Cet article tiré de la revue britannique Anarchist Studies (mars 1998) interprète de manière aussi intéressante que discutable un roman qui a été d’une grande importance pour les anarchistes. Finn Bowring estime que les Dépossédés apportent une preuve des carences de l’anarchisme. On peut estimer plutôt qu’Ursula Le Guin, comme tant d’auteurs de science-fiction, se sert de ses livres comme d’un laboratoire, pour tester des hypothèses, ce dont convient d’ailleurs Bowring. Ici, l’hypothèse est celle d’une société anarchiste sclérosée par la pénurie matérielle et l’isolement géographique. Le roman ne traite donc pas d’une utopie (étymologiquement le lieu qui n’est pas) mais au contraire d’une société envisageable, l’une parmi tant d’autres possibles. On peut enfin penser que les Dépossédés sont un plaidoyer pour la révolution permanente, un témoignage de l’histoire sans fin.
La société est une chose qui existe, mais son existence dépasse les possibilités de communication de ses membres. La tâche du romancier, en particulier de l’écrivain de science-fiction, est de créer un monde imaginaire cohérent et plausible, mais en dévoilant ce monde au lecteur au travers de la compréhension partielle, de la perception limitée et des déductions hasardeuses de ceux qui l’habitent.
Tout comme notre propre société, l’univers littéraire jouit d’une identité éphémère, imparfaite, incertaine. Et pourtant un bon écrivain ne s’abrite pas derrière les connaissances incomplètes de ses personnages ; il utilise au contraire un rendu authentique de leur expérience pour transmettre un monde authentique, un monde qui parle aux espoirs et aux peurs, aux rêves et aux idéaux, aux dilemmes et aux mystères des lecteurs. Il en résulte un univers vivant, une société bien plus profonde, bien plus riche, bien plus complexe que ce que l’auteur peut théoriquement créer, tout comme la société dans laquelle nous vivons dépasse l’horizon de nos buts et de nos intentions conscientes. Une telle réalisation littéraire permet au critique d’opérer une recherche philosophique et sociologique d’ordinaire réservée à la seule réalité empirique.
Depuis le début des années 60, Ursula Le Guin a créé bon nombre d’univers de ce genre pour les lecteurs de science-fiction du monde entier. Le meilleur est probablement celui des Dépossédés. Publié en 1974, ce livre reçut d’excellentes critiques et attira l’attention de la Nouvelle Gauche. Il est essentiellement un commentaire original, voire une reformulation, de la philosophie et de la pratique de l’anarchisme, dont l’auteure a déclaré qu’il était pour elle " la plus idéaliste, et pour moi la plus intéressante, de toutes les théories politiques ". (Le Guin, 1978 : 121) En explorant cette théorie grâce aux expériences et aux relations plausibles des membres d’une communauté anarchiste fictive, Le Guin éclaire fort bien les attraits et les pièges d’une société autogérée, " testant ", dans le laboratoire de son imagination, une théorie qui a rarement trouvé une expression pratique.
Toutefois, son désir de préserver l’essence de l’idéal anarchiste malgré les contradictions et les obstacles mêmes que sa propre entreprise intellectuelle expose est, selon moi, intenable. Je soutiens que son refus d’abandonner cet idéal (d’une liberté universelle et sans compromis) reflète une imperfection plus profonde de sa pensée : une conception insuffisamment matérialiste de l’autonomie.
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Résumé des Dépossédés (1)
Ce titre fait référence aux habitants d’une sorte de kibboutz planétaire futur, fondé deux siècles plus tôt par des immigrants en provenance de la planète Urras où fleurissent prospérité, patriarcat, capitalisme et exploitation. Ces immigrants se nomment les Odoniens, du nom de Laia Odo, qui en est la fondatrice et la théoricienne. Lorsque la rapide croissance du mouvement anarchiste renversa l’état-nation d’Urras, la menace d’une déstabilisation globale conduisit à un accord politique. La Société odonienne internationale se vit offrir sa propre patrie sur Anarres, une lune d’où les Urrastis extrayaient des métaux précieux depuis plusieurs générations. Un million d’Odoniens furent transportés à Anarres en vingt ans, après quoi l’immigration cessa. La seule communication officielle entre le Nouveau et le Vieux Monde n’a lieu que huit fois par an, lorsqu’un cargo spatial urrasti fait une brève escale. Des pièces détachées industrielles ou électroniques, du pétrole et dérivés chimiques et de nouvelles espèces de plantes vivrières sont livrées en échange de minéraux anarrestis.
Anarres est une planète stérile et inhospitalière. Ses habitants, plus de 20 millions à présent, jouissent d’un niveau relativement avancé de technologie, en gros équivalent à celui de la Terre au début du xxie siècle, mais demeurent à la merci d’un environnement hostile. Odo avait eu la vision d’une société décentralisée basée sur de petites communautés autogérées, reliées entre elles par d’efficaces réseaux de transports et de communications gérés coopérativement, et par le libre échange et développement des idées. Mais cette vision avait été élaborée au sein de l’état naturel d’abondance propre à la planète mère Urras.
Sur Anarres, les anarchistes doivent se disperser très largement à la recherche des ressources et forment des communautés de travail relativement spécialisées.
L’échange volontaire et la combinaison de ressources particulières à chaque région ont été néanmoins pris comme preuves qu’Anarres est un organisme social complexe où les exigences de la diversité et de la solidarité pouvaient être maintenues dans un état d’équilibre écologique.
Parce qu’elle est une société sans propriété privée, et par conséquent sans intermédiaire d’échange des ressources, tant l’allocation et la coordination des tâches que la distribution des produits finis ne peuvent y être confiées aux mécanismes du marché. Une certaine centralisation s’est donc révélée inévitable, et a été combattue avec une constante vigilance.
Le centre administratif d’Anarres est la CPD (Coordination de la production et de la distribution 2). La CPD est établi dans la grande ville appelée Abbenay, qui abrite également les instituts centraux de recherche et d’enseignement ainsi que la Fédération de défense responsable du spatioport voisin. La CDP supervise les activités des différents syndicats, fédérations et individus. Elle coordonne les transports long-courrier et les communications. On a recours aux ordinateurs pour faciliter l’administration, la division du travail et la distribution des biens. Les syndicats et les fédérations sont représentés au sein de la CDP par des délégués tirés au sort.
