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Tom Steele
Élisée Reclus et Patrick Geddes géographes de l’esprit
Article mis en ligne le 3 mars 1999
dernière modification le 3 mars 2010

Les études régionales dans une perspective globale

La fin du XIXe et le début du xxe siècle ont vu l’apogée du modernisme dans l’art et dans les idées. Pendant cette période, des évolutions importantes ont eu lieu dans la production du savoir et la classification des connaissances. L’une de ces évolutions, et non des moindres, est la forte spécialisation de la connaissance à la fois dans les universités publiques nouvellement mises en place en Grande-Bretagne et dans les grandes écoles de France qui se placent toutes, en quelque sorte, dans la lignée des universités allemandes du XIXe siècle. En Grande-Bretagne surtout, le mouvement des universités modernes doit beaucoup à la volonté d’ouverture des universités qui, sous l’influence d’hommes comme Michael Sadler et H.-R. Mackinder, avaient créé des « avant-postes universitaires » dans de nombreuses villes industrielles du Nord. Cette percée des universités a donc joué un rôle important en incitant les chefs d’entreprise locaux et les pouvoirs publics à fonder des centres universitaires dans les années qui vont de 1870 à 1880 ; ceux-ci sont devenus indépendants à la fin du siècle dernier ou au début du xxe siècle. Ces nouveaux lieux universitaires se démarquaient des anciennes universités d’Oxford et de Cambridge par leur rejet du système collégial et leur choix de départements de spécialité dans lesquels des spécialistes enseignaient des disciplines spécifiques.

On peut dire que ces nouvelles universités ont joué un rôle exemplaire à cette époque dans le développement de la professionnalisation du travail et de la société en général. En effet, le caractère spécialisé de ces nouvelles universités était le reflet fidèle de la conception d’une activité professionnelle aux limites bien définies, avec des méthodes distinctes et des savoirs de spécialistes jalousement gardés, caractéristiques de la vie professionnelle. Au xviiie siècle, siècle des Lumières, l’avènement de la science avait entraîné le morcellement du savoir et mis à mal l’image de « l’honnête homme » et de l’érudit du Moyen Âge, mais c’est le système de l’université moderne qui a fait éclater le savoir unifié et créé des disciplines organisées, enseignées par des spécialistes.

Cette spécialisation s’opposait directement au courant de « l’éducation populaire » qui, à l’exception du positivisme, exaltait la vision globale ou holistique. La pratique de l’éducation populaire commence réellement avec l’ouverture des méthodes « scientifiques » à un public de masse. Mais c’est de son expérience personnelle que le profane tire son désir de formation. Pour le profane, l’analyse et la compréhension scientifique de l’expérience personnelle sont l’antidote à la rhétorique du curé et de l’homme politique, et le commencement de la libération individuelle et politique ; la femme profane intelligente du XIXe, quant à elle, préférait l’art et la culture.

Comment les formateurs qui se préoccupaient de l’instruction populaire d’adultes au XIXe et au début du xxe siècle se sont-ils positionnés dans cette contradiction qui consistait à répondre aussi bien à la demande populaire de tout comprendre qu’à une spécialisation de plus en plus grande de la vie professionnelle et des connaissances ? Question peu pertinente, en un sens, puisque aucune des personnes concernées de l’époque ne se percevait dans le rôle de formateur d’adultes ni même de formateur, tout simplement parce que cette spécialisation n’avait pas encore été développée. Dans beaucoup de domaines, elles voulaient simplement, en tant que gens cultivés, partager leur enthousiasme pour le changement social avec un public assoiffé de connaissance mais exclu du système universitaire. Si l’on regarde bien le rôle joué par les deux personnages de cette étude, on voit clairement que leurs activités pédagogiques ne pouvaient pas être séparées de leurs convictions politiques. Ils voulaient tous deux mettre au point des corps de savoir authentiques et des méthodes réfutables, c’est-à-dire susceptibles ou non d’être démontrées. Reclus comme Geddes sont sans aucun doute des exemples de cette nouvelle classe professionnelle dont le pouvoir provenait de leur expertise (Perkin, 1996). Ils étaient positivistes et ils auraient cru en des solutions apportées par des experts. Mais ce qui les démarque de leur époque, c’est qu’ils se sont appuyés sur une éthique de progrès, d’égalité et de justice sociale. Ils croyaient l’un comme l’autre au service public qui devait être à la base de la vie professionnelle, mais pas dans le sens dévoyé
d’une obéissance aveugle à un État ou à une autorité toute puissante, ce qu’est devenue plus tard la caricature de cette conception. L’un et l’autre se caractérisaient en effet par une saine attitude antiautoritaire.
Comme le dit Perkin, la société britannique a été la première à se professionnaliser et, de là, à se moderniser grâce à un certain nombre de réformes qui comprenaient notamment la création d’un service public professionnalisé basé sur la méritocratie, la nomination de gestionnaires redevables des comptes au public, l’abolition du système des charges héréditaires, et même la réforme des universités d’Oxford et de Cambridge. Mais ce n’était là qu’un début. Hutton et Marquand ont fait remarquer récemment que l’État ayant mandat de réguler la société qui était alors mise en place en Grande-Bretagne conservait encore beaucoup des institutions et des privilèges quasi médiévaux qui permettaient à l’ancien système de survivre (Hutton, 1995 ; Marquand, 1996). Vu sous cet angle, l’État britannique différait des modernisations plus tardives qui ont eu lieu dans certains pays d’Europe et au Japon, où l’on développa beaucoup plus largement les collectivités qui deviendraient partie prenante des résultats. Marquand affirme que, si la conséquence politique en a été une importance grandissante de l’État et le développement de l’État-providence, l’État n’avait pourtant pas été inactif dans les décennies précédentes. Comme le fait remarquer Karl Polanyi dans la Grande Transformation, les économies libérales du laisser-faire n’étaient pas du tout une évolution « naturelle » mais au contraire elles s’appuyaient sur une législation étatique importante. L’économie du laisser-faire n’était rien de moins qu’une « utopie du marché imposée par l’État ». Ce qui était vraiment spontané, en revanche, ce fut l’activité à contre-courant, qui mena au mouvement prônant une planification sociale. Autrement dit, selon Polanyi, « le laisser-faire était planifié, la planification ne l’était pas ».

