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La poésie, pour quoi faire ?

Barthélémy Schwartz

Article mis en ligne le 29 juin 2005
dernière modification le 1er juillet 2005

Ce texte est composé de trois articles qui ont paru respectivement dans le Monde libertaire (n° 1276, 2002) et dans la revue Oiseau-
tempête (n° 6, 1999 et n° 7, 2000). Ces textes ont été très sensiblement remaniés par l’auteur pour en constituer un seul, à considérer comme un tout.

1. Changer la vie, transformer le monde Les deux « problèmes » du surréalisme

La conception surréaliste des rapports de l’art et de la politique a été exprimée par André Breton dans Position politique du surréalisme (1935). Elle a été élaborée lors des tentatives d’action commune des surréalistes avec le parti communiste, dans la perspective de trouver un moyen d’agir avec lui dans le domaine de la culture et de la vie quotidienne. S’illusionnant sur la nature du parti, les surréalistes ont affronté la question de l’art et de la politique à partir des limites autoritaires imposées par les communistes (l’intellectuel comme spécialiste au service du parti, etc.). Les « positions politiques du surréalisme » ont été, ainsi, avant tout des solutions élaborées par les surréalistes pour faire accepter leur autonomie créative par le parti communiste, en tenant compte du fait majeur que l’exploration surréaliste du monde ne devait pas empiéter sur les choix politiques du parti. Changer la vie (l’exploration poétique du monde) et transformer le monde (l’action sociale) sont devenus les deux « problèmes » du surréalisme alors qu’à l’origine il était question de faire la révolution surréaliste du monde. [1]
Les surréalistes ont abordé ces deux « problèmes » de manière distincte : aux surréalistes le domaine culturel et aux militants celui de l’action sociale, chacun agissant de façon autonome dans son domaine spécialisé de compétence. C’est seulement de cette façon que les exigences du surréalisme pouvaient se concilier avec celles du parti communiste.

Les surréalistes ont rompu avec le parti stalinien en 1935, mais leur conception des relations de l’art et de la politique, fondée sur le partage des domaines de compétence entre spécialistes, est restée opérante pour le groupe par la suite.

Elle a été déterminante dans la rédaction du Manifeste

pour un art révolutionnaire indépendant de Breton et Trotsky (1938). Elle l’a été aussi après la Libération, quand dans les années 50 les surréalistes ont contacté la Fédération anarchiste (le groupe Fontenis) pour collaborer au Libertaire [2]
 ; quand dans les années 60, après la mort de Breton, ils ont fait le voyage à Cuba (1967) ; et quand dans les années 70, toujours pour les mêmes idées d’action commune, le groupe surréaliste réuni autour de Vincent Bounoure a renoué avec les trotskistes [3] Ainsi, tout en valorisant les idées libertaires dans le domaine de la création, les surréalistes ont été attirés dans le domaine politique par des formations qui exprimaient des conceptions autoritaires de la critique sociale : les bolcheviques (communistes et trotskistes), d’une part, et les anarchistes partisans d’une conception autoritaire de l’organisation (le groupe Fontenis), d’autre part.
Rien ne montre mieux cette attirance magnétique des surréalistes que l’histoire de l’auto-dissolution du groupe en 1969.

Surréaliste entre 1954 et 1969, Alain Joubert montre dans son livre, le Mouve-ment des surréalistes ou le fin mot de l’histoire [4] comment le groupe surréaliste, entraîné par Jean Schuster et quelques autres, a participé dans les années 60, à la grande parade en faveur du capitalisme d’État rajeuni (Algérie, Cuba, Vietnam, etc.). Il montre aussi la profondeur du désintérêt de la plupart des surréalistes pour les questions politiques. Il montre enfin comment une minorité au sein du groupe, politiquement proche de Benja-min Péret, réfractaire au capitalisme
d’État (même rajeuni) a été constamment la cible d’un conflit interne visant à l’exclure, par des moyens bureaucratiques et autoritaires, dont l’unique victime aura été le libertaire Jehan Mayoux, exclu sans débat en 1967.

On a souvent dit que Mai 68 avait été imprégné de l’esprit surréaliste. Ce que montre Alain Joubert, c’est qu’il a fallu attendre Mai 68 pour balayer au sein du groupe surréaliste le formalisme bureau-cratique et l’absence de discussion collective qui régnait depuis la mort de Breton.