La CDP n’a ni le pouvoir de contraindre individus ou groupes à accomplir les tâches qui leur sont attribuées, ni celui de contrôler leur niveau de consommation. La participation aux réunions de la CDP suit le même principe de volontariat. Les délégués sont formés pendant un an, puis jouissent d’un droit de vote pendant quatre ans (quoique certains restent, en qualité de " conseillers "). En l’absence de procédures parlementaires fixes pour les réunions, celles-ci sont souvent le lieu de débats tendus.
Le " communisme non autoritaire " des Anarrestis se caractérise par une absence complète de lois formelles ; il n’y a donc ni tribunaux, ni police, ni prisons. Quoiqu’on trouve des asiles sur Anarres, leur fonction officielle n’est pas d’incarcérer les fous et les déviants, mais d’offrir un refuge aux individus particulièrement anti-sociaux que leur comportement (qu’ils soient meurtriers, violeurs ou déserteurs chroniques du travail) expose à d’éventuelles représailles par d’autres.
Les Dépossédés raconte l’histoire de Shevek, sa vie, de l’enfance à la maturité. Shevek devient un brillant physicien dont la recherche dans le domaine du temps donne bientôt naissance à une théorie, le principe de simultanéité, qui promet de révolutionner non seulement les concepts d’espace et de temps, mais aussi les relations entre les différents mondes. Le but de sa vie est de créer une théorie générale de la temporalité qui rendrait possible, au minimum, la communication interplanétaire sans les heures, les jours et parfois les années de délai causé par la faible vitesse des impulsions électromagnétiques. Enfin, cette théorie laisse entrevoir une invention plus précieuse encore : le transfert instantané de la matière à travers l’espace, la transilience.
Le problème est que les idées de Shevek ne sont guère populaires. Tant en raison de son originalité radicale et dérangeante que parce qu’il menace de détruire l’isolement opiniâtrement défendu d’Anarres, le travail de Shevek est étouffé par des personnalités influentes de la CDP et par d’autres experts et " consultants " de son domaine. Ses propositions d’enseigner sont rejetées, et ses tentatives de communiquer avec les physiciens d’Urras se voient régulièrement censurées. Lorsqu’Anarres subit une grave sécheresse, Shevek est séparé, pendant quatre ans, de son amante et de leur enfant par une succession de mutations. Ils ne sont pas le premier couple à avoir été séparé pour une longue période, et ils découvrent d’autres individus créatifs ou inhabituels dont le travail a été supprimé, ridiculisé ou réduit par d’inexplicables mutations, dont un auteur de comédies satiriques admis dans un asile pour y recevoir une " thérapie ". La famine décroît, mais la vie ne revient pas à la normale. Chaque crise, semble-t-il, laisse derrière elle de nouvelles couches de centralisation et d’inertie bureaucratique. Des hiérarchies, originellement provisoires, perdurent à mesure que les gens apprécient le confort de voir diminuer initiative et responsabilité personnelle. D’aucuns, avides, brutaux, charismatiques, exploitent alors ce conservatisme, utilisant leur compétence technique et leur influence personnelle (qui dérive par exemple d’une compréhension rare et jalousement gardée de la langue urrastie) pour consolider leur autorité et leurs privilèges.
Lorsque Shevek revient à sa famille, sa détermination à poursuivre ses recherches et à obtenir une certaine intimité commence à menacer d’autres membres de la communauté. Ceux-ci persécutent alors son fils aîné, ostracisent la mère au travail et les qualifient tous de " traîtres ". Cette tension s’accroît encore après que Shevek eut fondé, avec des amis et des collègues, un Syndicat d’initiative (sic) dont les idées nouvelles sont publiées. Le Syndicat imprime le texte le plus réussi de Shevek, ainsi que des bulletins contenant le détail de conversations par radio tenues par les membres du groupe avec des physiciens et d’autres Urrastis. Shevek décide que, pour être fidèle à sa vocation, il doit alors leur rendre visite sur Urras. En permettant à un collègue jaloux, mais plus ancien et plus influent, de signer avec lui ses recherches, il avait obtenu, naguère, l’autorisation d’envoyer son travail sur Urras. Les physiciens urrastis avaient néanmoins détecté l’usurpation. À peine le Syndicat d’initiative commence-t-il à communiquer avec Urras, que Shevek est invité à recevoir sur Urras un prestigieux prix qui lui y avait été décerné, sans qu’il le sache, neuf ans plus tôt. Il l’ignorait, parce que cette information avait été retenue par la CDP.
La physique urrastie est en avance de plusieurs décennies sur celle d’Anarres ; Shevek découvre bientôt que ce qui rendit son collègue célèbre n’était qu’une traduction déguisée de textes urrastis. La perspective de collaborer avec des esprits supérieurs plaît beaucoup à Shevek, ainsi que celle de compléter sa " théorie générale temporelle " et de partager cette réussite avec d’autres mondes. Mais Shevek n’agit pas seulement par frustration intellectuelle. Son syndicat est aussi en contact radio avec un groupe clandestin qui s’est baptisé " Société odonienne ". L’existence de ces anarchistes d’après le traité menace la perception anarrestie d’Urras comme une société pourrie, sans espoir de rédemption.
Lorsque leurs représentants demandent à venir sur Anarres, les limites, précédemment immuables, de la responsabilité morale des Odoniens commencent à être mises en question. Étant donné que les termes du traité interdisent toute émigration supplémentaire vers Anarres, leur requête est rejetée. Mais qu’un Anarresti aille sur Urras est moins délicat. Alors, inquiet de l’hostilité que son travail attire à sa famille, Shevek se porte volontaire, conscient que même si son voyage est un succès, ses compatriotes pourraient bien lui interdire de jamais revenir.
Réconciliation de la liberté
et de la nécessité
C’est avec brio que Le Guin entremêle les destins antagonistes d’Anarres, la dure humaniste, et d’Urras, l’obscènement avide, tels que les découvre le physicien dissident puis étranger. L’enthousiasme initial de Shevek pour Urras, pour sa luxuriance quasi érotique, sa prospérité et sa richesse sensorielle, sa vitalité, l’efficacité et l’ardeur au travail de ses habitants, retombe bientôt.