On peut considérer que Geddes et Reclus relèvent de ce courant de réaction naturelle à cette économie libérale qui a tant appauvri la classe ouvrière en Grande-Bretagne et en Europe. Ils ont largement contribué à prévoir et à actualiser ces institutions intermédiaires que Polanyi décrit comme caractéristiques de la longue contre-révolution à l’économie du laisser-faire. Ils appartiennent aussi à ce puissant courant de pensée libertaire qui a jeté les bases d’une conception globale et, simultanément, des études régionales ; ou, plus précisément, ils ont inséré la région dans une vision globale du monde. Ni l’un ni l’autre ne croyait à la nécessité de frontières politiques nationales, et Reclus, en fait, a très tôt mis en garde contre les risques totalitaires de l’État-nation. Tous deux pensaient que l’unité naturelle de l’étude géographique était la région économique et que celle-ci devrait être comprise en termes de société globale et non pas d’intérêt national particulier. Ils étaient donc tous les deux de leur époque mais, sous certains aspects cruciaux, ils étaient en opposition avec celle-ci. Ils étaient tous deux des éducateurs populaires, faute d’une meilleure expression, et ce que je veux mettre en avant ici, c’est que les formes d’éducation populaire dans lesquelles ils étaient engagés constituent des secteurs particulièrement importants pour le développement de leurs domaines particuliers sous une forme interdisciplinaire et accessible aux non-spécialistes, bien avant que leurs domaines ne deviennent des disciplines académiques pour initiés. Reclus a inventé le terme de « géographie sociale » pour décrire ce qui n’était rien d’autre pour lui que « l’histoire dans l’espace » ; quant à Geddes, qui se réclamait de l’influence de Reclus, il fut l’un des fondateurs de la sociologie britannique et de l’urbanisme.

Élisée Reclus

Élisée Reclus (1830-1905) est un géographe français et un théoricien anarchiste majeur. Il fait ses études en Allemagne avec des professeurs comme Karl Ritter et Friedrich Ratzel qui développent alors l’idée de régions climatiques et économiques. En 1868, la publication de la Terre vaut à Reclus d’être reconnu comme un géographe de talent (Fleming, 1979 : 144). Il a toujours beaucoup voyagé. Il est particulièrement bouleversé par l’immigration massive en Amérique de tous les pauvres gens venus d’Europe et de tous les Irlandais chassés de leur pays par la famine. Cette expérience le convainc que cette discipline naissante qu’est la géographie ne doit pas se cantonner à la description de phénomènes physiques et de frontières politiques et se doit de refléter les mouvements humains et sociaux. Lors de son exil en Suisse, il développe une forme de socialisme anarchiste qu’il conservera tout au long de sa vie. En même temps, il commence à travailler à sa Nouvelle Géographie universelle qu’il voit comme une introduction à la nouvelle géographie. Il est important de souligner que c’est en prison que Reclus a l’idée d’écrire une encyclopédie de géographie, et qu’elle paraît non pas sous la forme d’un volumineux volume destiné à la consommation universitaire mais sous forme de séries de fascicules bon marché. Ils lui ont valu des médailles d’or de la Société de géographie de Paris en 1892 et de la Société royale de géographie de Londres en 1894.

Sa réputation grandissante lui permet de se voir offrir l’amnistie politique, mais il refuse de retourner en France tant que la même faveur n’est pas accordée à tous les communards en exil. Il est invité en Belgique pour y donner des cours en formation continue à l’Université libre de Bruxelles mais au dernier moment les responsables de l’université, pris de panique, annulent l’invitation. Reclus, qui à l’origine était franc-maçon, donne ses conférences dans une salle locale des francs-maçons et participe à la fondation de l’université dissidente de Bruxelles (Steele, 1997).

C’est donc presque contre son gré que Reclus compte parmi ceux qui fondèrent la géographie en tant que discipline universitaire, même si, selon le géographe belge Wagner, la France est le pays qui a le plus contribué au développement et à la popularisation d’une science séparée (Ross, 1988 : 93). L’une des raisons invoquées est que la popularité de cette discipline est en grande partie due à la défaite que la France avait essuyée lors de la guerre contre la Prusse, pays dont les cartes géographiques auraient été bien supérieures. Selon Ross, la France fut prise alors d’une sorte de frénésie géographique, qui entraîna la sortie des premiers bulletins académiques tels que l’Explorateur et la Revue de géographie ainsi que la demande d’ouverture d’une École supérieure de géographie à Paris. La décennie qui suivit 1871 vit la naissance en France de plus de douze sociétés de géographie rassemblant près de dix mille adhérents. Pour Ross, cet engouement ne coïncide pas seulement avec le triomphe de la bourgeoisie, elle en est une partie intégrante, et elle répond aux conquêtes coloniales françaises et particulièrement à celle de l’Algérie.

Pourtant Reclus, parce qu’il ne partage pas cette orthodoxie, est mis à l’écart de l’université, et il faut attendre soixante-dix ans pour qu’il soit redécouvert.

