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Alain Perrinjaquet
Idéal libertaire et idée du droit naturel*
Article mis en ligne le 9 janvier 2010

1. Anarchie et anomie

Le projet d’une société sans pouvoir politique, sans État (anarchie), est-il équivalent à un projet de société dépourvue de toute norme (anomie) ? Si l’on prend le terme de « norme » dans son acception la plus large, incluant norme juridique et norme éthique (j’essaierai ci-dessous de préciser la distinction), on peut affirmer sans hésiter que ce n’est pas le cas, que le rejet du pouvoir n’implique pas forcément le rejet de toute norme. La plupart des représentants de ce que l’on pourrait nommer « l’anarchisme classique » comptent d’ailleurs sur le fait que la suppression de l’exploitation de l’homme par l’homme et de ses instruments politiques, jointe à un processus éducatif et culturel que l’on pourrait caractériser comme une éducation à la liberté et à la responsabilité, permettra l’émergence et l’intériorisation par les individus de normes éthiques dont le respect général rendra superflues les institutions étatiques 1.

Certes, cette reconnaissance de la nécessité de normes, tout au moins de normes éthiques, est loin d’être aussi commune dans l’anarchisme soixante-huitard, ou post-soixante-huitard – souvent influencé par le relativisme et l’historicisme contemporain et se référant volontiers à l’anarchisme « atypique » de Stirner ou à l’amoralisme (certainement pas anarchiste) de Nietzsche 2 –, que dans l’anarchisme classique et ouvrier. On voit mal, cependant, ce qui peut justifier la lutte des exploités contre les exploiteurs, des opprimés contre les oppresseurs, si toute notion de justice est historique et relative, si l’exploitation et l’oppression ne sont pas condamnables d’un point de vue éthique (et du point de vue du « droit naturel » que je chercherai à définir ci-dessous). En l’absence d’une notion non relative de la justice, toute lutte sociale devient alors une simple lutte pour le pouvoir (ou pour des avantages matériels) d’un groupe social (fût-il majoritaire) contre un autre groupe social (fût-il extrêmement minoritaire), et tout ce qu’il y a alors à dire, c’est : « Que le meilleur gagne ! »3 (le meilleur, c’est-à-dire le plus fort, le plus rusé, le plus perfide, le plus dénué de scrupules...).

2. L’idée du droit naturel

2. 1. Normes éthiques et normes juridiques

Sans aller plus loin dans le débat sur le relativisme éthique (que je ne prétends certes pas avoir définitivement réfuté en cinq ou six lignes), je m’appuierai donc sur la position de l’anarchisme classique, qui admet la validité de normes éthiques et estime le plus souvent que certains principes de justice fondamentaux sont valides de tout temps (le soulèvement de Spartacus n’est pas moins justifié que la révolte des Canuts). Ceci posé, il convient de se demander si les principes éthiques sont le seul genre de normes admissibles dans la perspective anarchiste : qu’en est-il des normes juridiques ?

Avant de chercher à répondre à cette question, il faut chercher à définir exactement les termes utilisés et à distinguer clairement normes éthiques et normes juridiques. Pour ce faire, je propose de recourir à la définition que Kant donne de ces deux types de normes, car elle est une des plus claires que je connaisse et permet de distinguer les deux types sans ambiguïté ; nous verrons que, de plus, la distinction que Kant opère entre droit naturel et droit positif permet d’éclaircir d’autres questions 4. Selon Kant, une norme éthique est un impératif qui commande non seulement une certaine action, mais aussi d’accomplir cette action 5 en suivant une certaine maxime ; autrement dit, l’objet de l’obligation éthique, c’est non seulement l’action dans le monde sensible, mais aussi l’intention qui préside à cette action. Or, comme cette intention n’est accessible qu’au sujet agissant lui-même, il est par définition impossible d’imposer de l’extérieur le respect d’une norme éthique. De plus, chaque personne est appelée à se convaincre par elle-même de la validité des principes éthiques qu’elle entend suivre, le commandement suprême de l’éthique kantienne pouvant se traduire par : « Sois autonome ! », c’est-à-dire : « Donne-toi tes propres règles d’action ! ».

