Les écrits les plus anciens sont des rapports sur les impôts, les lois, les conditions du travail servile. Cette objectivation de la domination tira donc son origine des besoins pratiques de l’économie politique. Un usage accru des lettres et tablettes permit aux responsables d’atteindre de nouvelles cimes du pouvoir et de la conquête, comme l’illustre la nouvelle forme de gouvernement de Hammourabi en Babylone. Comme le dénonce Lévi-Strauss, l’écriture semble favoriser l’exploitation plutôt que l’instruction de l’humanité.
John Zerzan : Language and its Origin
s.
En 1981, la revue IRL (Informations rassemblées à Lyon) publiait un article du juriste Lester Mazor intitulé « Réquisitoire contre les droits de l’homme ». Contrairement à ses habitudes, la rédaction avertissait le lecteur que l’article ne représentait pas nécessairement son point de vue 1. L’équipe de militants qui la composait était sans doute influencée par le mouvement de revendication des droits, qui avait pris son essor depuis les années 70. Ce mouvement avait suscité un déluge de discours, qui abordèrent toutes les facettes – à l’exception remarquable du droit d’insurrection. Singulier oubli : ce droit a pourtant fondé un des événements les plus importants de l’histoire moderne, la Déclaration d’indépendance des États-Unis ; il a été inscrit dans la Constitution française de 1793 – qui n’a jamais été appliquée –, et il continue d’être invoqué quoique
de manière fort séléctive, par exemple contre Fidel Castro à Cuba, contre Saddam Hussein en Iraq et contre Milosevic dans l’ex-Yougoslavie.
On parlait, on parle toujours des droits. Même les anarchistes, qui au siècle dernier en questionnaient le principe, qui sert de justification suprême à l’État, acceptent de buriner dans le marbre de nouvelles tables de la loi. Bien seuls sont ceux qui croient qu’une société peut vivre sans droit et sans droits, sans pour autant devenir une jungle.
Leur apparente naïveté ne peut révéler son caractère raisonnable et même convaincant que si leurs arguments recevaient toute l’attention du public.
Tel n’est pas le cas et on n’offrira ici qu’un survol des points de vue contradictoires. Débat inégal car, comme le remarque Chomsky, si les idées convenues sont facilement admises, les déclarations contraires sont refoulées et contraignent leurs avocats à de longues et multiples démonstrations. Je m’efforcerai de compenser cette faiblesse par quelques renvois à des développements parus ailleurs, auxquels je prie le lecteur de se reporter. Ce débat, volontairement polémique, se conclura par quelques jalons susceptibles d’orienter l’action vers une société qui se situerait au-delà du droit.
Le droit, source de la vie sociale
Le débat sur le droit reste confiné aux spécialistes, comme s’il s’agissait d’un objet trop fragile pour être confié au peuple souverain. Aussi le droit paraît-il aussi nécessaire que l’atmosphère pour la subsistance des humains. Quand on est démocrate, on se croit né dans une société de droit, de même qu’on est né chinois ou turc. Les ouvrages et les cours des juristes n’accordent qu’une brève mention aux arguments adverses. À l’instar des cours d’économie qui se contentent de décrire le capitalisme, l’enseignement du droit se limite au point de vue de ses partisans.
Il existe aujourd’hui des raisons supplémentaires pour masquer le fondement du droit, qui est l’État, car celui-ci est en mutation. La rhétorique de gauche annonce la fin de sa souveraineté, elle en appelle à plus d’État, dernier rempart de protection des droits sociaux, soumis à une coupe sombre par le capitalisme prédateur. En réalité, ce deus ex machina est en mue parce que les institutions globales qui géraient le capitalisme ne sont plus adéquates. La fonction actuelle de l’État-nation consiste, comme toujours, à dorer le blason des nouvelles structures économiques. Il consacre leur légitimité par une reconnaissance juridique. Il invente les codes originaux qui construisent l’espace inédit des institutions mondiales qui se mettent en place, et s’il perd en partie le contrôle des flux de commerce et de capital, ses techniques de contrôle de la population sont plus puissantes qu’elles ne l’ont jamais été et pénètrent au plus profond de notre vécu. Par exemple, l’installation de caméras dans les lieux publics, et bientôt dans les espaces privés, entraîne à se demander quelle population dans l’histoire a réclamé, autant que la nôtre, le plaisir d’être surveillé ? Tandis que le tapage médiatique dénonce l’État providence du xxe siècle, il conspire pour rétablir
l’État gendarme du xixe. La délinquance des pauvres sert à susciter, dans le métro parisien et dans certaines gares, un spectacle de miliciens qui n’a rien à envier aux plus beaux jours de l’Occupation. Le droit est justifié par les nécessités de l’ordre public, comme au Moyen Âge, comme aussi aux beaux temps de Hobbes, plutôt que par les exigences de justice, d’égalité et de liberté. L’inefficacité des répressions entraîne à se plaindre de la trop grande mansuétude du droit et de la négligence des juges. Contester le socle policier de la société contemporaine devient de plus en plus périlleux.