Reclus rompt avec la forme universitaire que la géographie a prise en France avec Vidal, qui se concentre sur les caractéristiques physiques, et il essaie, au contraire, de lui donner une dimension sociologique. Dans ses travaux, il s’intéresse aux gens dans leur environnement, au changement des relations, à l’évolution des institutions et aux rapports entre communautés ethniques et linguistiques (Fleming, 1979 : 145).
Reclus est un positiviste qui croit à l’observation de première main à partir de laquelle on peut tirer des généralisations. Mais même s’il reste rigoureusement fidèle au positivisme scientifique, il a une manière presque mystique de considérer la Terre comme un système de relations spatiales et historiques. Cela peut permettre d’éclairer l’attrait que les travaux de Reclus peuvent avoir aujourd’hui pour les environnementalistes et les écologistes de la tendance Gaia. La dimension politique qu’il voit dans sa discipline va au-delà de la perspective universitaire, et cela explique pourquoi il adopte le style d’enseignement qu’il admirait dans les cours que Ritter dispensait en Allemagne en 1851. Celui-ci se préoccupait surtout des points marquants et évitait à son enseignement de la géographie le côté ennuyeux qu’elle pouvait avoir dans les livres, rendant ainsi cette discipline accessible à une audience populaire.

Reclus se méfie des frontières qui n’ont rien de naturel et de l’idée de nation en particulier. Il pense qu’il peut exister des unités politiques autonomes fondées sur des régions économiquement unifiées, et il le montre dans son célèbre chapitre sur les vallées que Geddes a repris plus tard. Il redoute surtout le côté pervers de l’idée de nation qu’il décèle, dès 1871, dans le nationalisme allemand. Il prédit également l’échec de l’Empire britannique à cause de son absence d’unité territoriale. Sans être insensible à la justesse des luttes identitaires menées par les minorités nationales contre l’oppression impérialiste, il pense que les critères linguistiques et raciaux ne suffisent pas à unir un peuple. Pour lui, les luttes des minorités nationales doivent se situer dans le contexte de la lutte globale pour la justice et ne doivent se mener qu’avec une haute conscience morale des droits et des devoirs.

L’approche positiviste de Reclus se combine avec sa conception politique révolutionnaire. Il compte sur la science pour hâter le « triomphe de la République sociale universelle ». Il pense que la théorie de l’évolution de Darwin permettra l’avènement des forces progressistes et que par une observation intelligente les scientifiques pourront mettre au jour et encourager le potentiel de celles-ci. L’une des caractéristiques de la lecture que Reclus fait de Darwin est qu’il croit plus aux vertus de la solidarité qu’à la survie du plus fort du fait d’un individualisme acharné :

« C’est toujours par la solidarité, grâce à l’association de forces spontanées qui se coordonnent entre elles que tout progrès s’accomplit... L’historien, en juge qui évoque les siècles passés et les fait défiler sous nos yeux en une procession sans fin, nous montre bien comment la loi de la lutte brutale et aveugle pour la vie, qu’exaltent tant les adorateurs de la réussite et du succès, est subordonnée à une seconde loi, celle de l’union d’individus faibles en des organismes de plus en plus développés, qui apprennent à se défendre contre les forces ennemies, à reconnaître les ressources de leur environnement et même à en créer de nouvelles. Nous savons que si nos descendants doivent un jour atteindre un grand destin de liberté et de savoir scientifique, ils le devront à l’union qu’ils sauront réaliser de plus en plus, à une collaboration incessante des hommes entre eux et à cette entraide qui rend possible la fraternité. » (Reclus, 1889 ; retraduit de Fleming, 1979 : 150)

Reclus n’écrit pas ces lignes pour une brochure politique mais bien dans l’introduction d’un ouvrage universitaire, la Civilisation et les grands fleuves historiques de Léon Metchnikoff, 1889. Reclus ne rejette pas la violence ni la lutte armée contre l’État oppressif, mais il considère l’éducation comme une nécessité absolue de la libération prolétarienne, car la maturité de la lutte dépend du degré d’éducation de la classe ouvrière. Il pense que la théorie darwinienne de l’évolution peut faire la preuve que la classe ouvrière, en tant que classe, est supérieure à la bourgeoisie du fait de la collectivisation et que, comme l’entraide est supérieure au capitalisme, le système bourgeois d’éducation ne peut donc que retarder le développement moral et intellectuel de la race humaine.
Même s’il partage le même respect que Marx pour un fondement scientifique du socialisme, Reclus se démarque du socialisme marxiste par l’accent qu’il met sur le rôle de l’individu et de la morale. D’un autre côté, il n’est pas d’accord avec les anarchistes américains qui rejettent le socialisme. Reclus pense que la science doit en dernière instance se soumettre à la conscience, « interprète de la voix intérieure ». Pour lui, comme pour les socialistes éthiques, le signe de l’avancée vers une humanité meilleure se trouve précisément dans le développement de la conscience. C’est par elle que l’individu deviendra un être social et façonnera ses ambitions dans le cadre du bien de la communauté tout entière, puisque individu et société sont l’un pour l’autre la cellule et le corps, indépendants mais inséparables à la fois. Par conséquent, bien que les avancées sociales n’arrivent que par la poussée des volontés individuelles, les anarchistes ne peuvent pas accepter le libéralisme en matière économique et ils se revendiquent du collectivisme.

