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Marianne Enckell
Des histoires (presque) vraies.
Article mis en ligne le 22 février 1998
dernière modification le 24 octobre 2015

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Sherlock

Dans un roman récent de Pino Cacucci (dont on lira plus loin un article sur Paco Ignacio Taibo II), In ogni caso nessun rimorso 1, on lit que Jules Bonnot, réfugié en Angleterre pour échapper à la police française, y devint le chauffeur de sir Arthur Conan Doyle et lui raconta que le personnage d’Arsène Lupin avait été inspiré à Maurice Leblanc par le légendaire Marius Jacob.

La filiation entre Arsène Lupin et Jacob est elle-même légendaire ; l’anecdote de Conan Doyle part du livre de Bernard Thomas sur la Bande à Bonnot, qui cite une source (Michel Chomarrat) mal lue ou volontairement romancée : c’est en fait l’un des collaborateurs de sir Arthur, un nommé Ashton Wolfe, qui aurait eu Bonnot pour chauffeur à Lyon, vers 1910.
Avant Cacucci, d’autres auteurs qui avaient sans doute lu Arsène Lupin contre Sherlock Holmes ont mis en scène les rapports putatifs du dernier nommé avec de vrais anarchistes. Gilbert Gardes, dans l’Affaire Kropotkine (His Last Love), tire son inspiration des mémoires de Kropotkine. En 1882, prévenu à Lyon, Kropotkine avait été fort touché par l’arrivée d’un ami d’Angleterre, " porteur d’une somme considérable d’argent destinée à obtenir ma liberté sous caution, écrit-il, et il était chargé en même temps de me dire de la part de mon ami de Londres... que je devais quitter immédiatement la France ". Cet ami aurait été, selon les historiens, le parlementaire et éditeur Joseph Cowen. Mais l’auteur du roman préfère imaginer qu’il s’agit de Sherlock Holmes, lequel va sauver Kropotkine d’une tentative d’assassinat dans sa prison - pour l’amour d’une belle dame, évidemment.

On retrouve le détective dix ans plus tard, sous la plume de René Réouven (l’Assassin du boulevard) ; son dévouement à une belle cousine est cette fois-ci platonique. L’histoire, qui tourne autour de la personne (réelle) de Théodule Meunier et de la bohème littéraire parisienne, est embrouillée et prétend prouver que la plupart des attentats ayant défrayé la chronique en 1893-1894 auraient été commis par des sbires de Moriarty, l’ennemi juré de Sherlock.

Trois lignes sauvent toutefois le roman de la banalité. Lors d’une soirée au théâtre, Sherlock Holmes se fait indiquer dans sa loge le poète Laurent Tailhade, " sympathisant avoué des théories libertaires, avec Zévaco, Mirbeau et tant d’autres... mais aujourd’hui, cela fait partie de la panoplie intellectuelle de l’élite ", précise son cicérone par la plume du romancier.
Le mot est lâché : les écrivains aiment persiller leurs œuvres d’anarchisme quand celui-ci est à la mode. Les anarchistes d’hier et d’avant-hier furent hauts en couleur, eurent des aventures épiques, leurs éclats alarmèrent l’opinion dite publique, leurs mœurs titillèrent journalistes et écrivaillons. Les romanciers d’hier et d’aujourd’hui ont là un fond de commerce inépuisable. La remarque que Réouven met dans la bouche de son personnage s’applique en effet d’abord à lui-même, auteur prolixe de romans populaires au goût de Belle Époque, qui pioche inlassablement chez ses prédécesseurs et chez les chroniqueurs du temps.

Rétro

Un des effets secondaires de Mai 68 a été l’intérêt des éditeurs pour l’anarchisme. Cela a permis enfin la publication d’études, de mémoires, de textes " classiques ", de traductions. Mais ce qui en a été retenu par les lecteurs, et notamment par ces lecteurs particuliers que sont les romanciers, reste au niveau des généralités, du stéréotype. Ravachol et Jacob, Durruti et Makhno, Louise Michel et Emma Goldman, on peut s’arrêter à ces héros-là pour teinter de radical chic les histoires que l’on raconte. Avec de légères variations selon les cultures d’origine. Les anecdotes dont Paul Auster émaille Léviathan se réfèrent à la visite de Kropotkine aux États-Unis (il copie d’ailleurs littéralement, sans la citer, un paragraphe de la biographie de George Woodcock et Ivan Avakumovic) et à Alexandre Berkman. Le Suédois Lars Gustafsson imagine les contacts qu’August Strindberg aurait eu à Paris avec des anarchistes (Strindberg et l’ordinateur). Les auteurs de langue italienne ou espagnole, les Antonio Tabucchi et Luis Sepúlveda, ont eu des grands-pères anarchistes ou anarchisants ; les auteurs suisses remontent à la Fédération jurassienne 2.