Le meilleur argument en faveur de la nécessité du droit est son développement, signe qu’il serait une denrée de plus en plus désirable. Les juges ne chôment plus. La rapide succession des mutations juridiques, la prolifération des procédures, « les affaires », ont provoqué l’ascension de cette profession, qui représente la couche la plus rétrograde, la plus conservatrice, des classes dirigeantes en dépit des brillantes exceptions et des parenthèses de l’Histoire.
Ce déploiement s’impose aussi au niveau mondial. Le démantèlement des fonctions non policières des États suscite un déluge de législations internationales ; les empires économiques se livrent à une guerre qui, pour l’instant, se confine à des batailles juridiques ; les développements scientifiques et technologiques récents suscitent les convoitises de leurs propriétaires potentiels, qu’il s’agisse de l’Internet, du transgénique ou du génome humain. Bref, tout concourt à ce qu’il y ait plus de droit et, autant que possible, un droit hard.
La conjoncture présente – une législation protéiforme et son extension à des secteurs nouveaux – met en évidence les bénéfices d’une société fondée sur le droit. Cette structure présente plusieurs avantages : elle rend possible le changement des institutions et des mentalités ; elle permet des remises en question que semblent ignorer les sociétés traditionnelles ; et, surtout, elle sert de fondement à un État de droit, imposant des limites à l’arbitraire et au despotisme. Comme les acteurs romains à la fin de la comédie, les juristes démocrates peuvent crier après chacun de leurs discours : « citoyens, applaudissez ! »
La contestation anarchiste
N’est-il pas chimérique, dans ces conditions, d’attendre quelque considération pour les positions libertaires ? Les manuels de droit ne leur accordent qu’une notice de pure forme. La rhétorique est bien rodée : on parle d’ordre social, sans définir qui en profite historiquement, de l’égoïsme individuel, fourre-tout dans lequel on englobe toutes les motivations d’une personne ; on omet toute mention du pouvoir manipulateur des intellectuels et des autorités religieuses. On confond la loi avec les normes 2 ou les coutumes, on brandit la nécessité des sanctions pénales, qui accordent à l’appareil public le monopole de la violence pour punir le coupable, alors que toute société peut pratiquer des sanctions diffuses, comme le boycott, dans lequel nul ne peut réclamer ce monopole. 3
Remarquons d’abord que les anarchistes ne sont pas seuls à rejeter le droit, en tant que principe d’organisation sociale. Saint-Simon considérait que l’unique but du droit était de camoufler une « soif insatiable du pouvoir » des légistes. Auguste Comte voyait dans le droit un « vestige métaphysique » et Karl Marx le situait « dans la superstructure idéologique ».
La critique anarchiste commence par dissocier le lien soi-disant indissoluble du droit avec un État national ou même mondial. Question de bon sens : il existe de multiples réglementations juridiques en pleine indépendance de l’État, suscitées par des instances autonomes :
« Nombre d’organisations n’ont rien à voir avec l’État et ce dernier, qui n’est que l’organisation superposée aux groupements de localités, joue un rôle bien varié dans les différents types de structures globales. » 4
Les grands « classiques » de l’anarchisme, au xixe siècle, réclament « l’abolition complète de l’État politique et juridique, parce que l’État, frère cadet de l’Église..., est la consécration historique de tous les despotismes, de tous les privilèges, la raison politique de tous les asservissements économiques et sociaux, l’essence même et le centre de tout réaction. » 5
L’exigence de justice inspire ces travaux, plus particulièrement la justice économique. Cette vision éthique anime aussi une lignée de philosophes, Henry David Thoreau en particulier, pour lequel il est immoral que la loi se substitue à la conscience individuelle.