Patrick Geddes

Patrick Geddes (1854-1932) est un biologiste, sociologue et urbaniste, vivement intéressé par les théories de l’éducation et de la connaissance, les arts et les lettres, l’histoire et bien d’autres domaines. « Cette variété d’intérêts ne résulte pas d’une quête du savoir pour le savoir, mais d’une tentative de clarifier et de mettre en lumière, dans un monde de plus en plus spécialisé, les relations réciproques entre les diverses branches du savoir au bénéfice de la vie humaine » (McGrath, 1996).
Patrick Geddes grandit et suit l’école en Écosse, il étudie la biologie à Londres. Bien qu’il commence sa carrière de biologiste à Londres et en France, il s’établit à Édimbourg dès la fin des années 1880. Là, son centre d’intérêt bascule et il s’occupe des travaux de réhabilitation de la vieille ville, avec en particulier le quartier des Jardins Ramsay transformé en appartements, en résidences universitaires et en studios d’artistes, ainsi que l’Outlook Tower, la Tour observatoire, qu’il reconstruit en lui donnant une forme totalement nouvelle de musée éducatif, de laboratoire d’étude sociologique et régionale. À l’instar de Reclus, Geddes commence à s’intéresser à l’organisation des sociétés humaines, mais il se concentre surtout sur les relations spatiales qui se manifestent dans la ville et la campagne. « Dans les décennies suivantes, Geddes propage sa théorie très personnelle sur la ville et la société, qui s’inspire de théories régionales en biologie et en géographie, d’idées philosophiques (en particulier celles de Platon) et de la pensée politique anarchiste » (McGrath, 1996).

En 1903, Geddes publie le Développement urbain : étude des parcs, des jardins et des instituts culturels, qui est un rapport pour la fondation Carnegie de Dunfermline. C’est son premier travail important en urbanisme, qui contribue à le faire connaître dans le monde des architectes et des urbanistes. Après 1900, Geddes travaille à Londres où il est le co-fondateur de la Société de sociologie et, en 1911, il montre pour la première fois son exposition intitulée « Villes et urbanisme ». De 1914 à 1924, il vit surtout en Inde où il participe à un travail d’urbanisme. À la fin de l’année 1910, il est chargé par l’Organisation sioniste de dessiner et de concevoir les plans de l’université hébraïque de Jérusalem, des jardins périphériques des villes de Jérusalem et de Haïfa ainsi que d’un certain nombre de colonies dans différents endroits de Palestine. En 1924, Geddes s’installe à Montpellier où il crée le Collège des Écossais, université internationale consacrée à la poursuite de sa philosophie du renouveau de la vie. En 1925, il retourne en Palestine où il dessine un plan d’ensemble pour la ville de Tel-Aviv, son œuvre la plus importante sans doute. En 1932, Geddes reçoit et accepte un titre de chevalier. Il meurt la même année à Montpellier.

Comme beaucoup d’autres acteurs du mouvement pour la formation des adultes, Michael Sadler notamment, Geddes est influencé lors de ses études à Oxford par les cours et les écrits de John Ruskin. Les doctrines de celui-ci sur la noblesse du travail manuel et sur l’idéal de citoyenneté ont en effet entraîné une génération tout entière de jeunes idéalistes à se lancer dans la réforme sociale par la formation. Geddes devient membre de l’Association britannique pour la promotion de la science et il assiste aux congrès qui ont lieu dans les années qui vont de 1880 à 1890 ; c’est là qu’il acquiert la conviction que arts, lettres et science sont indissociables et ne doivent pas être étudiés séparément. On ne dira jamais assez le rôle primordial que l’Association britannique joue à cette époque dans la popularisation des nouvelles avancées des sciences sociales. Par exemple, l’un des groupes qui s’est consacré aux études de géographie a été le creuset de ce qui est devenu la « Nouvelle Géographie » (Cantor, 1960-61). Halford Mackinder qui, avec Sadler, devait plus tard jouer un rôle important dans l’Oxford Delegacy, était membre de ce groupe, et il considérait l’enseignement de cette matière en dehors de la salle de cours comme le plus approprié à la « Nouvelle Géographie » et comme le plus agréable (Brouet, 1975 ; Unstead, 1947)
Geddes fait partie du groupe qui dans l’Association britannique réunit des sociologues et des économistes et discute férocement à cette époque des limites relatives de leurs disciplines respectives. On sait par exemple que, lors du congrès de 1876, certains savants, au nombre desquels figure Francis Galton, leur ont reproché leur absence d’approche vraiment scientifique. Ce qui a ensuite entraîné une importante reformulation du sujet par le chef du groupe J.-K. Ingram, de Dublin, un adepte d’Auguste Comte. Il qualifie les sciences économiques modernes de « stériles et discordantes » et souhaite une nouvelle sociologie qui se baserait sur une synthèse de toutes les connaissances et dans laquelle les problèmes spécifiques seraient considérés comme faisant partie d’un tout plus large (Meller, 1990 : 58).

Au congrès de 1881, Geddes essaie de mettre en avant l’approche globale préconisée par Ingram, et il s’oppose alors à Francis Galton, l’inventeur de l’eugénisme. Entraînant ce qui est devenu une rupture emblématique dans l’approche des sciences sociales, Galton demande ensuite que l’étude de la génétique soit la base de la compréhension de la société et il crée la Société d’eugénisme en 1904, cependant que, la même année, Geddes s’oriente dans une direction toute différente et crée le Mouvement d’éducation civique (Abrams, 1968 : 177-98). C’est ainsi que l’opposition entre nature et culture se manifeste sous une forme institutionnelle et se concrétise dans des formations sociales opposées. L’ombre du grand philosophe allemand Friedrich Nietzsche plane sur le débat, car son Ainsi parlait Zarathoustra vient d’être traduit en anglais, et suscite la réponse facétieuse : « Ni nature ni culture, mais Nietzsche. »
Le jeune Geddes, avec ses études scientifiques, est séduit par l’approche globale d’Ingram et il voit par ailleurs dans la formation des adultes l’environnement le plus propice pour développer son sujet de façon interdisciplinaire.