Ce genre de nostalgie, ce " déjà vu " est un phénomène qui ne touche d’ailleurs pas que les références à l’anarchisme : voyez la BD, voyez le roman noir. Dans Ragtime d’E. Doctorow, le livre ou le film, nous nous sommes plu à retrouver Emma Goldman avec Henry Ford, Harry Houdini, Freud et Jung au milieu de quelques personnages fictifs.

" Il s’agit sur tous les plans, écrit à ce sujet Régine Robin, d’une relecture de la littérature américaine, d’une réécriture de USA de Dos Passos. Ce qui s’est perdu dans cette relecture, c’est l’idée que l’histoire est déchiffrable [...]. Il ne s’agit donc pas d’un roman sur le début du xxe siècle américain, mais d’un roman sur l’image qu’aujourd’hui on en a ; pas de différence entre réalité/Histoire/fiction. Tout ce que nous savons du passé vient des textes culturels, des images, de l’épaisseur interdiscursive et interculturelle qui l’évoquent. [...] C’est comme si désormais, pour apprendre l’Histoire à l’école, on disposait de la Guerre du feu pour la Préhistoire, de Cleopatra avec Elizabeth Taylor pour l’Empire romain, du Nom de la rose pour le Moyen Âge et de Caroline chérie pour la Révolution française. Pourquoi/pourquoi pas ? Le défi est de taille. "

L’histoire en train de se faire

On dispose heureusement d’autres textes aussi : des romans et des récits écrits par des acteurs ou des témoins actifs, qui ravivent une mémoire à la fois personnelle et commune à la population des lecteurs. Des livres qui parlent du peuple anarchiste, de ses meetings et de ses rêves, de ses solidarités et de ses drames ; où des hommes et des femmes vivent leurs passions, leurs contradictions, leur travail ; où les villes et leurs quartiers et leurs cafés sont habités, où les trams passent réellement. Mais gardons-nous de prendre leurs auteurs pour des historiens, de prendre les opinions de leurs personnages pour les opinions des auteurs : il s’agit bien de romans, ou de récits romancés, c’est ainsi qu’il faut les lire.

Victor Serge, dédicaçant en 1930 ses Hommes dans la prison, le premier de ses romans publiés, à son fils Vladi :

" Tout est fiction dans ce livre et tout est vrai. J’ai cherché à dégager, par la création littéraire, le contenu humain et général d’une expérience personnelle. "

Upton Sinclair est plus explicite dans sa préface à son Boston 3 :

" Un "roman historique contemporain" est une forme artistique inhabituelle qui peut exiger des explications. Pour ce qui est des deux personnes, Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, ce livre n’est pas une fiction mais une tentative de faire leur histoire : toutes les situations dans lesquelles l’auteur les met en scène se sont réellement présentées, et leurs mots sont tirés de leurs lettres ou de notes prises sous la dictée par des amis et des ennemis. Toutes les autres personnes qui ont joué un rôle important dans ce drame apparaissent elles aussi sous leur vrai jour et sous leur vrai nom.

" En parallèle à l’affaire Sacco et Vanzetti, le livre est traversé par une histoire de business et de finance [...] mais les personnages que j’ai inventés pour mettre en scène cette histoire sont entièrement fictifs. [...] Une règle simple peut guider la lecture de ce roman : les personnages réels portent leurs vrais noms, ceux qui portent des noms fictifs sont des personnages fictifs. "

Les héros de Ramón Sender savent bien, eux, qu’ils sont fictifs. Ses Sept Dimanches rouges sont construits en de brefs chapitres où ils parlent tour à tour, et le premier d’entre eux dit clairement en première page : " Mon père, l’auteur de ce livre, n’a fait de moi qu’un employé de commerce. " Mais les organisations et les militants, la ville et ses faubourgs y sont bien réels.

