercial. Grâce à un roman d’action, on peut dévoiler abus, corruption et crimes d’État, et souhaiter bonne nuit aux bénignes énigmes des nombreux petits-enfants d’Agatha Christie.
Le Mexique est un terrain extraordinairement fertile en auteurs antiautoritaires. Taibo II en est le plus connu, celui qui peut se targuer d’avoir été traduit en au moins vingt-cinq langues et de voir systématiquement réédité dans son pays tout ce qu’il a écrit dans le passé. Mais le pays de Flores Magón et d’Emiliano Zapata, ce Mexique d’exilés et de rebelles irréductibles n’a jamais cessé de donner naissance à de nouveaux écrivains héritiers de ces idéaux.
Paco est peut-être le seul à faire souvent usage du terme « anarchiste » en parlant de lui, et il se peut aussi qu’il tende parfois à en élargir considérablement l’acception, mais beaucoup d’autres peuvent être considérés en un sens plus large comme libertaires, au-delà des déclarations d’intention. Carlos Monsivais, fin intellectuel éternellement contre, est considéré un peu comme le gourou des survivants aux massacres de 1968. Ses interventions écrites réussissent immanquablement à ébranler l’intelligentsia gouvernementale. Citons parmi les romanciers David Martín del Campo et Alain Derbez, cependant que José Agustín se montre libertaire dans ses œuvres bien qu’il n’en soit peut-être pas conscient. Son roman De profil a de toute façon confirmé sa réputation de porte-drapeau de la contre-culture et inauguré la littérature de la vague. Et puis il y a des jeunes doués, à la production encore limitée mais à l’engagement politique clair : Mauricio Schwarz, Juan Hernández Luna et Agustín de Gyves.
Enfin Vicente Leñero, représentant des chrétiens de gauche, est voisin des idéaux libertaires par des positions assez semblables à celles des sandinistes nicaraguayens, qui ont joint, à l’héritage de l’anarchisme latino-américain, le christianisme de la théologie de la libération.
Pour en revenir à Paco, il faut souligner que bien qu’il soit un écrivain de niveau international et donc tenté de se reposer sur ses lauriers, il ne perd pas une occasion de s’impliquer dans des luttes qui concernent un jour les petits vendeurs ambulants du marché à côté de chez lui, un autre les enfants de la rue victimes de rafles ; il est demeuré plus d’une fois des jours entiers à l’entrée d’une usine occupée, la tirelire à la main, à demander aux passants de soutenir les grévistes. Il a même, récemment, accompli une enquête fébrile sur un cas d’homicide et démontré que le garçon de dix-sept ans arrêté était en réalité innocent : il a écrit un livre, l’a publié à ses frais et a obtenu à la fin une révision du procès.
Un mystère demeure toutefois, au moins pour moi ; je n’ai pas encore compris comment il réussit à écrire en moyenne trois livres par an en dépit du mouvement perpétuel qui le fait bondir d’un coin de la planète à un autre un mois sur deux, de conférences en manifestations, d’invectives journalistiques en traductions de l’anglais, de meetings en réunions, de l’organisation de rencontres internationales à ses vagabondages dans les librairies du centre.
Et pourtant, qu’il soit à l’hôtel où chez lui, il ne passe pas la nuit à écrire, il dort. Si l’on excepte quelques réveils brusques dus à des menaces probablement policières.
Sa femme et sa fille savent quel est son secret, mais elles se contentent de secouer la tête en souriant : « Paco est capable de terminer un roman en trois semaines. Et, pour le méditer, il a tout le temps nécessaire en avion, en voiture, dans le métro... Certaines œuvres lui ont coûté un an ou deux, mais il en écrivait simultanément quatre autres. »
Une chose est certaine : il met moins de temps à les écrire que ses nombreux traducteurs à en donner les versions anglaise, française, allemande, italienne, russe, suédoise, portugaise...
traduit de l’italien
par Jean-Manuel Traimond