À l’invitation d’Ingram en 1881, il commence son premier enseignement au University College de Dublin, où se trouve en fait le premier programme d’extension de l’université, qui avait été lancé par le cardinal Newman en 1854. Très vite, Geddes développe ses propres théories biologiques sur les sciences sociales et la biologie sociale, et il émet l’idée qu’en sciences économiques le principe « biologique » montre que le principe clé de l’économie n’est pas « un toit et de quoi se nourrir » mais bien « la culture et l’éducation ». Il est aussi persuadé que les sciences économiques s’atrophieraient à l’université et devraient atteindre un objectif éducatif plus large qui impliquerait les deux catégories sociales les plus exclues de l’université, les femmes et la classe ouvrière. Meller fait la remarque suivante : « Les théories sur l’importance des sciences économiques en tant que discipline et sur l’éducation des adultes deviennent étroitement liées. Au cœur du sujet se trouvaient les universités et les nouveaux centres de formation universitaire qui se développaient en province. » (Meller, 1990 : 62 ; voir Armytage, 1995)

En Irlande, Geddes est impressionné par la vitalité culturelle du nationalisme irlandais et la possibilité de construire une identité panceltique pour tous les peuples subalternes de Grande-Bretagne en réaction à l’hégémonie de la culture anglaise. Par la suite, sa tentative de lancer un mouvement celtique à Édimbourg n’a jamais vraiment réussi. L’une des raisons en est la prédominance des Saxons des Basses Terres, dont les relations aux Écossais des Highlands et à la frange celtique se bornent aux histoires sentimentales et aux motifs décoratifs de l’artisanat d’art anglais. Pourtant la renaissance culturelle qu’il enclenche, grâce à des journaux comme son éphémère Evergreen, a contribué à radicaliser à la fois des artistes et des écrivains écossais, et l’avant-garde au sud de la frontière. On retrouve cette influence dans le principal journal de l’avant-garde, le New Age d’Alfred Orage (Steele, 1990).

Sa conviction de l’interdépendance entre la science, les arts et les lettres s’est renforcée à cette époque par la rencontre avec le philosophe français Henri Bergson, dont les idées sur l’évolution créatrice sont alors popularisées par T. E. Hulme dans le New Age (Martin, 1967 ; Steele, 1990). Et, comme Ruskin, il pense que l’esprit nouveau dans l’art provient de l’émerveillement que la science moderne fait naître chez l’artiste. Il est particulièrement sensible à l’idée qu’on mesure le degré de modernité à la capacité de l’artiste à se réjouir des nouvelles découvertes de la recherche scientifique (Meller, 65).

On peut donc dire que Geddes fait partie de ce large mouvement de gens qui, avec Ruskin, publient des journaux d’avant-garde, créent des petits cercles de province partout dans le pays et s’engagent dans l’ouverture des universités au grand public par une approche interdisciplinaire des matières enseignées (Armytage, 1961). Il appartient donc en général à la tendance des socialistes éthiques, qui embrassent une vision plus large du socialisme, tendance qui inclut les socialistes chrétiens, les végétariens et les spiritualistes théosophiques. Geddes est également associé à la Fellowship of the New Life (Fraternité de la nouvelle vie), créée en 1882 par le philosophe écossais Thomas Davidson, mais il n’en a jamais été membre. C’est là qu’il rencontre Havelock Ellis et Edward Carpenter dont la théorie sur la sexualité l’intéresse beaucoup, ainsi que J.-A. Thompson avec lequel il écrit l’évolution sexuelle (1889). Il n’est pas d’accord avec la société des Fabiens 1 qui se sont séparés de la Fraternité en 1884 avec à leur tête G.-B. Shaw, Hubert Bland, et les Webb, parce que, pour lui, ils subordonnent les préoccupations morales au matérialisme mécanique. Il ne souscrit pas non plus à la prédilection des Fabiens pour un État centralisé et une politique d’assistance, parce qu’il estime que le concept de « masses » inclus dans cette conception est incompatible avec sa vision du caractère central de l’individu et de la volonté créatrice.

Grâce à l’intérêt qu’il porte aux théories biologiques sur la société et la sexualité, Geddes a une conception des femmes relativement avancée pour l’époque. De façon générale, comme nous avons pu le constater, il adopte la ligne de l’école de sociologie de Le Play sur l’évolution organique, qui estime que la société évolue depuis les formes les plus simples vers les plus complexes, et que l’histoire et la culture jouent des rôles importants dans ce processus. Pour Geddes, les femmes ont un rôle primordial dans la transmission des idéaux culturels, et des traditions dont elles sont en quelque sorte les gardiennes. Cette conception est radicale en ce sens qu’elle reconnaît enfin la femme comme l’égale de l’homme, mais conservatrice parce qu’elle accepte le rôle traditionnel de la femme dans la famille. De plus, Geddes s’oppose aux suffragettes parce que selon lui l’action de masse ne doit pas se substituer aux volontés individuelles, et il tient ces propos curieux : « Ce qui s’est décidé à l’époque des protozoaires de la préhistoire ne peut être modifié par un décret du parlement » (Meller : 83). Démonstration éloquente de quelques-unes des limites de l’approche biologiste des questions politiques, qui témoigne néanmoins d’un scepticisme salutaire quant à la voie parlementaire vers le socialisme. Selon Geddes, l’éducation et la civilisation offrent plus que jamais à la femme moderne la possibilité de réussir des relations amoureuses romantiques, base d’un bonheur personnel plein de richesses. 2 Il oublie de préciser s’il en est de même pour les hommes ! Le public de cette fin d’époque victorienne est très choqué par son livre The Evolution of Sex, paru dans The Contemporary Science Series de Havelock Ellis, comme par les Primitifs, livre écrit par Élie Reclus, frère d’Élisée.