Je m’arrêterai ici sur quatre livres parmi ceux que j’aime. Victor Serge rédige en peu d’années une série de romans autobiographiques, jusqu’à rejoindre le temps et le lieu où il vit. Upton Sinclair, romancier et publiciste socialiste, a participé intensément aux dernières années de la campagne en faveur de Sacco et Vanzetti. Ramón Sender, qui avait milité en Espagne dans les rangs anarcho-syndicalistes jusqu’à la proclamation de la République, raconte dans Siete Domingos rojos un mouvement insurrectionnel avec lequel il a déjà pris quelque distance, mais pour lequel il garde de l’intérêt et de la sympathie. C’est avec plus de recul que Janis Bogdanov raconte Ceux de Kronstadt ; mais pour tous les quatre il s’agit d’un épisode essentiel de leur vie, de leur construction personnelle, et de moments clefs de l’histoire du monde.

Victor Serge arrive à Barcelone en février 1917, sortant de cinq ans de prison pour délit d’association de malfaiteurs. Depuis l’imprimerie où il travaille, il a vite fait de retrouver les compagnons :

" Nous étions bien quarante ou cinquante venus de tous les points du monde et quelques milliers dans les usines et les ateliers de cette ville, des camarades, c’est-à-dire plus que des frères, selon le sang et la loi, des frères par une certaine communauté de pensées, de mœurs, de langue et d’entraide. Aucune profession ne nous était étrangère. Nous avions toutes les origines. Ensemble nous connaissions presque tous les pays du globe, à commencer par les cités du travail et de la faim, à commencer par les prisons... On se devait, sans règle écrite, entre camarades - et fût-on le premier venu - la table, le gîte, l’asile, la peseta qui sauve dans les heures noires, le douro (cent sous) qui tire d’embarras (mais après, débrouille-toi). Aucune organisation ne nous liait, mais aucune n’eut jamais autant de solidarité vivante et sûre que notre fraternité de combattants sans chefs, sans noms, sans règle et sans liens. "

Février 1917, c’est la première révolution russe, en pleine guerre mondiale : les espoirs qu’elle fait naître font réellement de cette période la Naissance de notre force.

" Après la défaite, quelle grande Commune de Paris !
[...] Commune française, commune allemande - après la commune russe - nous voyions déjà bouger dans les brumes des lendemains ces drapeaux rouges exaltants. Ils étaient nécessaires à la raison, à cette obscure confiance en l’univers sans laquelle la vie ne se conçoit plus à qui va les yeux ouverts. [...] On vivait dans l’attente d’une catastrophe qui fût à la fois un châtiment et une renaissance, une réhabilitation de l’énergie humaine, une nouvelle raison de croire en l’homme. "

Une quinzaine d’années plus tard, c’est à Madrid que Ramón Sender observe et raconte les sept jours, les sept " dimanches " d’une tentative insurrectionnelle préparée par les anarchistes. Elle est hâtée par l’assassinat de trois militants, Germinal, Progreso, Espartaco - ces prénoms signalent-ils les fils des compagnons de Victor Serge ? L’auteur donne la parole à trois personnes, le militant de base Villacampa, Star la fille de Germinal, le journaliste Samar, par lesquels il intervient dans la description et la critique du mouvement.

" La grève, raconte Villacampa, va bien jusqu’à présent. Les socialistes soutiennent l’arrêt de travail. Il n’y a qu’à voir de quoi a l’air la ville pour comprendre. La grève sera générale ce soir. Hier, une commission de nos syndicats a pris connaissance des directives des réformistes, mais elle n’a pas voulu entrer en matière. Aujourd’hui [les réformistes] ont lancé deux manifestes, distribués par la police, qui disent aux travailleurs de ne pas prêter attention aux éléments irresponsables qui veulent les lancer dans le désordre. Mais ils sont si imbéciles qu’ils les laissent distribuer par les agents de police. [...] Tous les taxis sont déjà rentrés. Dans le centre, les boutiques ne se risquent pas à ouvrir. Tout le bâtiment est en grève, y compris les services municipaux. Et les garçons de café. [...] Nous obligerons la ville entière à prendre le deuil pour l’assassinat de nos trois camarades. "