« Tous les “programmes de transition“ de la politique spécialisée, écrit Alain Joubert, devaient être rejetés et la subversion permanente de la vie quotidienne proclamée. Cette dernière phrase dérive à peine des textes situationnistes du milieu des années 60. Ne croyez-vous pas qu’elle correspond absolument à ce que, sur le plan politique, le surréalisme aurait dû exprimer à ce moment-là, au lieu de se complaire en des contacts douteux avec de médiocres analyses ? [...] Soyons clair : le rôle du surréalisme était alors - est toujours - de porter l’espoir en avant, comme la poésie ; pas les valises vides des révolutions bidon. » (p. 219)
Mais la généreuse utopie surréaliste qu’Alain Joubert a défendue avec ses amis n’a jamais pu émerger au sein du groupe surréaliste dans sa dernière période, elle a au contraire été la cause de l’auto-dissolution tragi-comique du groupe surréaliste français en 1969, qui a terminé en farce ce qui a été le drame constant du surréalisme.

2. Dérive d’avant-garde

Le surréalisme a donné sa forme première à l’avant-garde artistique radicale, durant sa période de l’entre-deux-guerres : un groupe radical, agissant essentiellement dans le domaine de la culture et de la vie quotidienne, se présentant comme laboratoire d’expériences radicales dans le domaine du sensible, à
partir duquel sont discutés les projets utopiques qui détermineront, en partie, la société future non capitaliste.

Dans cette conception, où l’avenir de la société est sensé se réfléchir dans les expérimentations de l’avant-garde artistique radicale, la révolution est envisagée comme une alliance des avant-gardes :
à l’avant-garde artistique le domaine de la culture et de la vie quotidienne ; à l’avant-garde politique celui de la réorganisation économique, politique et sociale de la société future. Dans cette division avant-gardiste des tâches, l’égalité des droits est déjà en fait un marché de dupes, l’avant-garde artistique est déjà dépendante du parti de l’avant-garde politique : en 1938, dans le manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant qu’il rédige avec Léon Trotsky, André Breton revendique au nom des surréalistes un régime anarchiste pour la culture à l’intérieur d’un régime centralisé de production :

« Si, pour le développement des forces productives matérielles, la révolution est tenue d’ériger un régime socialiste de plan centralisé, pour la création intellectuelle elle doit dès le début même établir et assurer un régime anarchiste de liberté individuelle. Aucune autorité, aucune contrainte, pas la moindre trace de commandement ! Les diverses associations de savants et les groupes collectifs d’artistes qui travailleront à résoudre des tâches qui n’auront jamais été si grandioses peuvent surgir et déployer
un travail fécond uniquement sur la base d’une libre amitié créatrice, sans la moindre contrainte de l’extérieur. »
 [5]

Mais penser que la dictature du parti préservera un territoire d’anarchie au domaine de la création est une illusion avant-gardiste, et le surréalisme ne peut s’en remettre, sur ce point, en dernière instance, qu’à la bonne volonté du parti.
De plus, cette distinction entre régime d’anarchie pour les uns (la liberté sans frein et les tâches grandioses pour les scientifiques et les artistes) et régime de plan centralisé pour les autres, esquisse déjà en creux toute une conception de la société future, et de sa future division du travail, que les surréalistes n’ont peut-être pas perçue comme telle alors, mais que les projets de l’avant-garde politique promettaient déjà.

L’avant-gardisme artistique radical, vécu sous une forme caricaturale et grotesque par les lettristes, est présent dès les premiers jours de l’Internationale situationniste et donne son ton aux
activités du collectif jusqu’au début des années 60. Durant cette période, les situationnistes explorent les limites
d’une position avant-gardiste dans la culture (systématisée par Constant et l’urbanisme unitaire), à une époque où le capitalisme a retrouvé une croissance économique et changé dans sa forme (capitalisme d’économie mixte) ; mais ils explorent aussi le dépassement de cette position avant-gardiste en découvrant les courants non autoritaires de la critique sociale, comme Socialisme ou Barbarie (itinéraire de Debord, de Vaneigem, etc.). C’est cette période qui est abordée ici.