Reclus et Geddes

Sur de nombreuses questions, Reclus et Geddes ont des objectifs et des vues en commun. Ils sont dans le fond des positivistes comtiens et ils éprouvent un grand respect pour la connaissance tirée de l’observation minutieuse et de la méthodologie scientifique. Ils se méfient profondément de la spécialisation académique qui se met rapidement en place dans le secteur universitaire même si, dans d’autres domaines, ils approuvent la modernisation de l’éducation supérieure sur la base de principes scientifiques. Ils ont tous deux une sorte d’éclectisme universitaire qui privilégie les approches globales des questions sociales, ainsi qu’une certaine attitude presque révérentielle pour « l’humanité » en soi. Aucun secteur scientifique n’est complet à leurs yeux sans sa dimension humaine, et nul art n’a d’intérêt s’il ne tient compte des avancées scientifiques. Libertaires l’un et l’autre de par leurs prises de position sociales, Reclus a un engagement politique plus marqué dans le mouvement anarchiste, tandis que Geddes essaie, lui, de privilégier sa position scientifique par rapport à la politique. Engagés dans le mouvement d’éducation populaire, ils donnent la priorité à un public élargi plutôt qu’aux élites universitaires. S’il ne fait aucun doute que Reclus croit plus que Geddes à la collectivisation économique, ils privilégient l’un comme l’autre l’individu par rapport aux masses et soulignent l’importance d’une culture de la conscience comme base d’une pratique éthique du politique. Quoique tous deux soient opposés au principe du « laisser-faire » en économie, Geddes tient davantage à l’idée qu’il faut planifier pour lutter contre les forces du marché.

Ce qui attire Geddes vers les idées de Reclus, c’est la formulation du concept de géographie qui lui parait être l’extension naturelle du mouvement d’étude de l’humanité dans ses différents contextes environnementaux. Le chapitre de Reclus sur les vallées, en particulier, a plu à Geddes parce qu’il propose l’étude plausible et possible d’une unité régionale. Il est tellement séduit par ce concept qu’il en fait l’élément central de l’instrument qu’il met en place à Édimbourg pour l’éducation du grand public, la Tour observatoire.

Celle-ci est une sorte de musée et d’espace pédagogique que Geddes crée dans la vieille ville d’Édimbourg, avec l’intention d’y mettre en place une sorte de laboratoire d’analyse du progrès social et de la compréhension sociale. Meller donne un résumé éloquent de ses objectifs et de ses visées radicales :

« Il innovait par son étude du lieu et des gens qui y vivent, ce qui avait jusque-là été laissé de côté par le système éducatif conventionnel. Les disciplines appropriées, comme la géographie et la géologie, l’histoire de l’économie et les sciences naturelles et sociales, étaient soit faiblement établies dans l’université, soit carrément absentes des institutions britanniques, et Geddes faisait partie des rares personnes qui, dans le milieu universitaire, essayaient de pallier ces carences. Dans les années 80, H.-J. Mackinder et Toynbee avaient respectivement ouvert une brèche en géographie et en histoire. En ce qui concerne Geddes, il y avait une différence. Pour lui, la réforme des disciplines académiques ne suffisait pas. Il fallait faire une synthèse de toutes les nouvelles connaissances, et celles-ci devaient se fonder sur l’expérience autant que sur la théorie. Ce centre d’étude régionale qu’était la Tour observatoire devait permettre des activités pédagogiques d’un genre tout à fait nouveau qui débordaient les limites des études traditionnelles. » (Meller, 1990 : 93)

Faut-il vraiment s’étonner que la Tour observatoire n’ait reçu aucun financement de l’université d’Édimbourg, bien que la municipalité l’ait subventionnée au titre de musée ?

Ensuite, au cours des années 80, Geddes organise les Rencontres d’été d’Édimbourg, cours d’été qui ressemblent à ceux qui se tiennent à Chautauqua aux USA. Persuadé que les méthodes traditionnelles ne peuvent que paralyser la créativité et l’intérêt des étudiants, Geddes utilise ces cours comme une conjoncture favorable à des méthodes et à des activités d’enseignement expérimentales. Il prévoit du travail pratique de laboratoire et des études sur le terrain, et il dissuade les étudiants de se spécialiser trop étroitement dans un seul sujet. Il encourage l’approche artistique en vue d’une synthèse constructive des résultats obtenus. C’est vers ce but qu’il développe ses « machines qui pensent », l’une de ses réalisations les moins réussies. On offre cependant aux étudiants une approche interdisciplinaire des problèmes économiques et sociaux, fondée à la fois sur les sciences, les arts et les lettres, et on les incite à considérer leur travail de façon globale. Geddes est persuadé qu’il a élaboré une nouvelle philosophie de l’éducation et, en effet, le caractère ouvert, interdisciplinaire, et la participation directe qu’il a favorisés sont désormais des leitmotive de la formation des adultes. La présence d’un certain nombre de jeunes femmes « aux idées avancées, » qui ont lu son Evolution of Sex, n’est pas la moindre raison, il faut le dire, de l’atmosphère passionnante de ces cours d’été. Et même si cette ambiance libérée est somme toute d’une grande moralité, de nombreuses histoires d’amour durables s’y nouent.