La force des anarchistes madrilènes est dans leur détermination, dans leur technique de sabotage, mais aussi dans leurs armes. Ils vouent un culte à la virgen Joquis (la mitraillette Hotchkiss), se sentent heureux le pistolet au flanc ; " sans violence il n’y a pas de vie ", dit Villacampa citant sa brochure de chevet. Seul un vieux affirme qu’il y a une autre arme : la culture. Le septième dimanche sera à nouveau rouge du sang des compagnons, et non plus de leurs drapeaux.
Entre ces deux événements, le mouvement révolutionnaire n’a pas cessé de tenter la victoire, et les anarchistes ont souvent été les premières victimes de la répression - ou de la contre-révolution.
En 1921, les marins de Kronstadt sont liés par une communauté humaine du même genre que celle que Victor Serge a connue à Barcelone :

" Les matelots, en avant ! Et ils se lançaient à toute vapeur, sans bien comprendre le sens des événements, par simple bravade ; ils aidaient à renverser le nouveau gouvernement, celui qui répondait le mieux à leurs idées. Vive Kérensky ! Au diable Kérensky ! [...] L’homme qui se nommait Lénine les avait mis dans sa poche. Ils l’avaient tenu sur les fonts baptismaux. Il était leur filleul, en vérité. [...] Un jour, il leur fit téléphoner. L’homme du soviet des matelots se redressa. Lénine voulait savoir qui assurait la direction à Kronstadt.

- Pour quelle raison ?
- À quel parti appartenez-vous ? demanda l’aide de camp de Lénine. Êtes-vous le délégué des matelots et soldats ?
- Je suis socialiste révolutionnaire ! répondit fièrement l’homme de Kronstadt, sans se douter, certainement, que ce terme avait pour l’autre une odeur d’ammoniaque.
Non, ils ne comprenaient pas grand-chose aux partis et aux sous-partis. "

De Janis Bogdanov, qui raconte cet épisode, je ne sais que ce que dit la quatrième page de couverture de son ouvrage paru chez Gallimard : " On suppose que l’auteur est l’un des survivants de ces équipages de la Baltique ; le livre abonde en détails que seul un témoin a pu rapporter " : topographie, citations des Izvestia, par exemple. Je tiendrai cette hypothèse pour vraie, jusqu’à plus ample informé, et malgré les doutes qu’exprime un Alexandre Skirda. L’homme que Bogdanov met en scène, Léonide Goussiev, est devenu passeur à Travemünde, profession symbolique s’il en est. Il n’a pas quitté la Baltique depuis quarante ans, attendant sa fiancée perdue dans la débâcle. Paysan et soldat, cantonné à Kronstadt, il a vécu la révolution puis l’insurrection - c’est-à-dire, pour quelques jours d’espoir révolutionnaire, des semaines et des mois d’inactivité, d’attente, d’impatience - puis la répression brutale et la fuite sur la mer gelée. Avec ses compagnons souvent frustes, souvent goguenards, il a côtoyé Petrichenko, auquel il garde un culte presque mystique :

" On admirait le calme de Petrichenko. Tous ses ordres étaient brefs, précis, convaincants. Le désordre toujours plus grand ne l’atteignait pas. Il se mouvait au fil de la lame qui paraissait séparer l’ombre du dernier espoir et la noirceur du complet désespoir, tel un somnambule. De la pointe de ses doigts, un magnétisme puissant sortait en flots et versait à chacun un renouveau de forces. "

À l’autre bout du monde, la ville puritaine et pharisienne de Boston a vécu pendant près de sept ans à l’ombre du procès de Sacco et Vanzetti. Upton Sinclair, appelé par l’avocat Fred Moore, avait rendu visite à Vanzetti dans sa prison en 1923. Après " l’assassinat légal ", il retourne à Boston pour réunir les matériaux d’un livre : 800 pages écrites en quelques mois. C’est alors qu’il découvre que, lorsque les anars parlent de " littérature radicale ", cela peut vouloir dire dynamite 4. Sinclair refuse d’entériner la légende qui fait de Sacco et Vanzetti des pacifistes ; mais il fait de sa double histoire un réquisitoire impitoyable contre la ville du fric et des combines, contre la justice à deux vitesses, contre l’hypocrisie de cette classe dominante, des " sangs bleus " de Boston qui s’appellent eux-mêmes les " Brahmanes ". Histoire un peu simplette mais bien menée, chaleureuse, drôle par moments, d’une vieille dame indigne abandonnant confort et convenances pour vivre aux côtés des ouvriers italiens de North Plymouth et découvrant tout à la fois les injustices sociales et l’anarchisme, au quotidien et en théorie.