L’urbanisme unitaire
comme projet avant-gardiste

« L’art intégral, dont on a tant parlé, ne pouvait se réaliser qu’au niveau de l’urbanisme. » [6]
Les situationnistes partent d’une
critique de l’art moderne, mais faite d’un point de vue avant-gardiste : c’est à
partir des conclusions de l’art moderne qu’ils élaborent leur projet. Considérer, comme ils le font, l’art moderne comme l’expérience historique du langage poétique s’autodétruisant en tant que moyen d’expression et de communication n’est vrai que du point de vue de l’art moderne. Celui-ci n’a abordé la question de l’expression poétique que dans les limites de la forme artistique, comme moyen d’expression à l’intérieur de la société capitaliste et de sa division du travail.

L’art moderne n’a aucunement épuisé cette question, les solutions qu’il a pu expérimenter ne sont viables que dans
 et pour - la société qui l’a produit. De
ce point de vue, la question de l’expression est toujours ouverte. Les meilleurs moments de l’art moderne ne sont que des ersatz d’expression poétique ; au mieux, ils indiquent par défaut ce qu’elle pourrait être, si elle n’était pas parlée par un mais par tous, dans des rapports sociaux autres que ceux déterminés par l’exploitation capitaliste. Dans cette perspective utopique, ce sont les surréalistes qui ont tenté, certes avec toutes les limites qu’elles comportaient, les expériences les plus riches. Prétendre que l’art moderne a épuisé la question de l’expression et qu’il faut désormais passer à autre chose est un raccourci d’avant-garde.

Le projet d’art intégral situationniste, l’urbanisme unitaire, est cependant élaboré à partir de cette critique avant-
gardiste de l’art moderne. Pour les situationnistes, il ne s’agit plus de produire,
à partir d’expressions poétiques individuelles dont l’art moderne aurait montré, selon eux, la faillite, des spectacles passifs - tableaux, dessins, sculptures,
etc. -, mais, au contraire, de construire des zones d’ambiances dans lesquelles les individus qui les traverseront seront des « viveurs » (et non plus des spectateurs passifs) :
« Il n’y a pas, pour des révolutionnaires de possibles retours en arrière. Le monde de l’expression, quel que soit son contenu, est déjà périmé. »«  [7]

Il s’agit de réorganiser l’espace urbain, à partir de l’emploi collectif de tous les moyens artistiques traditionnels jusque-là au service de l’artiste individuel, dans la perspective d’une libre intervention des gens sur leur propre environnement modifié. Mais, dans la conception de
l’urbanisme unitaire, l’utopie du projet annonce déjà le vice avant-gardiste
qui s’y cache, et qui en modifiera l’application :
« L’urbanisme unitaire n’est réalisable qu’avec les moyens situationnistes. » [8] (Je souligne)

Car c’est à l’avant-garde artistique radicale qu’il revient d’élaborer l’urbanisme unitaire, dans ses esquisses préparatoires mais aussi dans ses applications ultérieures à la société future. L’idée principale de l’urbanisme unitaire est que le comportement social est lié à l’environnement et au décor, et qu’il faut modifier ces derniers dans un sens passionnel, de façon à intervenir directement sur l’affectivité des individus :
« La direction réellement expérimentale de l’activité situationniste est l’établissement à partir de désirs plus ou moins nettement reconnus d’un champ d’activité temporaire favorable à ces désirs. Son établissement peut seul entraîner l’éclaircissement des désirs primitifs, et l’apparition confuse de nouveaux désirs dont la racine matérielle sera précisément la nouvelle réalité constituée par les constructions situationnistes. » [9](Je souligne)

Dans cette réorganisation situationniste de l’environnement, certes projetée dans une perspective utopique, il s’agit, en définitive, de « construire » de façon « délibérée » une situation sociale. Cet aspect volontariste de la théorie de l’urbanisme unitaire est déjà présent dans le premier manifeste situationniste, Rapport sur la construction des situations... de Guy Debord :

« Le développement spatial doit tenir compte des réalités affectives que la ville expérimentale va déterminer. » [...] « Nous devons construire des ambiances nouvelles qui soient à la fois le produit et l’instrument de comportements nouveaux. » [...] « Nous devons mettre au point une intervention ordonnée sur les facteurs complexes de deux grandes composantes en perpétuelle interaction : le décor matériel de la vie ; les comportements qu’il entraîne et qui le bouleversent. »
 [10]

Le comportement social n’est pas encore vu comme le produit d’un rapport social. En Mai 68, ce sera le mouvement social qui créera la situation, et non l’avant-garde.