Le fonctionnement technique de la loi n’accorde aucun rôle à la sollicitation de la conscience et donc à la morale sociale. Et, aujourd’hui, nous devrions savoir que la loi ne peut se substituer au jugement individuel : les atrocités nazies ont contraint les plus hautes instances internationales à reconnaître ce principe et à poser la question du devoir de désobéissance.
On pourrait soutenir que les nécessités de la vie sociale imposent parfois de contraindre celui qui aurait une vision morale erronée : ne faut-il pas des juges en dernier ressort ? La crainte du châtiment de l’État n’est sans doute pas un motif bien noble, mais ne serait-elle pas parfois indispensable pour assurer la sécurité du citoyen ? Tout le monde connaît l’argument de Hobbes : l’homme étant naturellement un loup pour l’homme, il faut un recours à l’État afin d’assurer la tranquillité publique. Et il est vrai qu’une société en période de trouble, d’anomie, d’incertitude, d’inquiétude, est prête à tous les extrêmes.
Mais c’est une analyse paranoïaque parce qu’elle suppose que l’homme est par nature un loup pour l’homme. Il y aurait ainsi une nature humaine inchangeable, ce qui est démenti par l’Histoire. En revanche et contre Hobbes, Godwin soutient que l’État augmente l’insécurité parce que la loi gèle les inégalités sociales. Il propose une vision constructive d’une société perçue comme un processus, susceptible de progresser. Le mieux-être n’est sans doute pas garanti et, d’ailleurs, il faut ajouter, nos jugements sont filtrés par nos lunettes : mesurons-nous le développement social au progrès de la technique ou au déclin de la criminalité ?
Godwin estime que la liberté est le ferment des vertus collectives :
« Toute institution qui tend à l’immutabilité est pernicieuse, puisqu’elle s’oppose au progrès de la connaissance et donc au progrès moral et, en fin de compte, au progrès politique. On peut voir là la première énonciation de la condamnation directe de l’État. Quelles sont les conditions de ce progrès ? Elles sont liées d’abord à la liberté, liberté intellectuelle intérieure, qui doit pousser à éloigner les préjugés, et liberté laissée ou encouragée par les institutions. Elles sont liées aussi au rejet de cette forme particulière de préjugé qu’est la distinction accordée à la richesse. » 6
Dissocier le droit et l’État n’est qu’un élément de la critique anarchiste : le droit lui-même doit se métamorphoser.
Proudhon vise deux cibles : une idée, la Justice ; une réalité, le Droit 7. L’idée de justice n’est pas arbitraire, fixée selon le goût de chacun ; elle est le jugement produit dans les consciences individuelles et collectives par les actions de l’humanité au travail. Ce droit organique, social, doit viser à éliminer le droit artificiel imposé par l’État. Il se fondera sur les contrats, c’est-à-dire sur l’engagement mutuel des parties concernées. Il sera concret. Par exemple, on remplacera le droit de propriété, par la possession, fondée sur les besoins des individus dans une société donnée. Proudhon préconise une « démocratie industrielle » – le terme est de lui – qui donne pouvoir aux agents économiques. Il écrit aussi :
« En substituant partout le droit relatif et mobile de la mutualité industrielle au droit absolu de la propriété, il faudra reconstruire de fond en comble ce palais de carton. » 8
Pierre Kropotkine, une des figures de proue du mouvement libertaire, ne veut pas entendre parler de droit, même organique. Tout ce dispositif doit se dissoudre. Cette position est résumée par le seul juriste français du xxe siècle qui se soit sérieusement intéressé à l’anarchisme, Paul Eltzbacher :
« Les lois seront complètement abolies, [...] des coutumes non codifiées, [...] un droit coutumier, comme disent les juristes, suffira pour maintenir les bons rapports. Les normes de ce prochain degré d’évolution seront réglées par la volonté commune et leur acceptation générale sera suffisamment garantie [...]par le besoin de chacun du travail en commun, de secours, de sympathie [...] et par la crainte d’être exclu de la communauté ; s’il le faut, elles seront garanties par l’intervention de citoyens isolés ou même par une insurrection du peuple. » 9
Cette vision communiste-anarchiste repose sur des principes radicalement différents du communisme étatique, qui n’a jamais encouragé les insurrections populaires, comme on l’a vu à Prague ou à Budapest. Elle suppose aussi qu’au lieu de plaquer nos propres catégories mentales à toutes les sociétés de la Terre, nous montions sur le clocher de notre village pour observer ce qui se passe ailleurs.