Il découvre l’envers de la société qui l’a adopté, sa pauvreté diffuse, ses préjugés aveuglants, sa corruption universelle, sa coercition brutale et le culte du secret de sa classe dirigeante. L’ignorance et la peur urrastie des anarchistes d’Anarres n’est que l’image en miroir de la propagande anarrestie. Shevek comprend bientôt que l’invitation à venir sur Urras n’était pas une offre de collaboration intellectuelle désintéressée, mais un acte de piraterie capitaliste. Il a été invité, sinon acheté, par Urras pour que celle-ci puisse exploiter son esprit. L’enjeu est la possession privée des moyens de vol spatial instantané. Les rencontres du naïf Shevek avec le pouvoir, l’injustice et l’avidité de la civilisation d’Urras permettent une critique neuve et éclairante des sociétés capitalistes et socialistes étatistes (la nation dont les Odoniens sont originaires est depuis devenue une société de socialisme autoritaire, cependant que les hôtes de Shevek appartiennent à un virulent État capitaliste patriarcal).
Mais c’est dans son exploration des imperfections de l’utopie anarchiste que se trouvent les intuitions philosophiques et politiques les plus raffinées de l’auteur. Comme toute société complexe, la société odonienne exige un certain degré d’ordre, de continuité et de fiabilité dans le comportement de ses membres pour fonctionner sans heurts. Si cette société veut éloigner les dangers et la pauvreté dus à un environnement hostile, il lui faut une spécialisation des tâches, une vaste division du travail, des processus compacts de prise de décision, des formes de hiérarchie, aussi temporaires soient-elles, et de la compétence. Il faut que les individus accomplissent le travail qui leur est donné, qu’ils se limitent aux niveaux prescrits de consommation, sans pour autant comprendre complètement le but et les résultats de leurs actes, ni en débattre.
La capacité de production de la société ne peut être exploitée au mieux que si le travail est combiné et réglé par des processus qui dépassent la compréhension immédiate et les capacités de communication des individus. En d’autres termes, comme toute société complexe, Anarres doit pouvoir se fier à la prévisibilité du comportement de ses habitants, mais elle ne doit pas, et en fait ne peut pas, faire appel à leur liberté.
Ce qui distingue Anarres d’autres société modernes est que, si sur Urras le consentement des gens aux processus opaques de production et de distribution sociales est obtenu par la double perspective d’une punition formelle et d’une récompense privée, dans la société odonienne le besoin d’intégration fonctionnelle est perçu comme étant synonyme du besoin de liberté personnelle.
L’absence de lois dans la société odonienne, en d’autres termes l’absence de règles formelles imposées par une violence contrôlée, est constamment donnée comme preuve que la " société " n’existe pas en tant qu’apparatus fonctionnel (en tant que système d’" hétéronomie ", pour reprendre le langage de Gorz) indépendant de l’action consciente de ses membres. Il existe donc une fiction qui sous-tend cette société et qui est essentielle à la perception de la légitimité du projet anarchiste. C’est la doctrine du collectivisme social, une doctrine qui masque les structures fonctionnelles de la reproduction sociale, qui déguise des impératifs socialement médiatisés en besoins personnels clairs, et qui ensuite célèbre la satisfaction de ces besoins comme l’acte d’autonomie le plus haut.
Le langage d’Anarres, création rationnelle pleine de références aux principes odoniens, renforce cette illusion. Ainsi, par exemple, il n’y a guère de distinction linguistique entre " travail " et " jeu ". La liberté, dans la pensée odonienne, n’est pas la liberté à l’égard de ce qui est nécessaire, ceci étant synonyme de caprice futile et irresponsable, mais plutôt la liberté à l’égard de ce qui n’est pas nécessaire, de ce qui est un gaspillage, de ce qui est peu pratique ou injustifié, de ce qui divise.
" C’est le travail inutile qui attriste le cœur " a écrit, dit-on, la fondatrice du mouvement, alors que " la joie durable " " d’accomplir et d’accomplir bien le travail nécessaire est peut-être la plus profonde source d’affection et de sociabilité ". Shevek approuve : " Après tout, le travail est fait par amour du travail. C’est le plaisir permanent de la vie. " (Le Guin, 1975 : 159)
On assiste donc à un effondrement des relations macro-sociales, à un effondrement des formes fonctionnelles de coopération et de comportement contributif ; leurs limites et leurs objectifs sont des attributs, préprogrammés, du lieu que les gens occupent dans le système social et dans les relations personnelles de sentiment, de libre réciprocité et de besoins ressentis.
Le résultat de tout ceci est que l’organisation matérielle de la société, ses priorités institutionnalisées et ses définitions des besoins ne peuvent pas être remises en question, et par conséquent ne peuvent être considérées que comme le résultat du libre choix de chacun, parce qu’elles sont interprétées comme la plus pure expression de la liberté absolue.
La socialisation de la liberté
La seule manière par laquelle la société odonienne peut être effectivement reproduite, sans recourir à une régulation formelle par le pouvoir et l’argent (et par conséquent sans exposer le caractère illusoire du mythe de la réconciliation qui est à la base de la vision anarchiste), est de masquer la distinction entre fonction et personne, entre société et individu. Le but est là de préserver l’image d’Anarres en tant qu’utopie lisse et indépassable dans laquelle tout le potentiel humain est libéré, en accord avec les principes supérieurs de la solidarité spontanée et de l’entraide.
Ce projet idéologique comporte deux éléments.
Tout d’abord, la socialisation des Anarrestis a lieu de telle façon que leur identité d’Odoniens a priorité sur toutes les autres sources d’identification et d’affection. La liberté, qui est la plus haute valeur de l’anarchisme, est conçue comme un attribut de la société odonienne.
Elle n’est pas la propriété des individus, car les habitants dépossédés d’Anarres n’ont pas de possessions personnelles, ce qui est une condition essentielle à l’harmonie de leur liberté collective.
Les Anarrestis expriment donc leur liberté lorsqu’ils contribuent à l’entretien de leur société utopique, et ils fuient cette liberté lorsqu’ils projettent " la société " comme quelque chose d’extérieur à leur être, quelque chose que l’on pourrait souhaiter fuir ou combattre. La foi dans l’unité globale de tous les Anarrestis et dans la vertu intrinsèque de leur société est renforcée par une abondance d’images dépravées d’Urras, avant. Ces documentaires sont l’essentiel des cours d’histoire où l’on avertit les jeunes Odoniens du Mal duquel ils se sont échappés et contre lequel il leur faut définir leur identité commune.