Reclus en personne participe au moins à l’un de ces cours d’été, de même que Demolins, disciple de Le Play. S’impose ainsi l’idée de l’étude régionale et de l’utilisation de méthodes et d’approches qui ne sont pas encore établies dans les universités. Il faut rappeler aussi cette autre réalisation à laquelle ils travaillent ensemble, le Globe Project 3, qui éclaire le lien important entre l’étude régionale et le contexte global.
Au milieu des années 90, Geddes semble être dans une impasse au niveau théorique. L’école de Le Play, qui a beaucoup marqué la fin des années 70, s’est, sous l’influence de son ami Demolins, engagée à tel point dans la voie du « déterminisme environnemental » qu’elle ne laisse plus de place au rôle de l’intervention humaine, et tout particulièrement à l’activité culturelle. Des études sociales contemporaines menées aux USA parmi des groupes d’immigrants vont également à l’encontre de cette approche en montrant par exemple que l’environnement géographique joue un rôle bien moins important dans l’économie locale et dans la communauté que les facteurs familiaux ramenés d’Europe. Geddes se tourne alors vers son autre courant de prédilection français, le positivisme d’Auguste Comte, qui achève de le convaincre que l’instruction est la clé de tout progrès. Il emprunte aussi à Auguste Comte la conviction que la sociologie représente l’organisation suprême de la connaissance et qu’il est nécessaire de créer une élite pédagogique d’intellectuels non spécialistes capables de faire une synthèse de toute la connaissance. Tâche difficile, même pour Geddes, mais il est convaincu qu’il détient, avec la Tour observatoire, un instrument pédagogique idéal.

L’organisation spatiale de celle-ci permet un découpage du savoir géographique qui amène l’étudiant du particulier au général. Le visiteur commence par le toit et, là, dans la chambre noire, il peut visualiser sur les murs la ville d’Édimbourg et ses environs. L’étage au-dessous est consacré à l’évolution historique d’Édimbourg, sa situation présente et son potentiel dans l’avenir. Au sol se trouve une immense carte d’Écosse et aux murs des illustrations et des tableaux sur son histoire et sa géographie. L’étage suivant est, lui, consacré à l’Empire britannique (avec un emplacement spécial sur les États-Unis) et à la diffusion de la langue anglaise. On voit plus bas l’Europe et au rez-de-chaussée le monde. Geddes invente aussi des diagrammes symboliques d’inspiration celte qui illustrent sa vision du monde, notamment un Arbre de la vie en vitrail sur lequel sont représentés la racine commune et toutes les branches de la connaissance. Le symbolisme artistique est la clé indispensable pour comprendre Geddes ; en effet, son contenu métaphorique permet de voir avec une dynamique imaginative que le discours scientifique seul ne peut égaler. D’après Meller, « plus excessive était la fuite symbolique dans l’imagination, plus il insistait sur le but pratique qu’il avait en vue » (Meller, 1990 : 103). Cette Outlook Tower est donc essentiellement un outil pédagogique pratique qui, par son agencement même, peut évoquer à la fois le caractère spécifique de l’enquête intellectuelle et le tout ultime de la connaissance. Néanmoins, cette tour suggère une hiérarchie dans les savoirs et une séparation linéaire des études qui ne reflètent pas vraiment la conception globale de Geddes.

C’est Reclus qui va suggérer l’idée d’un symbole approprié qui va les réunir dans une expérience pédagogique commune, même si, en fin de compte, elle se traduit par un échec. En 1895, Reclus se lance en effet dans une campagne pour la construction d’un immense globe terrestre qu’il veut présenter à l’exposition universelle de Paris en 1900. Celui-ci devait, comme la Tour observatoire, être un outil pédagogique permanent qui aurait pu être réactualisé avec de nouvelles données au fur et à mesure que les explorations et enquêtes géographiques le permettraient (Reclus, 1898) C’était là pour Reclus une métaphore primordiale de l’unité cosmique de la vie humaine et des liens universels que celle-ci suppose, faisant fi des frontières politiques, de races ou de croyances, et elle était la démonstration même d’une humanité commune. Extrêmement séduit par ce projet, Geddes écrit :

« Plus qu’un simple modèle scientifique dans un institut, ce globe terrestre est l’image même, le temple de la planète mère, et son concepteur n’est pas simplement un professeur moderne qui siège dans sa chaire mais un grand prêtre druide officiant dans son cercle de pierres imposantes, tel un mage oriental qui initie aux mystères cosmiques... Le monde dans son unité a désormais sa base et son symbole de la fraternité des hommes qui le peuplent. La science est un art, la géographie et le travail ont fusionné dans un règne de paix et de bonne volonté. » (Meller, 1990 : 105)

On peut reconnaître en Geddes un authentique adepte de ce « culte de l’humanité » que la pensée positiviste s’efforçait de réaliser, mais aussi le mage de la renaissance celte qui sombrait parfois dans une espèce de charabia ésotérique. Tout scientifique sceptique qu’il soit, il y a aussi en lui l’initié mystique, convaincu de l’unité profonde sous-jacente à toute chose humaine. En fait, les traductions récentes des religions et philosophies indiennes ont réveillé en lui ses anciennes préoccupations mystiques, qui datent de l’époque où il était proche de la fraternité de la Nouvelle Vie. Il faut cependant reconnaître que Geddes n’est jamais tombé dans les travers farfelus de cette idéologie et qu’il s’est plutôt consacré à l’idée d’une citoyenneté mondiale qui va de pair avec des droits et des devoirs civiques, et que pour lui le symbolisme n’est qu’un moyen de stimuler le désir. L’instruction civique est sa principale préoccupation, mais la Tour observatoire et le projet de globe terrestre ont peut-être été pour lui une manière d’affronter par la pratique ses difficultés théoriques.