Toutes les sociétés étatiques ne ressemblent pas au modèle américain, qui a suscité un peuple d’humeur procédurière. L’invasion des idées occidentales n’a pas exclu chez les Japonais le sentiment que les rites de la vie de société et les obligations morales suffisent à la bonne marche du monde. Le droit leur paraît choquant, car comment donner raison à l’un et tort à l’autre alors qu’ils doivent vivre ensemble dans la même communauté ? N’est-elle pas barbare la société qui estime que « tout ce qui n’est pas interdit est autorisé » et donc s’accorde des espaces de sauvagerie ? Le droit n’est qu’une des manières de créer un lien sociétaire .
L’ethnologie la plus récente a montré que dans les sociétés dites « archaïques », le droit est effacé par les devoirs, les usages, les coutumes, les rites, les traditions et les contrats. 10 Et c’est encore faire preuve d’ethnocentrisme occidental que de parler dans ce cas de « droit coutumier » : ces comportements peuvent être liés à des interdits religieux, inclure des rituels magiques, des éléments spontanés, des actions autonomes.
Le droit étatique veut s’imposer au nom de Dieu, du peuple souverain, de la volonté générale, du contrat social, ou même d’un droit naturel, déduit d’une prétendue nature humaine, dont l’essence serait donc immuable. 11 La poitrine chamarrée de ces attributs quasi divins, les décideurs modernes masquent ainsi le fait que leur législation traduit les intérêts privés d’un groupe social particulier.
Ces prétentions à la légitimité irritent les anarchistes contemporains. La magie incantatrice de la Divinité ou de la Démocratie, conçue comme un être abstrait et transcendant, sont des sources de légitimité hétéronomes, comme l’a montré Eduardo Colombo. Elles prétendent que l’humanité n’est pas créatrice de ses valeurs, elles supposent qu’une origine extérieure (Dieu, le Peuple, etc.) inspire les décisions étatiques, ce qui traduit un mépris pour l’autonomie des libres associations humaines. 12
Sont donc remis en cause et la législation et le législateur, c’est-à-dire le système symbolique même qui les rend possible, car il fonde le lien social et structure la société sur un principe métaphysique biaisé, le principe d’une asymétrie entre les individus. Il instaure une hiérarchie, un ordre institutionnalisé de domination, de supériorité, d’obligations mutuelles mais nécessairement asymétriques, entre gouvernants et gouvernés. Les inégalités de fait, que l’on voit par exemple dans les compétences des uns et des autres, servent de prétexte pour fonder et justifier une inégalité de droit, la domination.
Colombo ajoute :
« Ce principe (arkhê) d’organisation hiérarchique, en s’emparant de la définition du politique développe un processus d’autonomisation de l’instance politique qui produit deux effets : le premier est la rupture radicale entre le niveau politique de légitimation du pouvoir (ce qui devient la définition de l’État ) et la société civile ; le deuxième est celui de placer toute relation asymétrique (capacités différentielles) présente dans la société globale sous la détermination d’une obligation politique ou devoir d’obéissance. C’est-à-dire, la transformation de toute relation asymétrique, aussi bien au niveau formel qu’au niveau inconscient, en relation de dominant et de dominé. » 13
On peut toutefois se demander si, en rejetant des entités immuables telles que la nature humaine, certains théoriciens anarchistes ne créent pas de nouveaux invariants. Définir l’homme par sa capacité de créer des symboles, n’est-ce pas définir une nature humaine ? 14
Quelques penseurs contemporains sont encore plus drastiques. Ils récusent et le système symbolique actuel et le système même du langage humain. Pour John Zerzan, l’aliénation commence avec l’instauration même du symbolique. 15 Son hypothèse que l’homo sapiens n’a pas toujours connu l’ordre du symbole, et qu’on peut aujourd’hui encore s’en passer, reste sans doute à démontrer ; elle a du moins le mérite de relativiser toute argumentation ; au demeurant, elle n’infirme pas les considérations anarchistes sur la possibilité de fonder une société sans recours au droit.