Salut, vivants !

Voilà pour l’Histoire. Mais nous parlons ici de romans ; pourquoi les lisons-nous aujourd’hui encore avec la même émotion, même si les faits sont connus, même si nous savons la fin et la suite de l’histoire qu’ils racontent ?
Leurs auteurs ont vécu le moment qu’ils racontent, ils en ont été acteurs. Ils racontent sur-le-champ (Sinclair et Sender, dans un mélange de faits et de fiction) ou plus tard, quand les espoirs ont été brisés (Serge et Bogdanov). Ils tiennent à témoigner : Sinclair, parce que la cause n’est pas terminée ; Sender, parce qu’il a été anarchiste et qu’il est romancier ; Serge, pour tenter de comprendre ; Bogdanov, parce qu’il est temps peut-être, peut-être parce que Staline est mort, enfin. Ils ont été anarchistes ou non, ils ne le sont pas quand ils écrivent, mais avec toute la distance critique qu’ils y mettent ils témoignent d’une belle et forte compréhension du mouvement, de son implantation, de ses rêves.

" En 1902, déclare le personnage de Victor Serge qui figure Salvador Segui, nous avons tenu la ville pendant sept jours. En 1909 nous l’avons tenue pendant trois jours, sans d’ailleurs rien savoir y faire de mieux que brûler quelques églises. Il n’y avait pas de chefs, pas de plan, pas d’idée directrice. Il nous faut maintenant quinze jours pour nous rendre à peu près invincibles... La citadelle, nous la prendrons de l’intérieur. "

Il faudra aux anarchistes espagnols encore vingt ans pour la prendre, et plusieurs tentatives coûteuses en vies humaines. Sender signale dans son avant-propos de 1932 " l’énorme disproportion qu’il y a entre ce que les révolutionnaires espagnols ont donné et ce que tout au long de leurs luttes ils ont obtenu [...] ; entre la force qu’ils ont et l’efficacité avec laquelle ils l’emploient ".

" Ce qui se passe, dit un de ses personnages, c’est que nous ne sommes pas doués pour le triomphe, pour exploiter nos succès. Nous ne savons profiter que de nos défaites. "

Il semble faire écho aux mots fameux de Vanzetti : " Cette agonie est notre triomphe... "

" C’était un trait caractéristique de tous les anarchistes de Boston, écrit Sinclair - ils étaient forts en théorie, et faibles sur l’actualité. Et c’est cela qui rendit la défense [de Sacco et Vanzetti] si difficile : quand il fallait faire une nouvelle démarche, ils devaient en être persuadés, tâche qui pouvait durer jusqu’aux petites heures du matin, et qu’il fallait recommencer sitôt après. Aucune réunion du comité anarchiste ne se terminait jamais, parce qu’il y avait toujours quelqu’un pour avoir le droit de dire un mot de plus ; aucune décision ne pouvait être prise, et si décision il y avait, elle n’était pas contraignante. Ceux qui n’étaient pas d’accord ne disaient rien, mais s’en allaient et démolissaient le travail. Si quelqu’un s’avisait de leur dire que ce n’était pas régulier, ils rétorquaient : " Et pourquoi pas ? J’ai pas le droit de dire ce que j’ai envie de dire ? Non, je vais pas le dire au comité, je le dis quand j’en ai envie. Si t’es pas d’accord, t’as le droit de le dire, quand tu veux, où tu veux. "

Chez Bogdanov aussi " chacun peut faire ce qui lui plaît ", mais si le mouvement va de l’avant c’est largement dû au charisme du leader.

