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Alain Thévenet
Caleb Williams ou les choses comme elles sont
Article mis en ligne le 22 février 1998
dernière modification le 22 février 2010

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En 1793, William Godwin publie la première édition de l’Enquête sur la justice politique et son influence sur la vertu et le bonheur de tous. Il y dénonce l’imposture du gouvernement qui, sous prétexte d’assurer la sécurité nécessaire au bien-être de tous, dans toute société humaine, accroît en réalité, et légitime, l’insécurité. Le gouvernement, tout gouvernement, perpétue l’injustice. Celle-ci s’oppose au libre développement de chaque individu et, par conséquent, de la société tout entière, comme au flux qui traverse toute vie. Il est lié fondamentalement au système qui institue et perpétue les inégalités dans la propriété, qui, paradoxalement, prive une grande part de l’humanité de cette propriété et de la sécurité qui l’accompagne, l’une et l’autre étant des conditions nécessaires à une vie convenable et utile. Ce système vicieux ne se maintient que parce qu’il met en avant de fausses valeurs : la richesse, le pouvoir et le prestige qu’ils confèrent. Ses armes les plus efficaces sont les préjugés, la crainte et l’ignorance, tout ce qui s’oppose au libre examen et à la raison. Tandis que ceux-ci se caractérisent par le mouvement et un flux perpétuel, seuls garants de l’amélioration, le gouvernement trouve ses références dans l’attachement au passé et tente de le reproduire de façon immuable.

La rédaction du roman Caleb Williams, ou les choses comme elles sont débute avant même la publication, en février 1793, de l’Enquête. Bien qu’il n’y travaille que lorsqu’il se sent inspiré, cette rédaction est assez rapide et la publication intervient en 1794.

Le projet explicite de l’auteur est assez clair : il s’agit de s’adresser à ceux que pourrait rebuter la lecture de l’Enquête, et qui ne possèdent pas les outils conceptuels leur permettant d’accéder à l’argumentation qu’il y développe. Le roman lui apparaît ainsi comme une illustration de ses thèses lui permettant de donner vie à ce qu’il démontre abstraitement par ailleurs. C’est ce qu’il affirme très nettement dans la préface :

" L’ouvrage présenté aujourd’hui au public n’est point une abstraction ni un tableau idéal, mais une étude et une représentation exacte de ce qui se passe dans le monde moral. Ce n’est que depuis peu que la haute importance des principes politiques a été justement appréciée. [...] Mais c’est là une vérité digne d’être enseignée aussi à ceux par qui les ouvrages de philosophie et de science ne sauraient jamais être compris. "

Il s’agit, en somme de montrer concrètement les effets sur l’individu d’un système social qui pérennise l’injustice et le malheur. Le projet est ouvertement didactique.

Caleb Williams est un jeune orphelin de milieu modeste, curieux et cultivé. À la mort de son père il est recueilli par un seigneur du voisinage, Falkland, qui l’engage comme secrétaire. Ce Falkland a la réputation d’un seigneur extrêmement sage et bienveillant. Mais Caleb le surprend à plusieurs reprises dans des états d’abattement et de dépression qui contrastent avec cette réputation. Ces épisodes aiguisent la curiosité du jeune homme qui apprend de la bouche d’un ancien serviteur que Falkland a passé de nombreuses années en Italie où il s’est imprégné des romans de chevalerie. La situation se tend lorsque s’installe dans le voisinage un autre seigneur violent et brutal, Tyrrel. Malgré les tentatives de conciliation de Falkland, l’affrontement est inévitable et le duel n’est évité que de peu, Falkland étant pris de tremblements nerveux qui l’empêchent de répondre à l’invitation de Tyrrel en ce sens. Peu de temps après, celui-ci est assassiné, et le fils d’un paysan qu’il avait humilié peu auparavant est accusé et exécuté, ce qui entraîne l’effondrement du père.

En réalité, c’est ici que le roman commence réellement. Caleb, intrigué par le comportement de Falkland, de plus en plus sombre, cherche à percer un secret qu’il pressent et il s’instaure entre son maître et lui une sorte de persécution réciproque, d’autant plus douloureuse qu’ils éprouvent mutuellement attachement et estime. Mais Falkland s’appuie sur toutes les ressources que lui offrent une législation faite pour servir les grands et une justice qui n’a d’autre but que de perpétuer l’injustice existante. Caleb est alors entraîné dans une fuite sans fin à travers toute l’Angleterre, fuite qui n’est pas sans évoquer celle de Frankenstein et de sa créature telle que la décrira plus tard la fille de Godwin, Mary Shelley, et peut-être plus encore de la fuite du " dernier homme " décrite par elle dans le roman qui porte ce titre. Au cours de cette fuite, Caleb rencontrera la prison, symbole et matérialisation de l’oppression la plus absolue. Il sera amené également à fréquenter différents milieux, en particulier un groupe de bandits, partisans avant la lettre de la " reprise individuelle ", qu’il devra quitter cependant, parce que les bandits non plus ne sont pas des saints et que l’un d’entre eux deviendra l’allié le plus sûr de son persécuteur. Partout, Falkland retrouvera Caleb qu’il aura fait accuser de vol, mais qu’il refusera de faire condamner afin de l’avoir à sa disposition pour mieux le persécuter, jusqu’à ce que l’Angleterre tout entière soit pour lui une prison. Mais cette chasse ira de pair avec une dégradation parallèle de sa santé, minée par le souci que lui cause sa préoccupation de maintenir intacte sa réputation. Caleb, en même temps refusera de dévoiler ce qu’il a peu à peu découvert et qui ruinerait cette réputation. Lorsque à la fin il se résoudra à la faire connaître, cette révélation ne précédera que de quelques jours la mort de Falkland, et lui-même, saisi de remords et d’angoisse, connaîtra des tourments sans fin.