Lorsqu’un ami du jeune Shevek suggère que des informations plus récentes et moins négatives au sujet de la société d’Urras sont délibérément interdites par la CDP, dans le but d’empêcher qui que ce soit de défier ou de quitter la société odonienne, la réponse de Shevek révèle le degré de mutilation politique que cette idéologie a engendré. " Interdit ? [...] Qui interdit ? Tu es en train d’extérioriser la fonction intégrante elle-même [...]. Nous ne quittons pas Anarres, parce que nous sommes Anarres. [...] Sommes-nous retenus ici de force ? Quelle force ? Quelles lois, quels gouvernements, quelle police ? Rien de tel. Simplement notre propre être, notre nature d’Odonien. C’est ta nature d’être Tirin, et la mienne d’être Shevek, et notre nature commune est d’être des Odoniens, responsables chacun envers les autres. Et cette responsabilité est notre liberté. L’éviter, ce serait perdre notre liberté. " (Le Guin, 1975 : 54)
En dépit de ce patriotisme, Shevek n’est pas aussi à l’aise avec sa société qu’il le prétend. Tout petit, Shevek avait été captivé par le phénomène de la lumière solaire, ce qui le conduisit à une fascination possessive qui fut censurée par ses tuteurs. À huit ans, déjà enchanté par les formules mathématiques, Shevek fut exclu de sa classe pour avoir égotisé : il avait présenté la théorie, humoristique et inventive, d’une pierre lancée qui ne pourrait jamais atteindre l’arbre parce qu’elle se trouverait toujours à mi-chemin entre deux points de sa trajectoire. Adolescent, Shevek, se retrouvant assigné à un terrible travail manuel dans une région désertique appelée La Poussière, est furieux d’être trop épuisé pour pouvoir faire de la physique dans son temps libre, de voir ses véritables talents inutilisés, et de se sentir perturbé par l’intuition qu’il est " immoral de faire un travail que l’on n’aime pas "
Ce qui régit le comportement des Anarrestis est la peur d’être catalogué égotiseur. Un égotiseur possède un degré d’originalité tel que, celui-ci ne pouvant par définition être aisément partagé, il constitue une trahison du principe odonien de propriété collective.
Il n’y a pas de place dans la société anarrestie pour des individus qui ne ressentent qu’un attachement incomplet au mode de vie odonien, qu’une fracture entre leur être social et leur être personnel, qu’une disjonction entre leurs obligations sociales et les projets et les valeurs qui expriment leurs propres désirs et responsabilités.
Actes subversifs ou brillants, créativité individuelle, tentatives complexes et inventives de transmettre paradoxes et énigmes, échecs et inadéquations de la vie sociale ne sont donc pas considérés comme des expressions d’une liberté humaine riche et ambiguë, mais comme une perversion, proche de la folie, de la nature humaine.
Le déni de la sphère personnelle
La menace de la folie, qui est en fait la menace d’être ostracisé des communautés de sens, est renforcée par un second élément de l’idéologie collectiviste : Le déni ou la dévaluation de toutes les relations et les loyautés qui, personnelles, interfèrent donc avec la primauté de l’engagement de l’individu envers la société en tant que macro-sujet. C’est l’une des raisons pour laquelle sur Anarres la vie privée est mal vue, vue comme une forme de gaspillage. Les mœurs exigent par exemple que le courrier soit envoyé non fermé, pour ne pas dilapider en communication frivole des ressources vitales. Pour les enfants, après le sevrage, le véritable foyer est le centre communautaire où ils sont élevés ; le temps qu’ils passent avec leurs parents biologiques est limité. Un enfant ou un adolescent ne dort pas dans une chambre particulière pour satisfaire un éventuel besoin de solitude, mais parce qu’il a dérangé les autres : " Solitude valait opprobre " se souvient Shevek. Les pronoms possessifs étant normalement péjoratifs et les mots mamme et tadde étant utilisés pour désigner n’importe quel adulte qui fait preuve d’affection responsable envers un enfant, les enfants ne peuvent appeler leurs parents biologiques que par leurs noms d’adultes. Il n’y a de même aucun mot particulier pour les frères et sœurs biologiques, le neutre ammar pouvant s’appliquer à n’importe quel Odonien.
Alors que dans la plupart des cultures modernes donner un nom à un enfant est un événement profondément personnel, un premier pas des parents vers le don à l’enfant d’une identité exprimant tant l’aspect unique de l’enfant que l’aspect unique des sentiments des parents pour lui, les nouveau-nés anarrestis reçoivent leur nom d’un ordinateur central. L’individualité des personnes, auxquelles on assigne un nom de cinq ou six lettres pré-autorisé et qui ne soit pas déjà pris au moment de la naissance, est ainsi garantie et authentifiée par la société, et procure par la suite toute l’identification nécessaire du point de vue administratif. Que ceci compromette gravement la qualité de la relation affective entre parent et enfant est l’évidence même. L’amante de Shevek n’aime pas le nom donné à son bébé : " Cela sonne comme une bouchée de gravier... ça ne lui va pas. " (Le Guin, 1975 : 257).
L’attachement émotionnel aux enfants est découragé par la société odonienne, parce qu’il tend à faire des parents des propriétaristes qui anéantissent la liberté de leurs enfants et refusent de s’en dessaisir au bénéfice de la société. Être fier même de ses enfants est considéré comme une signe de possessivité malsaine. Un amour sexuel intense est également mal vu, car il engendre une tendance identique. La pensée normale considère donc le sexe comme une copulation fonctionnelle et dévalorise l’engagement à long terme. De fait, un amour exclusif pour un autre n’est une émotion socialement utile à ressentir ni lorsque les adultes peuvent être séparés de leurs partenaires ou de leurs enfants par les besoins, changeants, de la société en matière de main-d’œuvre, ni lorsque les besoins de construction, d’entretien, de chauffage et d’éclairage qui résulteraient d’un passage général à l’intimité outrepasseraient les ressources de l’économie : " On pouvait facilement obtenir l’intimité sexuelle, qui était recommandée socialement, mais à part cela l’intimité n’était pas fonctionnelle. C’était un excès, un gaspillage. " (Le Guin, 1975 : 120)
En conséquence, quoique les chambres doubles pour couples soient disponibles dans la plupart des communautés, les adultes dorment en général dans des dortoirs et n’utilisent des chambres séparées que pour les nuits où ils souhaitent bénéficier d’intimité sexuelle.
L’idéologie anarrestie ne condamne pas seulement l’attachement aux autres, mais aussi l’attachement aux choses. Les souvenirs sentimentaux, les cadeaux personnels, les ornements corporels, les objets appréciés pour leurs plaisantes couleurs, formes ou textures sont des luxes inhabituels que n’accepte pas vraiment la philosophie anarrestie de propriété commune et d’anti-possessivité. Ce que les Anarrestis veulent, ils peuvent le prendre librement dans ce qui est disponible dans les entrepôts communautaires. Mais usage personnel ne signifie pas propriété privée.