Comment déterminer les nouveaux comportements affectifs qui seront induits par l’urbanisme unitaire ?

« La conception que nous avons d’une “situation à

construire” ne se borne pas
à un emploi unitaire de moyens artistiques concourant à une ambiance, si grandes que puissent être l’extension spatio-temporelle et la force de cette ambiance. La situation est en même temps une unité de comportement dans le temps. Elle est faite de gestes contenus dans le décor du moment. Ces gestes sont le produit du décor et d’eux-mêmes. Ils produisent d’autres formes de décor et d’autres gestes. Comment peut-on orienter ces forces ? » [11] (Je souligne)

Les situationnistes s’intéressent, de près, aux techniques modernes de conditionnement social. Ils lisent le Viol des foules par la propagande politique de Serge Tchakhotine,
« à propos des méthodes d’influence employées sur des collectivités par les révolutionnaires et les fascistes »,
et considèrent les techniques de persuasion collective comme des exemples d’usage répressif de construction d’ambiance. [12] L’art libre, dans l’avenir, c’est pour eux un art
« qui dominerait et emploierait toutes les nouvelles techniques de conditionnement ». [13] (Je souligne)

Le lien qu’ils perçoivent entre un usage répressif et utopique de ces techniques est concurrentiel :
« Il faut comprendre que nous allons assister, participer à une course de vitesse entre les artistes libres et la police pour
expérimenter et développer l’emploi de nouvelles techniques de conditionnement. »
 [14]

Si les situationnistes conçoivent que leurs expérimentations peuvent en cas d’échec contribuer à un renouvellement du conditionnement social capitaliste, ils ne voient pas encore que les projections utopiques d’un urbanisme unitaire, conçues d’un point de vue avant-gardiste, peuvent également esquisser de nouvelles formes de conditionnement social adaptées, cette fois, à la société future non capitaliste.
Ce souci de s’approprier les moyens techniques de l’époque est constant chez les situationnistes. Mais s’il s’agit d’acquérir les techniques modernes en cours, il ne s’agit pas encore pour eux de remettre en question l’existence même de ces instruments capitalistes. Ici aussi, la critique présente en creux sa conception de la société future :
« Nous parlons d’artistes libres, mais il n’y a pas de liberté artistique possible avant de nous être emparés des moyens accumulés par le xxe siècle, qui sont pour nous les vrais moyens de la production artistique, et qui condamnent ceux qui en sont privés à n’être pas des artistes de ce temps. » [15] (Je souligne)

Sans voir que ces moyens ne sont rien d’autres que ceux produits par le capitalisme dans le cadre de sa division du travail, pour une finalité sociale déterminée par lui. Cette conception avant-gardiste de l’urbanisme unitaire (« terrain d’expérience pour l’espace social des villes futures »16) [16] perceptible dès la constitution de l’IS, est systématisée par Constant, avec la spécialisation et l’autoritarisme implicites qu’elle entraîne. La théorie de l’urbanisme unitaire prévoit
la libre intervention des gens sur leur propre environnement comme finalité, mais pour les situationnistes - « explorateurs spécialisés du jeu et des loisirs » [17] - il a déjà été décidé que l’urbanisme unitaire était
« contre la fixation des personnes à tels points d’une ville » ; ou « opposé à la fixation des villes dans le temps ». [18] (Je souligne)
Dans la société future, l’avant-garde se réserve de façon unilatérale l’application de son projet : les
« ambiances seront régulièrement et consciemment changées, à l’aide de tous les moyens techniques, par des équipes de créateurs spécialisés, qui seront donc situationnistes de profession ». [19] (Je souligne)