À un premier niveau, Godwin paraît bien avoir rempli la tâche qu’il s’était fixée. Caleb Williams est bien un roman didactique " à thèse ", dirions-nous aujourd’hui. On y découvre ce qui était affirmé dans la Justice politique, que le système politique basé sur la domination pervertit jusqu’aux aspects les plus personnels des relations individuelles. Cette domination est celle des riches et des puissants qui ne la doivent pas à leurs mérites personnels mais aux préjugés qui soutiennent le système. Les mérites personnels, de même que l’intention bienveillante qui anime la plupart des personnages à un moment ou à un autre, et les personnages principaux tout au long du récit, ne résistent pas à la perversion qu’introduit ce système. Falkland est bien un persécuteur, mais c’est aussi une victime des préjugés. La justice, telle qu’elle est instituée, ne fait que renforcer l’injustice existante. La répression exercée par le pouvoir est le terrain qui favorise les vices et la révolte. Le gouvernement, qui prétendait assurer la sécurité est donc, par son existence, facteur d’insécurité et il s’oppose aux aspirations légitimes des êtres humains.

Un roman à thèses, donc, et qui à ce titre pourrait être singulièrement ennuyeux. Mais ceci n’explique pas l’étouffement et l’atmosphère angoissée qui, distillés par la lecture et remarqués par des lecteurs aussi différents que Chateaubriand et Baudelaire, font qu’on considère les auteurs de romans noirs américains comme les " héritiers " de Godwin. Autant qu’un voyage à travers l’Angleterre de la fin du xviiie siècle, à la rencontre de la misère qu’elle recèle et des Bastilles qu’elle cache (un des arguments majeurs de Burke, opposant à la révolution française, est que l’Angleterre " n’a pas de Bastille "), Caleb Williams est un voyage à travers l’angoisse, la culpabilité, l’inconscient dans ce qu’il a aussi de plus sombre. C’est peut-être le souci de la vérité qui pousse Caleb à découvrir le secret de Falkland. Mais ce secret, caché dans un coffre que Caleb tente de forcer un soir d’incendie, s’il se révèle, en fin de compte, n’être probablement rien d’autre que le récit des événements, pourrait bien être, si l’on veut, le secret de la sexualité que l’adolescent dérobe à l’adulte. Cette quête qui pousse Caleb, malgré lui, à persécuter Falkland pourrait bien avoir quelque chose à voir avec la révolte contre le père. Il faut remarquer que, pris dans leur description anecdotique, les caractères des personnages sont complètement invraisemblables. Les événements rapportés eux-mêmes sont souvent improbables, les coïncidences impossibles nombreuses, et on relève dans le cours du récit plusieurs incohérences. Pourtant, l’ensemble a un caractère de vérité profonde. La faute dont Falkland accuse injustement Caleb ne justifie absolument pas l’acharnement que met toute la population d’Angleterre à le persécuter. Falkland, de son côté, ne fait que s’enfoncer dans le meurtre et la culpabilité, alors que son souci avoué est de préserver sa réputation. Les deux protagonistes principaux paraissent en proie à une paranoïa à deux qui pourrait bien masquer entre eux une relation de nature homosexuelle.

Bref, Godwin a eu une certaine chance d’écrire à son époque. Il serait aujourd’hui la proie de tous les critiques férus de psychanalyse, qui ne manqueraient pas d’en déduire le caractère pathologique de ses théories politiques et de l’anarchisme en général.