Mais le possible est-il réalisable ? Existe-t-il des jalons pour une société différente ? Quelles réflexions, quelles pratiques peuvent y conduire ?
Une tradition alternative
Les anarchistes sont les passagers clandestins de l’Histoire :
(en gras par le webmestre qui a trouvé cette assertion fort belle)
ils s’y sont embarqués sans demander l’avis de personne et s’invitent sans vergogne dans les événements. Leurs pratiques de résistance, infinies, connues ou inconnues, sont le plus souvent enfouies dans les souterrains du passé. Seuls les historiens dits « engagés » les y recherchent ; les autres, la majorité respectable, ne s’intéressent qu’aux premiers et aux seconds couteaux, à savoir les grands décideurs et les chefs d’État 16. Si la situation est telle en Histoire, dans des facultés de Lettres réputées à gauche, que peut-on espérer du côté des juristes ? Y a-t-il des criminologues anarchistes ?
Mais pourquoi la question se poserait-elle ? Insoumis, insurgés, squatters ou prophètes de malheur, les anars affrontent les autorités légales et l’ordre établi. Si la majorité d’entre eux ne se reconnaît plus dans l’illégalisme ou la « propagande par le fait », les stratégies collectives, telles qu’on les découvre chez les Industrial Workers of the World aux États-Unis, les révolutionnaires en Espagne ou les groupes alternatifs de par le monde, constituent un défi au principe même des lois, au nom d’une légitimité supérieure, d’une désobéissance civique. Les situationnistes, les punks anglais, les radios illégales comme Free Radio Berkeley, les groupes de musiciens comme les Sex Pistols (« Anarchy in the UK ») ont continué de proclamer cette interprétation anarcho-critique de la légalité. 17 Les militants ne se reconnaissent pas dans le portrait médiatique du « citoyen responsable » : ils sont des dissidents de l’intérieur, des rebelles par principe. Car lorsqu’ils contestent le droit établi, les oligarchies et le capitalisme, ils se situent au cœur même des mouvements sociaux, dans l’espoir d’amorcer quelque nouvelle avancée émancipatrice individuelle et collective.
Comme l’écrit Daniel Colson :
« Dans la pensée libertaire, le droit est immanent aux forces collectives et, comme elles, multiple dans ses sources et ses manifestations. Expérimental et intuitif, il est coextensif à ces forces, à leurs modalités d’association et de désassociation […]. Au lieu d’obéir à une source unique et transcendante (la « souveraineté »), il dépend d’une pluralité de sources primaires (les forces collectives), de « centres générateurs de droit », de « foyers autonomes du droit » correspondant à la grande diversité des expériences d’association et de composition de forces. Expression des rapports entre forces, des conflits et des solidarités qui les caractérisent, le droit libertaire contribue plus particulièrement à dire et à produire, avec la raison collective (et à un moment donné, l’équilibre des intérêts contraires, le balancement d’antinomies nécessaires […].Sous ses formes diverses de contrats, de conventions, de règlements, de coutumes, de tribunaux d’honneur, d’arbitrage et de paroles données, il justifie, a contrario de toutes les sciences juridiques, que l’on parle à son propos de “droit sans règles”. »
On peut ajouter que tout mouvement social se crée des droits, par exemple quand les dissidents politiques émigrent massivement vers un autre pays, ou que les foules manifestent contre la gestion capitaliste mondiale. Mais ces nouvelles revendications, si légitimes soient-elles, se heurtent au droit étatique, démonstration quotidienne que l’État est bien contre la société.
Les libertaires n’ont pas manqué d’émettre des suggestions pratiques. Josiah Warren, un des pères de l’individualisme américain, suggérait que les parties en conflit choisissent leur juge d’un commun accord 19 ; Lysander Spooner défendait la nécessité de recourir à des jurés plutôt que de se fier aux seuls « experts » . La mouvance libertaire discute depuis plus d’un siècle la question des conflits, et l’on trouve dans cette littérature des réflexions moins simplistes que dans les ouvrages savants sur la théorie des jeux.