C’est le mouvement social qui fait la situation, pas l’avant-garde

Le premier contact des situationnistes avec Socialisme ou Barbarie se fait, du point de vue situationniste sous la forme classique de l’avant-garde artistique radicale. Daniel Blanchard (membre de S ou B sous le nom de Canjuers) rappelle son premier contact avec Guy Debord :
« Dans un restaurant de la rue Mouffetard, le 20 juillet 1960, nous avons mis la dernière main à ce que nous aurions aimé voir comme un protocole d’accord entre l’avant-garde de la culture et l’avant-garde de la révolution prolétarienne. » [20] (Je souligne)
Mais, très vite, les apports des courants non autoritaires de la critique sociale, qui leur ont fait découvrir les conseils ouvriers apparus en Hongrie en 1956, vont remettre en question, chez
les situationnistes, la conception avant-gardiste artistique radicale. Comme insiste justement Daniel Blanchard :
« Ce n’est pas à force de lire Hegel, le jeune Marx ou Lukacs que Debord a réussi à s’arracher à la malédiction que le stalinisme et la bureaucratisation des organisations ouvrières faisaient peser sur le mouvement révolutionnaire. Ce sont les ouvriers hongrois insurgés et formés en conseils qui ont levé cette malédiction, du moins pour ceux qui étaient prêts à les entendre. » (idem).
Alors que l’avant-gardisme artistique radical est lié aux conceptions autoritaires de la révolution, et qu’il est surtout riche de projets de conditionnement social futurs et de divisions en classes, c’est à partir d’une critique faite d’un point de vue non autoritaire que les situationnistes ont abandonné leurs rêves de constructeurs d’ambiance spécialisés. Désormais, pour eux, ce n’est plus l’avant-garde qui préparera la situation, mais le mouvement social, ce que Mai 1968 confirmera. De Mai 1968, les situationnistes écriront plus tard avec
justesse :
« Ce mouvement était la redécouverte de l’histoire, à la fois collective
et individuelle, le sens de l’intervention possible sur l’histoire et le sens de l’événement irréversible, avec le sentiment
du fait que “rien ne serait plus comme avant” ; et les gens regardaient avec
amusement l’existence étrange qu’ils avaient menées huit jours plus tôt, leur survie dépassée. »
 [21]

3. Il n’y a pas que l’odorat qui est sous-développé chez l’homme civilisé par le capitalisme

Les artistes de l’art moderne, comme ceux de l’art d’économie mixte (cet art qui n’est contemporain que de son époque), n’ont abordé la question de l’expression poétique que dans les limites de la forme artistique, c’est-à-dire à l’intérieur du cadre d’expression culturelle fixé par la société capitaliste et sa division du travail. Même animés, dans les franges marginales et radicalisées, d’esprit utopique et insérant leurs débats dans la perspective plus large d’une critique radicale de la société, les artistes n’ont aucunement épuisé la question de l’expression poétique. Cette question est à notre époque toujours ouverte ; à condition d’être discutée en dehors des cadres artistiques, de la même façon que toutes les questions liées à la vie quotidienne et à la société ne peuvent l’être qu’en dehors des cadres réifiés, que sont la philosophie, la sociologie, la citoyenneté, etc.

Dès les années 30, le surréaliste tchèque Karel Teige faisait remarquer que dans une société nouvelle non capitaliste :
« La poésie que tout le monde fera ne ressemblera certainement plus à la poésie des époques antérieures, aux vers livresques, ni à la peinture ou à la sculpture d’aujourd’hui, qui sont déterminées dans leurs moyens d’expression et leurs techniques par une extrême spécialisation, un professionnalisme indispensable à la production artistique et par un appauvrissement extrême des expériences vitales collectives. » [22]De ce point de vue, les meilleurs moments de l’art du xixe et du xxe siècle (marginaux et radicaux) n’approchent que de façon très allusive ce que pourrait être le paysage des rapports humains dès lors que la poésie serait parlée par tous
et non seulement par quelques-uns (Lautréamont) ; intégrée dans la vie quotidienne de chacun comme moyen élargi d’expression et de communication, et non constituée de façon unilatérale comme spectacle social, à partir de la dépossession de chacun de ses propres possibilités d’expression, poétique ou non, comme c’est le cas jusqu’à aujourd’hui.

Les expériences poétiques que chacun de nous peut expérimenter dans sa vie quotidienne voient leur forme et leur contenu imprégnés par les rapports sociaux dominants, modelés par les conditions sociales d’expression capitaliste, de sorte qu’elles se développent de façon atrophiée dans cet environnement social. Tout en tachant de nous situer en dehors des schémas de spécialisation du langage dans lesquels on tente avec persévérance de nous contraindre, nous nous exprimons, dans ce contexte, avec difficulté dans un langage approximatif, et comme des aveugles aux mains coupées s’adressant à des sourds-muets. Le langage n’est pas « donné », il s’acquiert socialement dans les conditions réelles d’existence, et ces conditions sont hostiles. L’expression poétique à notre époque - quels que soient les moyens utilisés, image, poésie par les mots, musique, expression corporelle, film, etc. - n’a de sens, d’un point de vue radical, c’est-à-dire à partir du moment où on inscrit son itinéraire dans la perspective d’une transformation radicale du monde, qu’en tant qu’esquisse utopique d’un langage poétique à venir, car le rapport social non capitaliste sur lequel ce langage se fonde n’existe pas encore.