Les héros sont poursuivis par un destin qui les dépasse et qu’ils ne comprennent pas. Mais ce destin n’a pas son origine dans la colère des dieux, ni dans une fatalité qui tiendrait à la nature humaine. Cette fatalité, c’est celle de la domination et des règlements injustes qui la pérennisent, ainsi que des préjugés qui sont inscrits en nous. Car si la domination nous était simplement imposée, si elle nous était extérieure, les choses ne seraient pas " ce qu’elles sont ", et rien ne s’opposerait à la réalisation de ce que notre raison nous montre avec tant d’évidence. La domination arbitraire, et que nous savons telle, ne dispose que de peu de pouvoirs sur nous. C’est ce qu’affirmait déjà La Boétie, et que redit William Godwin. La paranoïa qu’on ressent tout au long de Caleb Williams n’est pas la sienne, ni celle de ce malheureux Caleb, c’est celle dans laquelle nous baignons tous. Le pouvoir nous a vampirisé et, alors même que nous cherchons à nous en débarrasser, il resurgit de l’intérieur de nous-mêmes, sans que nous puissions généralement le distinguer.

Faut-il alors penser que le roman marque un tournant dans la pensée de Godwin et que renonçant à la vision de la société idéale qu’il décrivait jusqu’alors, considérant que l’élaboration d’une philosophie politique serait une tâche quelque peu utopique, il se résignerait à ne plus écrire que des romans et des essais traitant de l’éducation et de la psychologie ? L’élaboration de Caleb Williams l’aurait ainsi conduit, malgré lui, à estimer que son projet politique était inévitablement tenu en échec par " les choses comme elles sont ". Ainsi se justifierait l’opinion qui voudrait que Godwin ait en quelque sorte renié ses idées de réforme politique. On pourrait alors dire : " Vous voyez bien que vous n’êtes pas raisonnable, et Godwin lui-même a bien dû se rendre à l’évidence... "

Mais il faudrait pour cela pouvoir tenir pour quantité négligeable les deux éditions postérieures de la Justice politique, l’intervention directe de Godwin dans les luttes politiques de son temps, au moins jusqu’au tournant du siècle. Dans cette hypothèse, il faudrait aussi ne pas tenir compte des allusions nombreuses, dans la Justice, au caractère souvent tragique de la vie et des précautions multiples que prend l’auteur pour signifier que la justice et la liberté ne peuvent être imposées, mais qu’il faut qu’elles fassent leur chemin dans l’esprit et la conviction de ceux à qui elles doivent bénéficier (c’est-à-dire, selon lui, à l’ensemble de l’humanité). Le bien et le juste sont évidents, mais cette évidence doit cheminer, selon lui, jusqu’à ce que les préjugés n’apparaissent plus que comme ce qu’ils sont et que les vraies valeurs soient enfin reconnues.

La rédaction du roman empiète sur celle de l’essai. Au cours de la rédaction de celui-ci, Godwin a rencontré des points obscurs. Ce sont ceux-ci qui sont le sujet principal du roman, peut-être parce que l’essai ne lui paraissait pas offrir le matériau suffisant pour les aborder.

Ce n’est pas alors d’un renoncement qu’il s’agit, mais plutôt d’un élargissement. Parti d’un traité politique au sens traditionnel du terme, Godwin se rend compte que ceci ne peut rendre compte de toute la réalité politique. Caleb Williams ouvre de nouvelles perspectives de luttes. L’adversaire n’est pas seulement à l’extérieur de nous, dans les structures qui nous oppriment, il est aussi, à l’intérieur, dans la place que ces structures ont pris en nous.

Plutôt qu’un renoncement au politique, les essais ultérieurs de Godwin, The Enquirer, Thoughts on Man et jusqu’aux Essays never before published témoignent alors du souci de Godwin d’intégrer à la sphère politique le domaine de l’éducation, des relations interindividuelles, et jusqu’au système de valeurs, qui peut s’incarner dans la préoccupation religieuse, au sens originel, qu’il faut évidemment distinguer de la religion proprement dite

Peut-être s’agit-il en fait de deux aspects de la même réalité. Parfois, le monde que nous souhaitons nous paraît tout proche, à portée de la main. Mais si nous tendons celle-ci vers ce qui nous apparaît si évident, et que pour cela nous nous déplaçons si peu que ce soit, ce que nous apercevons alors est fait d’angoisses, de doutes et d’obscurités qui ne nous permettent guère de distinguer ce qui les composent. C’est que l’une comme l’autre ne sont que le reflet de nous-mêmes, aussi évidentes et aussi étrangères l’une que l’autre. Notre consolation, alors, ne peut découler que de ce que, nous détournant, nous verrons nos compagnons contempler le même spectacle, aussi désemparés que nous, emplis comme nous de craintes et de désirs, entraînés comme nous par le flux de la vie qui nous lie, mais aussi nous relie tous.

Alain Thévenet

En grande partie, l’article qui précède s’inspire de la thèse monumentale de Jean-Louis Boireau "Théorie politique et pratique romanesque, William Godwin et le roman " jacobin " anglais (université de Paris III, 1983), travail malheureusement non publié.

Caleb Williams a été réédité dans une traduction ancienne (Phébus, 1997).

Sur William Godwin, on peut consulter William Godwin, ou l’euthanasie du gouvernement, textes choisis et présentés par A. Thévenet, Atelier de création libertaire, 1993.




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