Notons cependant que si cette idée d’« autonomie » implique le rejet de toute morale imposée au sujet de l’extérieur, si elle souligne le caractère personnel de l’éthique (qui ne peut donc pas s’identifier avec les convictions dominantes du groupe social ou de l’époque), elle n’implique pas du tout une conception relativiste selon laquelle chacun pourrait se « bricoler » sa petite morale personnelle : c’est en faisant appel à toutes les ressources de sa raison (de sa partie que Kant nomme « pratique ») que chacun doit se donner ses propres règles d’action. Or, comme les structures fondamentales de la raison sont les mêmes chez chacun (en ce sens, Kant est un rationaliste, même si c’est un rationaliste critique), chacun est susceptible de découvrir les mêmes normes éthiques fondamentales 6, quoique dans le cadre d’une réflexion personnelle (cette réflexion peut bien sûr être vivement aidée par le dialogue avec d’autres personnes, mais, en dernier appel, c’est à chaque individu de choisir, en raison et en conscience, les normes qu’il estime devoir appliquer). Les normes éthiques fondamentales sont ainsi universelles et atemporelles, et pourtant dépourvues de toute transcendance (à moins que j’estime que ma propre raison m’est transcendante).


2. 2. Droit naturel et droit positif

Qu’est-ce alors qu’une norme juridique ? C’est un impératif qui porte exclusivement sur une action (ordonnée ou interdite) dans le monde sensible, indépendamment de l’intention qui est derrière cette action ; à ce titre, il n’est pas contradictoire que le respect de cette norme soit imposé de l’extérieur et elle se distingue par là de la norme éthique. Pas contradictoire, mais pas nécessaire non plus. Expliquons-nous : on associe couramment la notion de norme juridique ou de droit à une codification, à des institutions (législatives et judiciaires) et au droit de contrainte. Or nous avons là les caractéristiques de ce que Kant nomme, avec l’École du droit naturel, le droit positif 7.

Ce qu’il nomme droit naturel, en revanche, n’est pas consigné dans un code (les philosophes de l’École du droit naturel et leurs successeurs en donnent de nombreux traités, mais ceux-ci ne sont que des interprétations ou des théories du droit naturel et non pas des codes, de même qu’un traité de mathématique présente une théorie et non pas la vérité mathématique toute nue), il n’est pas décrété par une autorité législative, mais fait l’objet d’une libre discussion, et il n’est pas appliqué (sous la menace de la contrainte) par une autorité judiciaire. Pourquoi ne se confond-il pas alors avec les normes éthiques ? Parce qu’il ne concerne pas l’intention des sujets agissants et parce qu’il est de ce fait possible de l’appliquer sous la forme d’un droit positif. Dans ce cas, le droit naturel ne devra plus seulement être interprété par un philosophe du droit (ou par n’importe quel être pourvu de raison), mais codifié pour une société particulière (dans l’espace et dans le temps) par une institution dont le groupe social en question reconnaît la compétence (il peut parfaitement s’agir du groupe social dans son ensemble, du « peuple en corps », comme l’exige Rousseau) et son respect pourra, si nécessaire, être imposé par une institution de contrainte. Je dis « si nécessaire », mais il faut remarquer que les représentants de l’École du droit naturel et leurs héritiers (Kant y compris) estiment généralement que l’existence d’une telle institution de contrainte est bel et bien nécessaire. On peut cependant, me semble-t-il, dissocier, pour plus de clarté, la question de la codification et celle du droit de contrainte : un droit positif n’est guère imaginable sans codification (qui peut être de tradition orale), mais on peut au moins imaginer un système de droit positif qui ne serait pas assorti d’un pouvoir de contrainte et se demander si un tel droit serait applicable.
En résumé, on pourrait présenter le droit naturel comme un ensemble de principes généraux que tout droit positif qui prétend servir l’idée de justice (plutôt que les intérêts du groupe social dominant) doit respecter, adapter aux circonstances concrètes du lieu et de l’époque et tenter d’appliquer dans la vie réelle. Si l’on considère (comme Kant et les tenants de l’École du droit naturel, mais aussi comme la plus grande partie de l’anarchisme classique) que l’être humain est un être rationnel et libre (ce qui signifie notamment « capable de déterminer son action en fonction de sa propre idée du juste et de l’injuste »), on peut décrire ces principes comme les « conditions auxquelles des êtres rationnels et libres peuvent coexister dans le monde sensible, tout en préservant leur rationalité et leur liberté » 8.