S’attacher personnellement, que ce soit aux gens ou aux choses, menace de ronger le lien universel qui cimente la société odonienne : parce que cela revient à nier le principe de l’utilité sociale générale et la primauté du bien commun sur les goûts personnels, les désirs et les impulsions idiosyncratiques, et les simples plaisirs gratuits. Pour la pensée odonienne, la nécessité sociale est la liberté.
Ce qui n’est pas socialement nécessaire est ruineuse complaisance. Tout ce qui ne peut être socialisé, possédé en commun, démontré d’utilité publique, est excessif.
Et comme, selon Odo, l’excès, c’est l’excrément, ce superflu doit disparaître par la chasse d’eau de la société anarrestie.
Les raisons en sont évidentes : les attachements affectifs peuvent dévier les normes de l’intégration sociale. Leur existence affaiblit la menace d’ostracisme et de solitude aiguë qui régit l’action sociale. On décourage les liens personnels pour la même raison qu’on évite de formuler des lois. Ces deux stratégies servent à maximiser la conformité sociale en magnifiant le pouvoir de la conscience sociale. Ainsi que le craint Shevek " la seule sécurité que nous ayons, c’est l’approbation de nos voisins. Un hiérarchiste [un Urrasti] peut violer la loi et espérer s’en tirer impuni, mais on ne peut pas " violer " une coutume ; c’est la structure de notre vie avec les autres ". (Le Guin, 1975 : 367)
Il apparaît, grâce à cette étude plus détaillée, que la vie sur la lune anarchiste n’est pas aussi libre que la plupart de ses habitants voudraient le croire. La peur de l’infection ou de la pollution par les idées et les valeurs propriétaristes, et l’énorme fardeau d’intégration macro-sociale qui est imposé aux processus de reproduction culturelle, ont fait de la socialisation une pratique de plus en plus autoritaire et contre-libératoire. " Nous n’éduquons pas pour vivre en liberté ", se plaint un ami de Shevek qui lutte pour réformer l’enseignement de la science. " L’éducation, la plus importante activité de l’organisme social, est devenue rigide, moraliste, autoritaire. Les enfants apprennent à répéter les paroles d’Odo comme si elles étaient des lois ! L’ultime blasphème ! " (Le Guin, 1975 : 177)
Ceci a pour résultat des personnalités conformistes, peu volontaires, des gens aussi prompts à s’effrayer de la désapprobation que leur liberté pourrait leur valoir qu’à condamner la liberté des autres. Et c’est cette mentalité consentante, souvent bureaucratique, qui est exploitée à l’avantage d’une élite discrète, qui façonne les priorités et les structures de la reproduction sociale à son bénéfice.
L’anarchisme corrompu ?
Le récit de Le Guin suggère que l’anarchisme odonien, parce qu’il assimile à tort la liberté à la nécessité sociale, permet que l’organisation du travail nécessaire, ainsi que les besoins et les priorités qui la sous-tendent, soient définis et orchestrés par une élite dissimulatrice et antidémocratique. Le pouvoir de ce groupe est tout aussi invisible aux habitants d’Anarres que le sont les contraintes imposées à l’action humaine par l’organisation matérielle de la société.
Tous deux sont obscurcis par la conviction générale que chacun est libre d’accepter ou de refuser le travail qu’on lui assigne, ceci étant la base de l’unité proclamée entre le travail et la liberté.
Shevek commence cependant à comprendre que la plupart des gens agissent par lâcheté plutôt qu’en assumant consciemment et librement leurs responsabilités. Les assignations sont acceptées surtout par habitude. Peu nombreux sont les braves qui défient la conscience sociale et admettent que le travail qu’on leur a attribué leur déplaît, ou, pire encore, qu’ils souhaitent le refuser. Shevek ne considère pas ceci comme la preuve d’un défaut du projet anarchiste, mais comme un signe de l’échec personnel toujours plus répandu des gens à rester fidèles aux principes originels de l’odonianisme. Sa solution (je pense que nous approchons là de celle de l’auteure) est simplement d’aiguiser sa propre conscience de sa liberté, d’agir " sans crainte d’une punition et sans espoir de récompense : agir à partir du centre de son esprit ". (Le Guin, 1975 : 185)
Toutefois, cet appel à une conversion purement subjective est, selon moi, une réponse inadéquate aux problèmes de l’anarchisme qu’Ursula Le Guin expose si intelligemment. Si le travail que l’on se voit attribuer ne correspond pas aux facultés physiques et intellectuelles que l’on possède, si l’on ne peut adapter son contenu et ses buts aux valeurs et aux priorités que l’on se reconnaît, si les résultats que l’on s’en promet sont incompréhensibles, ou susceptibles d’être indifférents aux individus mêmes qui les ont produits, alors le libre choix de travailler n’est pas un choix de liberté. De même, si le choix de refuser le travail que l’on se voit assigner mène à une existence solitaire, sans but ni ressources, dans laquelle rien n’est fait ni choisi, à l’exception du choix de ne pas faire ce qui ne peut pas être fait librement, alors ce choix non plus n’est pas un choix de liberté.
C’est en fait la notion purement subjective de liberté, que l’auteure plante sur le sol aride de son monde anarchiste, qui explique l’autorité et l’influence de la petite technocratie d’experts et de consultants centrée autour de la CDP. Cette notion nie la possibilité même du pouvoir, et donc la base même de sa critique.
Elle réduit l’autonomie pratique et la responsabilité des individus à un geste de refus (ou, c’est du pareil au même, d’affirmation) dont la seule pré-condition est une conscience déchargée des concepts de pouvoir et de propriété. Dans ce récit, les Odoniens qui parlent de pouvoir, de force, de coercition nient simplement la liberté et la responsabilité qui est le droit souverain de chaque Anarresti.
Shevek rend donc évident à certains points le fait qu’un véritable Odonien sait que l’engagement envers la liberté n’est pas, comme il semble l’être à nous, un acte profondément compliqué et ambigu, une tentative d’augmenter la possibilité de relations sociales autonomes en attaquant les forces qui dévient, contrarient et aliènent cette liberté. Le choix de la liberté, en fait, est une obligation sociale altruiste nécessaire à la stabilité organique et à l’adaptabilité de la société.