Même la criminologie, pourtant bien financée et hautement surveillée par nos sociétés frileuses, a développé une tradition contestataire. Celle-ci, qui s’est renouvelée grâce aux travaux de Michel Foucault, inclut des féministes et même... des criminologues anarchistes.
Aux États-Unis, par exemple, Bruce DiCristina se fonde sur les théories de Paul Feyerabend pour élaborer une critique de cette discipline. 20 Jeff Ferrell propose une criminologie anarchiste fondée sur l’interaction entre la résistance aux autorités légales et la pratique de la criminalité. Elle s’inspire d’une épistémologie de l’incertitude et entreprend une déconstruction textuelle des criminologies postmodernes : analyse des conséquences du contrôle de la criminalité, critique permanente des hiérarchies de crédibilité et des critères de vérité propagés par la mythologie corporative, dénonciation intransigeante des injustices légales. Elle propose une décentralisation et un pacifisme lucide. 21
À condition de ne pas se reposer sur ce prestigieux héritage des théoriciens du passé pour se constituer un pedigree intellectuel et défendre leur turf contre d’autres perspectives possibles, les avocats d’une société différente, non fondée sur le droit et l’État, disposent aujourd’hui, plus que jamais, de multiples terrains d’observation. Et ils seront peut-être entendus s’ils acceptent de réviser leur rhétorique. En particulier, la fracture entre « individualistes » et « communistes » révèle une faiblesse de la réflexion sur la vie collective. Une civilisation non conviviale, une atmosphère de méfiance ou au contraire trop consensuelle, n’assureront jamais des échanges équitables. La justice ou l’égalité sont matières de degrés, et même si la perfection n’est pas de ce monde, il existe des sociétés plus justes que d’autres.
En dernier ressort, la force de conviction des défenseurs du droit repose sur le mythe biblique que le monde va mal et qu’une institution qui imposerait ses règles à l’humanité ne serait sans doute pas la panacée mais pourrait en partie y remédier. Cette confusion entre le droit et la justice est soutenue par des institutions puissantes, nationales et internationales, comme les Nations Unies. La fin de la guerre froide fait pourtant tomber le masque démocrate dont ces pouvoirs s’étaient couverts, et révèle, des pavillons de complaisance aux paradis fiscaux, des marées noires à l’encéphalopathie spongiforme bovine, et du Timor au Rwanda, le rictus pétrifié du droit, fût-il international.
Mais la position libertaire n’est pas sans atouts. Sur le plan des convictions, elle dénonce le sophisme sur lequel repose le pessimisme hobbésien : si l’homme est un loup pour l’homme, pourquoi lui octroyer du pouvoir sur autrui ? De plus, la position anarchiste présente l’avantage de susciter une floraison de pistes de recherche. Enfin, par ses pratiques, alternatives ou anticipatrices d’utopies futures, elle peut contribuer à édifier un monde sans droit.
Dans les années 1950, on pouvait encore voir dans le port de Gênes, en Italie, des individus anonymes discutant sous les arcades. Ces armateurs négociaient entre eux des sommes considérables, sans documents écrits, sans intermédiaires, sans magistrats. Il existe ainsi de par le monde une infinité de modes informels pour régler les relations humaines. L’humanité n’est pas composée de loups et d’agneaux, sauf quand il se crée une profession d’individus mandatés pour légitimer des institutions propices aux prédateurs. Pour sa part, la mouvance anarchiste lutte moins pour des valeurs qu’elle jugerait, à son tour, désirables, pour prescrire ses propres palliatifs, que pour raffiner notre éthique spatio-temporelle et conviviale, et générer des structures libres ouvertes aux dépassements encore inédits.
Ronald Creagh
* Cet article a bénéficié des précieuses remarques et suggestions de Daniel Colson, Danièle Haas, Eduardo Colombo, Jean-Jacques Gandini et Xavier Michel, que je tiens à remercier. La présente version leur doit beaucoup, même si les points de vue exprimés ici n’engagent que moi ; il va de soi que je suis aussi seul responsable des erreurs éventuelles.