L’image en soi,
l’image pour soi, l’image pour eux

L’image poétique (tableau, dessin, poème, etc.), telle qu’elle se présente publiquement dans notre société, lors d’expositions par exemple, n’apparaît jamais en soi dans sa neutralité d’objet, les rapports sociaux déterminent le regard et
la façon de l’appréhender ; ils en transforment le sens et la forme. Le contenu de l’image poétique n’est pas seul en jeu (une image peut-elle être subversive
en soi ? n’importe où ? avec n’importe qui ?), l’image est placée dans un environnement social, qui est lui-même à
la fois le décor dans lequel évoluent des individus et une construction sociale qui détermine leur perception, leur rapport aux autres, aux objets et aux images, à
la nature. Rappelons, ici, les circonstances qui ont amené le surréaliste André Breton à cesser définitivement toute activité avec Paul éluard :

« À mon retour [du Mexique, en 1938], j’eus la stupéfaction de l’entendre alléguer qu’une collaboration [à la revue stalinienne Commune] n’impliquait de sa part aucune solidarité particulière, qu’il en était venu à se persuader qu’un poème de lui se défendait n’importe où, de par ses qualités intrinsèques, si bien qu’au cours de ces derniers mois, non moins volontiers qu’à Commune, il avait collaboré à des publications fascistes -
ce sont les termes qu’il employa - en Allemagne et en Italie. Je me bornais
à lui faire observer qu’une telle attitude impliquait de sa part la dénonciation de toute espèce d’accord passé entre nous et rendait toute nouvelle rencontre inutile. Depuis, nous ne nous sommes jamais revus. »
 [23]Faire abstraction des rapports sociaux capitalistes qui génèrent cette société,
et dans lesquels chacun est pris, amène
à exagérer en retour la force supposée,
en soi, de l’image poétique considérée comme subversive ; or celle-ci ne tire pas uniquement sa présence sociale de la force attractive de son contenu propre, mais aussi et surtout des rapports sociaux qui la signifient. Ceux-ci agissent dans tous les moments de notre vie, dans la façon que l’on a d’appréhender la créativité, dans le rapport à notre propre capacité d’expression poétique (généralement refoulée, mais tout est fait pour cela), comme dans notre perception de la créativité des autres. On ne peut ignorer cet aspect de la question, à moins d’ignorer les conditions de sa propre production sociale, et l’étendue de son aliénation. Quand les questions de la critique radicale du capitalisme (social, économique, vie quotidienne, etc.) n’entraînent plus de conséquence immédiate dans la vie quotidienne des individus, ceux-ci perdent la vision des conditions de production et de communication de leur propre expression poétique.

Cela a un lien avec les difficultés à penser les relations dialectiques entre l’expression poétique et la contestation sociale, en les considérant comme agissant chacune dans des secteurs séparés. Ce qui fait dire, par ailleurs, à André Breton :
« Mais les problèmes de l’art et ceux de l’action sociale restent dramatiquement distincts, je dis dramatiquement pour ceux des artistes authentiques qui hors
de leur spécialité sont assez conscients pour se définir sur le plan social comme
révolutionnaires. » [24]La question de l’expression poétique, n’est, pourtant,

qu’un aspect parcellaire d’une misère plus générale qui englobe la totalité de notre vie quotidienne, dont les conditions de vie nous sont imposées arbitrairement. À partir du moment où on intègre la question de l’expression poétique parmi toutes les autres questions essentielles de la vie quotidienne
et sociale, les « problèmes de l’art et ceux de l’action sociale » cessent d’apparaître comme distincts. On ne peut séparer artificiellement, en effet, l’exploration poétique du monde des conditions de vie sociales et objectives que le capitalisme nous contraint à accepter comme règles normales de vie, autrement, les explorations de nouvelles perceptions et d’expressions poétiques, le « fonctionnement réel de la pensée », ne sont rien d’autres que du jeu, de l’art ou de la recherche littéraire. On connaît le mot, célèbre depuis Mai 1968, du situationniste Raoul Vaneigem :
« Ceux qui parlent de révolution et de luttes de classes, sans se référer explicitement à la vie quotidienne, sans comprendre ce qu’il y a de subversif dans l’amour et de positif dans le refus des contraintes, ceux-là ont dans la bouche un cadavre. » [25]
Il faut bien sûr ajouter : et vice-versa.