Agir librement est une expression de fidélité à la société anarrestie et d’amour envers les idées de sa fondatrice spirituelle. C’est là l’origine de l’étrange logique inversée de la résolution prise par Shevek de continuer à faire de la recherche en physique, de sa décision " contre les attentes de sa société, de faire le travail qu’il s’était voué à accomplir individuellement. Le faire, c’était se rebeller : risquer son individualité pour le bien de la société ". (Le Guin, 1975 : 278).
L’Odonien authentique est un révolutionnaire naturel, insiste Shevek, parce que la société anarchiste, dans sa version authentique, est une révolution permanente. La rébellion est la véritable fonction cellulaire de l’individu dans l’organisme social. C’est " l’individualité de l’individu, le travail qu’il peut accomplir au mieux, et donc sa meilleure contribution envers la société ".
" Le devoir de l’individu est de n’accepter aucune loi... la révolution est notre obligation, notre espoir d’évolution. " Et donc " son sentiment d’une responsabilité primordiale envers son travail ne le coupait pas de ses compagnons, de sa société, comme il l’avait cru. Cela le liait totalement à eux ". (Le Guin, 1975 : 337-38, 363)3
Shevek s’éveille aux défauts de sa société avec un œil encore clos. Sa perspective demeure résolument idéaliste. Les obstacles à l’accomplissement humain ne sont pas extérieurs aux individus, mais s’enracinent dans l’ignorance et les faiblesses de la volonté. Une compréhension véritable de l’anarchisme odonien révèle que la liberté et le devoir social peuvent effectivement être réconciliés. La diversité et la mutualité peuvent être harmonisées, la vocation de chaque individu peut être réalisée sans conflit, compromis ou chaos.
Nous commençons donc à voir dans ce récit les similitudes, dérangeantes, entre socialisme libertaire et anarchisme de marché (free-market anarchism) : de la liberté absolue de chacun résultera la solidarité spontanée de tous.
Et les effets globaux d’une liberté universelle, inégalité, souffrance, impuissance et aliénation, n’étant la responsabilité ou l’intention de personne, ne sont pas plus un aspect délibéré d’une " société " rationnellement gérée que les vicissitudes du climat ou la fertilité du sol.
Ce raisonnement désastreux naît d’une erreur simple mais monumentale. Ainsi que l’avance André Gorz dans Adieux au prolétariat, une société qui refuse de formaliser les nécessités de la production et de la coopération dans des lois obligatoires " perd toute capacité de défier les nécessités matérielles de son propre fonctionnement ".
Le problème de la rareté
Avant de retourner finalement à l’insatisfaisant idéalisme de Shevek et donc de Le Guin, je souhaite d’abord noter une défense possible de l’anarchisme d’Odo. Comme le remarque Shevek, l’odonianisme était une philosophie politique conçue pour une planète suffisamment dotée de ressources naturelles pour ne pas avoir besoin de mécanismes de coordination. Un monde plus hospitalier que la stérile Anarres aurait permis à l’anarchisme de fonctionner comme prévu. L’idéal projeté là est à peu près le même que le communisme utopique envisagé par Marx dans l’Idéologie allemande et la Critique du programme de Gotha, où la victoire sur la rareté permettra à la division du travail d’être abolie et où besoins et contributions s’équilibreront spontanément.
Nous savons cependant qu’il n’y a qu’au paradis que l’offre et la demande, que les ressources et les besoins sont en équilibre immédiat.
Ce n’est qu’au paradis que nous sommes délivrés de l’éventualité de la rareté, de la sécheresse, de la maladie, des tremblements de terre, des variations climatiques imprévisibles, des catastrophes naturelles ; ces menaces servent à nous rappeler que nous n’avons jamais vraiment maîtrisé l’hostilité de la nature envers la vie humaine. Et même si les ressources de notre planète étaient gérées de la manière la plus efficace et la plus égalitaire, les conflits pour les ressources rares continueraient à menacer les sociétés modernes ; car le besoin et la possibilité n’y sont plus complètement séparables, et compréhension et connaissance y apportent autant de risque que de richesse et de sécurité.
Quel que soit le niveau matériel de l’existence humaine, la vie est précaire, la nature est un adversaire indépassable du projet humain. La nécessité d’organiser, de civiliser et de protéger la vie humaine contre ses opposants inhumains est une tâche inévitable. Les humains ne sont d’ailleurs pas seulement les usagers et les colonisateurs d’une nature qui leur serait extérieure, mais, en tant qu’êtres biologiques, ils sont habités par la nature autant qu’ils l’habitent. Les humains sont la nature. Ils naissent, ils respirent et ils meurent. Puisque toute l’activité humaine se déploie dans la connaissance de notre inévitable mortalité, la rareté relative du temps, ainsi que l’a sagement observé Carmen Sirianni, imposera dans toute société ses limites à la liberté et à la spontanéité de ses membres. " Toute allocation de travail socialement nécessaire a son coût en termes d’autres usages possibles du temps de travail relativement rare. La manière dont ce temps est organisé ne pourra jamais être indifférente à la société ou à ses membres. " (Sirianni, 1981 : 49)4
La manière dont une société détermine ses besoins et classe ses priorités ne fera jamais, quelle que soit la vertu de ses membres, l’économie de l’expression et de la gestion du conflit. L’établissement de standards impersonnels pour l’échange de travail et pour les normes égalitaires de contribution et de consommation entraînera un contrôle et donc la possibilité d’une coercition légitime.
Shevek défend sa société en invoquant la théorie antidarwiniste de l’Entraide de Kropotkine. La coopération n’est pas une idée philosophique abstraite s’opposant aux lois de la nature, mais un impératif de l’évolution, " le seul moyen de rester en vie ". Son opinion est que " les plus forts, dans toute espèce sociale existante, ce sont les plus sociables. En termes humains, les plus éthiques ". (Le Guin, 1975 : 227)
Cela dit, ne prôner la compétition ou la coopération qu’aux dépens de l’attitude opposée n’aide pas, à l’évidence, à comprendre les systèmes sociaux. La compétition au niveau microcosmique peut être socialement avantageuse, tout comme la coopération au niveau macrocosmique peut être collectivement aliénante. Accorder aux sociétés un statut éthique intrinsèque voile, encore une fois, la différence entre soi et société, entre liberté et nécessité. " Une société ne peut jamais être "bonne" dans sa propre organisation que par l’espace pour l’auto-organisation, l’autonomie, la coopération et l’échange volontaire que cette organisation offre aux individus. " (Gorz, 1982)
Après l’établissement d’un certain degré de différenciation sociale, les sociétés n’obtiennent de plus hauts niveaux de capacité productive, de flexibilité structurale et de stabilité sociale générale qu’en introduisant des mécanismes externes capables de combiner les activités disparates de millions de composants et sous-composants isolés, et de garantir la prévisibilité et la continuité des actions sociales. Mais le raffinement technologique, la spécialisation fonctionnelle, la division sociale, technologique et géographique du travail provoquent une inévitable opacité dans le fonctionnement de l’organisme social.