" Et Petrichenko ? Il sortit de la masse. Il périt avec la masse.
Qui donc sait encore quelque chose de lui ? Les grands livres d’histoire de la révolution russe [...] taisent peureusement le nom et la destinée de cet homme.
Mais certains vivent encore qui l’ont connu.
Certains savent qu’il a existé.
Petrichenko reviendra. Chaque époque, chaque profonde épreuve d’un pays a donné un Petrichenko. "

Ne nous méprenons pas : il ne s’agit pas de célébrer les morts mais la vie de tous les jours, à des moments où l’histoire s’accélère et où s’exacerbent tensions et passions. Procédé romanesque peut-être, ce sont souvent des femmes qui sont là pour rappeler à la vie.
Chez Upton Sinclair comme chez Ramón Sender, des femmes sont au premier plan, l’une âgée, l’autre jeune fille, et toutes deux découvrent en même temps que le lecteur ou la lectrice le sens de l’anarchisme, la solidarité des compagnons, la militance. Pour Victor Serge et Janis Bogdanov, si les femmes savent servir une mitrailleuse, ou en voler une à l’occasion, leurs portraits sont plus convenus. Mais les marins de Kronstadt connaissent les éphémérides révolutionnaires 5 :

" Dans la soirée du 7 mars, à 18 h 45, les premiers coups de canon furent tirés sur Kronstadt. [...] Les matelots ripostèrent par un message radio :
" Aujourd’hui, le monde entier est en fête. C’est la Journée des travailleuses. C’est sous le tonnerre des canons que nous autres, ceux de Kronstadt, envoyons notre fraternel salut aux ouvrières du monde entier. Écoutez tous, de loin et de près ! Comprenez que votre liberté, à vous, est aussi un enjeu de la lutte soutenue à Kronstadt. Puissiez-vous conquérir bientôt l’émancipation sociale de toute forme de violence et d’oppression. En 1917, nous avons cru l’avoir obtenue. C’était une erreur. Mais pour vous comme pour nous, il n’est pas encore trop tard. Ici nos ouvrières, nos femmes sont menacées. N’oubliez pas que vous êtes en communion avec nous, unis pour toujours par le destin. Vive la révolution sociale à travers le monde entier ! Nous vous envoyons notre salut, libres travailleuses révolutionnaires ! "

Pour Ramón Sender, la popularité de l’anarchisme en Espagne s’expliquerait par une " supervitalité " des masses espagnoles. En 1934, de sa déportation sur l’Oural, Victor Serge parle dans une lettre à Charles Plisnier de " la littérature qui ne s’isole pas de la vie, mais la rejoint ".

" Le vrai sujet du roman ce n’est plus Toinette et son amant, c’est la ville entière, la mine (l’auteur de Germinal voyait loin !), le rail, la prison [...]. Et si, tout à coup, Toinette et son amant nous apparaissent là - salut, vivants ! Ils sont vrais dans la réalité vraie, dans l’œuvre vraie. Pas séparés du monde, pas d’eux-mêmes. Leur message est le nôtre. "

Voici qu’à mon tour je plonge dans la nostalgie d’une époque où je rêve que la vie n’était pas séparée... Si la mode rétro et le mythe historique ont repris aujourd’hui le dessus dans la littérature romanesque, est-ce à cause de la fragmentation de nos vies, des fissures du monde ? Est-ce parce que nous n’avons plus vécu de veilles de révolutions, de moments de forte affirmation ? Est-ce parce que nous ne savons pas les voir, ou que d’autres les voient à notre place ?

Marianne Enckell

Notes
1. Tous les titres cités sont repris dans la bibliographie en fin d’article.

2. J’avoue plus de tendresse pour les femmes romancières qui, tiens donc, adoptent des grands-mères anarchistes : Astrid Schmeda dialoguant avec Clara Thalmann, Ursula Gaillard racontant sa quête inachevée de Marguerite Faas-Hardegger...

3. Je n’en ai pas trouvé de traduction française ; les traductions sont donc de moi.

4. A-t-il compris que le contraire est aussi vrai ? C’est par exemple la Dinamita cerebral des recueils de contes anarchistes espagnols, au début du siècle.

5. Il s’agit là, à peu de choses près, du texte paru dans les Izvestia de Kronstadt du 8 mars ; dans l’édition française, malheureusement, le traducteur, qui connaît peut-être mieux l’histoire russe que l’histoire américaine, parle du 8 mars comme du " jour de l’ouvrier "... ce qui ôte une bonne part de son intérêt à ce passage.




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