Notes
1. Lester Mazor, « Réquisitoire contre les droits de l’homme », IRL, mai 1981.
2. Faut-il rappeler que la loi, contrairement aux normes, ne peut être décidée et sanctionnée que par l’État ?
3. Ces remarques sont inspirées de l’intéressant compte rendu de Harold Barclay, au sujet de l’ouvrage Law and Anarchism, de Thom Holterman et Henc Van Marseven eds, paru dans Social Anarchism (1985), n° 10, pp. 59-63. L’idée de punition mériterait, elle aussi, toute une étude.
4. Georges Gurvitch, Traité de sociologie, Paris, PUF, 1960, tome II, p. 175.
5. Michel Bakounine, l’Empire knouto-germanique, in Œuvres, Paris, Stock, p. 408.
6. Thèse d’Alain Thévenet sur Godwin, p. 51.
7. Proudhon : De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, 1858, vol. I, Position du problème de la justice, vol. I, p. 215.
8. Proudhon : la Révolution sociale démontrée par le coup d’État, Œuvres, 6e vol., p. 149, cité par G. Gurvitch : « Les fondateurs français de la sociologie contemporaine », II P.-J. Proudhon, Paris, centre de Documentation universitaire, 1955, p. 28.
9. Paul Eltzbacher : l’Anarchisme, Paris, Marcel Giard, 1923, pp. 204-205. L’auteur conclut, à tort, que celles-ci seront des normes juridiques. On verra ci-dessous pourquoi elles ne le sont pas.
10. Outre les travaux bien connus de Pierre Clastres, notamment la société contre l’État, voir Harold Barclay, People without Government, An Anthropology of Anarchism, préface par Alex Comfort, London, Kahn & Averell with Cienfuegos Press, 1982, anthologie très copieuse de sociétés anarchiques.
11. Au concept de « volonté générale », certains comme Kropotkine préfèrent substituer celui de « volonté commune ». Ce point mériterait une analyse approfondie, qui prenne en compte les études les plus récentes sur les opinions collectives, les idées de Charles Fourier, et bien d’autres phénomènes qu’on ne peut aborder ici. Il va de soi qu’une telle société peut poser d’autres problèmes de dysfonctionnement.
Par exemple, le roman d’Ursula Le Guin, les Dépossédés, met en évidence les méfaits que l’opinion collective peut susciter dans une société libertaire.
12. Faut-il rappeler que l’État n’est pas une libre association : comme le dit le juriste américain Lysander Spooner, il ne le serait que si chaque génération était appelée à se prononcer librement en faveur de son existence.
13. Eduardo Colombo, « Anarchisme, obligation sociale et devoir de l’État », Réfractions, n° 2, p. 100.
14. E. Colombo objecte à cette affirmation que se fonder sur une propriété, un attribut, ce n’est pas définir l’essence d’un être. Cette distinction, élémentaire pour tout philosophe depuis au moins Aristote, est contredite par l’histoire humaine. Que de caractéristiques d’un groupe ont servi à définir sa nature : « l’homme blanc », par exemple. De plus, « la capacité de créer des symboles » ressemble fort, me semble-t-il, à « l’animal raisonnable » qui définit pour beaucoup l’essence de l’humanité.
15. John Zerzan : Future Primitive and Other Essays, Autonomedia. On peut consulter sur la Toile un certain nombre de ses textes (en anglais) cf. http://angelfire.lycos.com/tx/kaosneverfades/zerzan.html.
16. Avec quelques exceptions notables : par exemple Habermas parle d’une « sphère publique plébéienne, qui survit d’une façon souterraine au sein du mouvement chartiste, mais aussi dans le cadre du mouvement ouvrier d’Europe continentale, tout particulièrement dans ses traditions anarchistes ». Jürgen Habermas : l’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1962, p. 10.
17. Jeff Ferrel : « Against the Law : Anarchist Criminology », Social Anarchism (1998), n° 25, p. 8.
18. Correspondance personnelle. Je remercie Daniel Colson pour l’autorisation de publier ces notes.
19. La médiation pénale est en cours d’instauration en France pour les petits délits de proximité, preuve que les idées irréalistes peuvent se réaliser. Je remercie J.-J. Gandini pour cette information sur l’évolution du droit français.
20. Bruce DiCristina : Method in Criminology : A Philosophical Primer, New York, Harrow and Heston, 1995. Voir aussi Stanley Cohen : Against Criminology, New Brunswick, N.J., Transaction, 1988.
21. Jeff Ferrell, art. cit., p. 12.