Rien n’est séparé,
tout se mène de front

Le mouvement réel de la contestation individuelle ou collective modifie le rapport à l’expression poétique des individus, les moments de contestation sociale sont aussi les moments où les gens se réapproprient leur propre créativité : où celle-ci, bien qu’apparaissant de façon tout à fait nouvelle dans leur vie, semble pourtant avoir toujours existé comme une évidence (on change la vie en transformant le monde). La critique de l’ordre parental, pour prendre un exemple plus quotidien, quand celui-ci exprime l’aliénation capitaliste à l’intérieur de la cellule familiale - cellule de reproduction de l’aliénation et d’apprentissage de la soumission à l’ordre social -, fait partie des éléments constitutifs de formation de l’individu autonome en rupture. Elle participe de la prise de parole individuelle pour apprendre à s’exprimer en son nom propre, et cesser de parler dans le langage de l’autorité pour n’exprimer, finalement, que les idées de sa propre soumission. Cela a à voir aussi avec les facultés d’expression poétique. Si on peut s’exprimer poétiquement tout en restant soumis à l’autorité familiale et vivre cette soumission comme un calvaire - la poésie n’a pas de « potentiel émancipateur » en soi, voir l’exemple de Paul éluard plus haut -, en revanche, dans le mouvement réel de la rupture avec l’ordre parental on peut découvrir un rapport nouveau à l’expression et à l’action, et découvrir dans l’action réelle de la rupture un potentiel émancipateur à la poésie, une poésie qui se révèle ainsi dans l’action. La première école de formation à l’aliénation vécue est aussi une des premières écoles de subversion.

La créativité ne se sépare pas de la
vie quotidienne, la résistance sociale non plus. Bien que tout nous entraîne à trouver naturel de penser les choses de façon séparée et de les vivre de la même manière : le rêve, le sommeil, l’exploitation par le travail, la lutte contre le travail, l’imaginaire, la critique de la société, les faux loisirs, la poésie, l’amour, la sexualité et sa misère, la pauvreté des différents moments de la vie ou leur beauté, bref, les différents moments de résistance que nous opposons à la domination sociale comme les explorations poétiques que nous faisons chaque jour, se mènent de front dans l’action quotidienne, à des échelles d’intensité différentes selon les individus, les contextes, les désirs et les possibilités. C’est par fossilisation de la pensée que certains se spécialisent dans des moments concrets, mais cloisonnés, de la résistance à l’aliénation - à lui la poésie, à elle l’économie et le social, à
toi l’agitation. Il y a une perte considérable entre l’unité des activités de résistance que chacun peut opérer dans l’action quotidienne, et celles qu’il met en œuvre dans des actions collectives lorsque celles-ci sont organisées dans une conception spécialisée de la critique radicale du capitalisme.

Certains conservent l’art de façon plus ou moins indifférenciée, d’autres le rejettent en bloc avec l’expression poétique ; en fait, on commet la même erreur en rejetant l’expression poétique avec l’art, qu’en ne condamnant pas l’art comme catégorie et comme pratique sociale. Le rejet de « l’art » des questions de la contestation sociale va généralement de pair avec le fait que l’expression poétique est identifiée à tort à l’art, de sorte qu’elle n’est jamais discutée que dans les termes artistiques réifiés fixés par la société
capitaliste, avec lesquels elle n’est pas seulement assimilée mais surtout niée. En considérant le monde comme un tableau, les artistes contribuent à réconcilier la vie concrètement vécue avec la représentation idéologique de la vie ; il
s’agit, au contraire, de transformer radicalement cette réalité à laquelle on est soumis, et la question de l’expression poétique, comme toutes les autres questions de la vie quotidienne, y participe ; de la même façon, qu’inversement, l’art contribue concrètement à la réalité sociale aliénée que nous vivons chaque jour (exemple, les difficultés à concevoir la créativité en dehors des schémas artistiques). La critique radicale est tout autant une critique des formes de la conscience sociale propres à notre époque qu’une critique de ses rapports matériels de production, parce que ces derniers ne peuvent se constituer qu’en relation avec ces formes de conscience sous lesquels ils apparaissent et sans lesquelles ils ne peuvent subsister. [26] Si des questions comme l’expression poétique, les rapports sociaux de sexe, de parenté (la famille !), etc. paraissent à certains comme secondaires, cela a peut-être à voir avec le fait que finalement les questions essentielles de la critique radicale du capitalisme - parmi lesquelles celles-ci ont toute leur place - ne les préoccupent pas en général, et que seuls certains aspects immédiats, apparents et partiels de l’organisation sociale les maintiennent en éveil ; certaines de ces questions liées à la vie quotidienne étaient jusqu’à une époque relativement peu lointaine (Mai 1968) encore considérées avec mépris (Qui fait la vaisselle ?).