Dans son projet primitif, il avait eu l’idée d’utiliser la tour comme prototype d’un nouveau genre de musée avec une fonction pédagogique de réforme sociale plutôt que pour susciter le goût des antiquités. Il voit ce type inédit de musée comme une sorte d’illustration de l’évolution sociale et, par son rôle de centre d’études actives, un complément de la bibliothèque moderne, telle qu’il l’entend. Il devait contenir une classification des matériaux conformément à la théorie de l’évolution, et l’on privilégierait la représentation visuelle. Il avait commencé à dresser ce qu’il appelait « un index du musée », qui ressemblait à une encyclopédie « dont les articles pourraient être imprimés séparément et dont les illustrations et les cartes pourraient être réunies et présentées sous forme d’une série d’étiquettes, auxquelles on ajouterait autant que possible des spécimens » (cité par Meller, 1990 : 110). Geddes pense que le projet du globe terrestre est complémentaire de la Tour observatoire (et permettrait une sémiologie masculin/féminin également intéressante) puisqu’il constituait un point de référence géographique.

Mais la construction du globe doit être abandonnée, faute de moyens que ni Reclus ni Geddes ne réussissent à trouver. Geddes choisit alors une deuxième solution et il transplante son cours d’été à Paris pendant la durée de l’Exposition universelle de 1900. Celle-ci lui sert d’outil pédagogique, et il obtient d’excellents résultats. Pendant ces quatre mois d’exposition, il y a 134 formations avec 800 cours et une participation moyenne de 40 à 50 personnes.

Conclusion

Cette courte étude montre qu’avant que n’apparaissent sous leur forme institutionnelle de disciplines académiques les sciences sociales et les branches qui
y sont liées, sciences économiques modernes, histoire sociale, sociologie, géographie, anthropologie et psychologie sociale, il existait bel et bien des possibilités de formations interdisciplinaires pour ceux qui avaient la motivation nécessaire. Reclus et Geddes apparaissent, sous certains aspects, comme les derniers de ces « érudits » qui voulaient tout connaître avant que la spécialisation professionnelle ne vienne, petit à petit, abolir cette possibilité. Ils se situent dans la lignée de la pensée positiviste élaborée par Auguste Comte et les saint-simoniens, tout en soutenant aussi que les connaissances sont profondément globales et liées entre elles. Dans le cas de Geddes, on peut dire que cela est dû au climat « orientaliste » qui régnait parmi les impérialistes chrétiens libéraux et les socialistes mystiques comme Edward Carpenter et Huxley lui-même. Pour ce qui est de Reclus, son insistance sur la primauté de la conscience est peut-être due aux réminiscences de jeunesse, quand il avait manifesté la velléité de devenir pasteur calviniste.
C’est une époque importante pour l’éducation populaire, car la pertinence sociale donne sa vitalité à l’approche interdisciplinaire. Reclus et Geddes veulent avant tout des réformes sociales et, pour eux, le caractère spécialisé de leur discipline est un moyen d’accélérer l’évolution sociale. Ils croient tous deux à cette position positiviste : il suffit de présenter scientifiquement aux étudiants la vérité sur les problèmes sociaux pour qu’ils soient incités à changer la société dans laquelle ils vivent. Ils croient fermement au pouvoir de la volonté individuelle pour promouvoir le changement. Reclus penche vers le collectivisme en économie et il partage la conception de l’entraide de Kropotkine. Geddes pense que Reclus est trop individualiste et qu’il néglige le pouvoir des institutions intermédiaires entre l’État et les individus. C’est la raison pour laquelle, selon lui, l’instruction civique est la pierre de touche de l’enseignement.

Même si ces projets pédagogiques peuvent apparaître comme les dernières manifestations d’un holisme devenu archaïque, résistance héroïque et désespérée à un nouveau monde de spécialisation, il est intéressant de constater à quel point d’autres aspects de leurs activités sont prophétiques. Ils ont tous les deux compris très tôt le côté superficiel des frontières nationales et le grand danger que les théories racistes et nationalistes allaient faire courir au monde. Près d’un siècle avant que le terme de globalisation ne devienne à la mode, ils ont essayé de promouvoir la vision globale comme moyen d’œuvrer pour la paix et l’harmonie. Et des dizaines d’années avant que l’on ne parle de l’Europe des régions, ils ont préconisé l’économie régionale qui est pour eux une véritable unité démocratique de sociabilité. Reclus a œuvré à la fondation d’un nouveau type d’universités, ouvertes à tous comme l’Université nouvelle de Bruxelles, et Geddes a estimé que l’université devait être au cœur de la vie culturelle et sociale de la ville, et pas une tour d’ivoire lointaine dans laquelle on formait une élite de spécialistes dans leur matière. Ils ont donc eu une influence certaine sur la nouvelle génération d’universités publiques qui, en Grande-Bretagne, reconnaissaient l’importance de l’éducation populaire mais qui, au lieu d’en faire le centre de leur mission, la transformaient en ghetto en la cantonnant dans des départements hors des murs des universités. À l’aube de l’enseignement universitaire de masse, la parcellisation moderniste du savoir spécialisé risque de s’avérer archaïque à son tour, et les universités devront repenser leur rôle par rapport aux communautés dans lesquelles elles se trouvent. Si c’est le cas, alors, l’approche globale de la connaissance de Reclus et de Geddes basée sur l’expérimentation et l’interdisciplinarité sera très précieuse.

Tom Steele

Traduction de Claire Beauchamps

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