Ce qui en retour fait de la coopération sociale volontaire, dans laquelle chaque individu débat, comprend et accepte les moyens et les fins de la totalité des processus de production, un idéal impossible. Les institutions et les technologies croissent au-delà de la taille à laquelle elles peuvent être efficacement et sûrement autogérées. Le pouvoir et la responsabilité deviennent la propriété de positions sociales indépendantes de qui les occupent. Les tâches des travailleurs sont de plus en plus prédéterminées par les besoins fonctionnels de la reproduction sociale, lesquels besoins ne peuvent être ramenés et soumis à la compréhension, aux sentiments et aux opinions des individus.
Des motivations séculières (secular motivations) et des obligations contractuelles doivent donc être établies afin de stabiliser le comportement des individus. Des systèmes légaux et politiques doivent s’assurer que les nouvelles relations de dépendance, envers les employeurs, les experts, les institutions, ne sont pas source d’abus. Un savoir et une éducation spécialisés deviennent indispensables dans le combat contre la rareté du temps. Des politiciens professionnels aident à combattre la tendance à la concentration technocratique du pouvoir. La continuité des mandats devient une condition essentielle de la responsabilité publique. L’administration des relations sociales et la rationalisation légale de la société militent contre le favoritisme et le pouvoir arbitraire en formalisant et en standardisant les droits des citoyens et en instituant des normes de justice et d’égalité.
Lorsque des communautés souhaitent rompre avec les sociétés existantes et fonder des alternatives radicales, les relations avec le monde extérieur doivent cependant être maintenues et coordonnées, les résidents entretenus et les règles d’entrée appliquées. Ce qui implique de dépendre de l’expertise des traducteurs, des diplomates, des conseillers militaires, et d’avoir besoin d’organisations spécialisées et de lois pour contrôler les domaines de la sécurité et de la défense. Par ailleurs, la conscience de la nature transnationale des dangers écologiques, réchauffement global, fuites radioactives, collisions dans l’atmosphère ou dans l’espace, requiert que des règles et des sauvegardes soient formulées et coordonnées à une échelle qui défie les principes de la démocratie directe. Même si la Terre devenait, par un extraordinaire exploit technologique, une cyber-polis transparente au point de vue de la communication, les limites physiques de la planète elle-même auraient éventuellement encore besoin d’être défendues, et les moyens de défense contrôlés, comme l’illustre la possibilité d’un bombardement d’astéroïdes.
Vers une conception positive de la liberté
L’anarchisme d’Odo est donc une philosophie sociale défectueuse que l’idéalisme nostalgique de Shevek ne sauve pas de manière satisfaisante. Fascinante enquête sur les séductions et les traquenards d’une société sans gouvernement, les Dépossédés demeure surtout un appel à l’autonomie morale, une autonomie morale qui soit la plus vaste possible et sur laquelle puissent se reposer ceux qui ne possèdent rien, une autonomie morale qu’ils puissent conserver ou s’approprier comme moyen d’existence sans être contraint à un choix absolu et inconditionnel. Les métaphores existentialistes du jeune Marx et de Sartre semblent irrésistibles pour Le Guin. Shevek parle aux masses opprimées lors d’une manifestation sur Urras : " Vous n’avez rien. Vous ne possédez rien. Vous êtes libres. " (Le Guin, 1975 : 305)
Purifié par l’austérité des années de famine, Shevek lui-même a " appris quelque chose sur sa propre volonté... Aucun impératif social ou éthique ne l’égalait. Pas même la faim ne pouvait la réprimer. Moins il avait, plus absolu devenait son besoin d’être ". (Le Guin, 1975 : 337)
Il n’est donc pas surprenant que nous trouvions l’expression la plus claire de cette indomptable liberté négative dans un acte de simple refus, le refus d’être complice d’une organisation pernicieuse. Un exemple remarquable en est donné lorsque Shevek se voit attribuer un poste consistant à tenir une liste dans une usine pendant une sécheresse. Son travail, pour lequel il reçoit des rations complètes, consiste à tenir la liste de ceux qui sont trop malades et trop faibles pour travailler correctement, et qui ne recevront donc pas les rations complètes. Shevek gagne donc son droit de survivre " en tenant la liste de ceux qui devraient être affamés ". L’impossibilité d’une réalisation positive de sa liberté, l’écrasante responsabilité d’assigner une mort presque certaine, le submergent. Il démissionne, retourne calmement à sa véritable vocation. " Mais quelqu’un d’autre s’est occupé des listes des usines de Coude ", dit-il à un étranger amical, admettant que la réalité brutale n’a pas changé. " Il y a toujours quelqu’un qui veut faire des listes. " (Le Guin, 1975 : 316-317)
Un exemple plus célèbre de l’idéalisme subjectif de Le Guin se trouve dans sa nouvelle Ceux qui partent d’Omelas, apparemment inspirée par William James et Dostoïevsky. Le Guin nous demande d’imaginer une ville culturellement et matériellement riche, pacifique, sûre et joyeuse, Omelas, un paradis véritablement moderne, dans lequel l’absolue liberté et le bonheur des habitants ne sont pas le résultat de la naïveté et de l’illusion, mais reflètent le stade le plus haut de la réconciliation envisagé par Hegel et Marx. Omelas est parfaite à tout points de vue, à l’exception d’un seul fait. Dans une cave obscure et sordide, quelque part sous la splendide cité, un enfant nu, déformé par des années de barbare isolement, vit assis dans ses propres excréments. La misérable existence de cet enfant naît du pacte faustien auquel les habitants d’Omelas sont priés de souscrire.