Les analphabètes et les illettrés

La société ne produit pas des analphabètes de l’expression poétique - des individus qui n’auraient jamais appris à parler et à comprendre ce langage -, mais des illettrés : des individus qui parlaient ce langage plus ou moins avec aisance durant leur enfance, jusqu’à ce que l’éducation familiale, scolaire, universitaire,
et médiatique, leur en fasse oublier jusqu’au souvenir. Le décervelage dont parlait Alfred Jarry est, ainsi, quelque chose de très concret et plein d’applications immédiates dont nous subissons les conséquences à chaque instant de notre vie quotidienne. La créativité poétique spontanée des enfants le rappelle cruellement à chacun d’entre nous. Dans un autre domaine, des expériences auraient été faites sur l’interprétation des rêves montrant que des individus, mis sous hypnose, sont à même de donner une interprétation signifiante du langage symbolique employé dans leurs rêves, alors qu’ils en sont incapables à l’état normal. [27] Il n’y a pas que l’odorat qui
est sous-développé chez l’homme civilisé par le capitalisme. Cela n’est pas sans résonance avec le processus de développement de l’expression poétique chez
les enfants, qui dessinent spontanément, dans un premier temps, non pas ce qu’ils voient mais ce qu’ils perçoivent - représentant les maisons vues à la fois de
l’extérieur et de l’intérieur, avec des murs transparents, des personnages démultipliés : l’enfant dans sa chambre, mais aussi dans la cuisine, mais aussi dans le jardin, etc., car ni le temps ni l’espace ne sont des facteurs d’exclusion, dès lors qu’il ne s’agit pas de raconter les choses telles qu’elles apparaissent mais telles qu’on les perçoit. Les institutions apprennent aux enfants à copier ce qu’ils voient, parce que c’est ainsi, leur dit-on, que les choses doivent être communiquées et appréhendées. On voit tout le travail social de dépossession du langage qui a lieu au sein de la famille et des différents centres d’éducation publics (maternelle, école, université, etc.) et privés (médias), pour formater les individus en fonction de leur futur rôle social spécialisé, séparés de leurs propres facultés d’expression et de communication, comme plus tard ils seront séparés de leur propre activité. Le langage social actuel, poétique ou non, est fondé sur des rapports sociaux capitalistes qui ne permettent aux individus d’exprimer, en général, que des idées aliénées dans le langage de l’aliénation collective. Il nous faut apprendre à parler notre propre langage pour exprimer nos propres idées. Vu ce qui précède, c’est déjà tenter d’esquisser d’autres rapports sociaux, et c’est dans le mouvement réel de la contestation que la clarification des idées se fait.

Le rêve et le dessin d’enfant, entre autres, suggèrent de façon allusive ce que pourrait devenir l’expression poétique dans une société future non capitaliste : quelque chose qui serait parlé par tous et non fétichisé, dont la valeur d’usage s’échangerait sous la forme de potlatch (raconter un rêve, échanger des rêves, faire un dessin, le montrer), et dont la nécessité s’imposerait par elle-même comme un désir ou un besoin. Ils montrent aussi l’étendue de la misère de l’expression dans la société capitaliste, qui, comme celle de la réception, n’est qu’un aspect parcellaire de la misère sociale généralisée. Le « spectacle » produit une vision capitaliste du monde imposée à chaque instant et transforme la perception des rapports sociaux existant en un simulacre de bien-être ; l’apprentissage de l’expression poétique, au contraire, c’est apprendre à percevoir les choses à leur racine, au-delà des apparences. En cela, et pour tout le reste, l’expression poétique fait partie des questions essentielles de la critique radicale du capitalisme.

Barthélémy Schwartz


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