" Certains comprennent pourquoi, certains non, mais tous comprennent que leur bonheur, la beauté de leur ville, la tendresse de leurs relations, la santé de leurs enfants, la sagesse de leurs savants, le talent de leurs créateurs, même l’abondance de leur moisson et la clémence de leur climat, dépendent entièrement de l’affreuse misère de cet enfant. "
Si cet enfant était sauvé, " toute la prospérité, la beauté et la joie d’Omelas seraient détruites dans l’heure qui suivrait. Telles sont les conditions ". (Le Guin, 1978 : 370-71)
Quoique la plupart des jeunes soient furieux d’une telle situation, ils apprennent bientôt à trouver de bons arguments pour l’accepter. L’enfant est déjà un sauvage, observent-ils, et ne profiterait guère de sa liberté. Et l’existence de cet enfant rend leur propre société réellement splendide, puisque en montrant aux hommes les calamités qui peuvent leur être envoyées, elle leur fait comprendre le prix de leur existence plutôt que de gaspiller leur liberté de manière futile et fade.
Mais parfois, nous rappelle Le Guin, les individus ne se résignent pas aux conditions de ce pacte hideux. Au contraire, ils quittent la cité. Ce sont ceux qui partent d’Omelas, ceux qui refusent d’être complices de ce crime collectif.
On ne peut rester insensible à cette fable morale, où Le Guin se montre si créative et si corrosive. Et pourtant, pour toute sa force rhétorique, et pour toutes les évidentes limitations dues à l’outil littéraire, on doit aussi se demander pourquoi Le Guin n’a laissé, comme seul possibilité vraiment morale, que la renonciation. Pourquoi a-t-elle négligé celles où l’on sauverait l’enfant, celles où l’on referait la société, celles où l’on créerait un langage capable de dénoncer un tel état de choses et de le soumettre à l’examen du public ?
Ceci ne signifie pas qu’un acte de pur refus ne soit pas parfois la seule possibilité humaine dans des circonstances données. Mais si cet acte ne revient pas au positif, ne déclenche pas une transformation des affaires ou n’y cherche pas une alternative concrète, alors le désir de pureté morale devient aisément un complice du statu quo.
C’est pourquoi une conception matérielle de l’autonomie, une appréciation du besoin des individus de créer leurs propres projets et de reconnaître leurs libres intentions dans les résultats pratiques de leurs actes, est essentielle à toute critique crédible du pouvoir et à toute défense crédible de la liberté. Sans une conception positive de la liberté, c’est-à-dire sans la capacité pour la personne d’effectuer, dans une situation aliénante, un changement en faveur de la liberté, de changer une protestation autrement impuissante en une cause digne de débat public et d’enquête, d’être un modèle efficace, d’agir avec compassion et enthousiasme et intérêt personnel, de choisir un but fertile qui soit en harmonie avec les sentiments, les compétences et les désirs authentiques du sujet, sans une telle conception, il ne nous reste qu’une liberté de conscience subjective qui, parce qu’elle est toujours et partout également possible, ne peut pas résister à la grandissante perte de responsabilité qui est, pour paradoxal que cela puisse paraître, une tendance intrinsèque de la modernité.
La liberté positive ne peut toutefois être pure et absolue. C’est pourquoi, à mon sens, l’utopie de réconciliation qui est aussi chère à l’anarchisme qu’au marxisme, tout en demeurant un sujet lumineux pour une imagination littéraire aussi riche et pénétrante que celle de Le Guin, ne peut être le principe directeur et l’objectif d’un mouvement social émancipateur. Nous devrions écouter l’avertissement de Gorz selon lequel ce n’est qu’en reconnaissant l’inévitabilité du pouvoir fonctionnel et les limites de l’autonomie qu’elle crée que la société pourra dissocier le pouvoir de la domination, éliminant la seconde en soumettant le premier à une régulation formelle.
En identifiant les contraintes nécessaires de la liberté humaine, la société accorde aussi à cette liberté, pour ambiguë et incomplète qu’elle soit, un domaine légitime d’existence, un contenu positif, et un but clair et valable : repousser les frontières de son existence en se prenant elle-même comme but et plus haute valeur.
Finn Bowring
Notes
1. Les lecteurs qui connaissent déjà l’œuvre de Le Guin peuvent sauter cette introduction.
2. L’auteure et ses personnages tendent à ne pas ajouter un article défini à CDP (en anglais, n.d.t.), probablement parce que ceci impliquerait qu’il s’agit d’une entité distincte, d’une structure de pouvoir. Je ne suis pas cet usage malheureux.
3. Le Guin suggère ailleurs que les problèmes d’Anarres sont dus à une distorsion des idées originelles d’Odo ou à l’incapacité des individus à les comprendre et à y adhérer. En particulier, Odo dut traiter avec enthousiasme de la fidélité sexuelle, ce qui fut plus tard considéré par les colons masculins comme un point de vue trop exclusivement féminin. Le Guin semble ici retravailler la notion sartrienne d’engagement. " Une promesse est une direction prise, une limitation volontaire du choix. Comme Odo l’a fait remarquer, si on ne prend aucune direction, si l’on ne va nulle part, aucun changement ne se produira... Odo en vint donc à considérer la promesse, la garantie, l’idée de fidélité comme étant essentielle à la complexité de la liberté. " (Le Guin, 1975 : 251-52) Plus tard, dans une nouvelle, À la veille de la révolution où Le Guin revient à Urras pour raconter le dernier jour de la vie d’Odo. Celle-ci pleure son amant mort avec un désespoir trop intense pour être partagé, répudie, quoiqu’il vienne sans doute de sa plume, le terme impersonnel de " partenaire " et s’obstine à évoquer son " mari ". (Le Guin, 1978 : 339-40)
4. Carmen Sirianni, professeur à l’université de Brandeis dans le Massachusetts, a travaillé pour la base d’un syndicat de taxis de New-York, a été directrice de recherche de l’American Civic Forum, est à l’heure actuelle Editor-in-Chief du Civic Practices Network (CPN).
Bibliographie
– Gorz, André : Adieux au prolétariat, Paris, Le Seuil, 1981.
– Gorz, André : Capitalism, Socialism, Ecology, London, Verso, 1994.
– Le Guin, Ursula : les Dépossédés, Paris, Robert Laffont, 1975.
– Le Guin, Ursula K. : The Wind’s Twelve Quarters, vol. 2, London, Granada, 1978.
– Le Guin, Ursula : " Ceux qui partent d’Omelas " in le Livre d’or de la science-fiction. Paris, Presses Pocket, 1978.
– Sirianni, Carmen : " Production and Power in a Classless Society : A Critical Analysis of the Utopian Dimension of Marxist Theory ", Socialist Review 59 : 33-82, 1981.