C’est donc à la nature humaine (définie de façon minimale, par la rationalité et la liberté) que renvoie l’adjectif « naturel », et non pas à une nature extérieure et transcendante 9. Cette nature, si on la réduit à ces traits constitutifs minimaux de la rationalité et de la liberté, étant (à l’échelle humaine) immuable (car si d’aventure elle se modifiait, nous cesserions d’être des êtres humains) et universelle, les principes généraux du droit naturel sont considérés comme universels et anhistoriques. Il est manifeste qu’en revanche tout droit positif est inscrit dans l’histoire et lié à une société déterminée, puisqu’il doit traduire les principes généraux du droit naturel dans la réalité concrète, à une époque et dans un lieu donnés.

Le droit naturel est ainsi un modèle abstrait qu’il s’agit d’appliquer au concret. Ajoutons que, toute traduction étant imparfaite, toute application au concret de principes généraux et abstraits comportant des facteurs d’erreur et d’imprécision, l’application parfaite du droit naturel aux circonstances données constitue un idéal, un objectif à atteindre, mais qui ne pourrait être atteint qu’au terme d’un effort infini, un point de fuite 10.

2. 3. Anarchisme et droit naturel

Pour revenir à notre problème principal de la position de l’anarchisme face au droit sur la base de ces définitions de l’éthique, du droit positif et du droit naturel, je peux maintenant préciser et corriger quelque peu mon affirmation initiale : dans la terminologie définie ci-dessus, les normes dont le respect doit, selon l’anarchisme classique, rendre
l’État superflu sont avant tout des normes de droit naturel, puisqu’elles concernent le comportement et les droits des individus dans la société. Certes, de nombreux auteurs libertaires – et d’innombrables militants – ont fait preuve d’une conscience morale très développée et d’une éthique personnelle très exigeante et ils n’ont généralement pas opéré cette distinction conceptuelle, parlant d’« éthique » là où je propose, sur les traces de Kant et de ses prédécesseurs, de parler de « droit naturel ». Il n’en reste pas moins que ce qui doit être respecté, pour qu’une société libertaire soit possible, ce n’est pas nécessairement un ensemble de règles d’éthique privée qui concerneraient non seulement l’action, mais également l’intention de l’agent (il est clair que, dans ce cas, cette société serait une pure utopie), mais bien un ensemble de règles concernant l’action concrète et ses répercussions matérielles sur autrui et sur la société. En d’autres termes, la qualité dont doivent faire preuve les membres d’une société libertaire, ce n’est pas la sainteté (ou pureté éthique), mais la justice.

Nous pouvons donc conclure que l’anarchisme (classique) intègre non seulement l’idée de normes éthiques, mais également celle de normes de droit naturel et que ses revendications de justice et de liberté supposent une conception du droit naturel, explicite ou (partiellement) implicite 11. Faut-il dès lors penser que l’anarchisme se distingue des autres philosophies politiques des temps modernes en ce qu’il se fait le champion d’un droit naturel sans droit positif ?

3. Anarchisme, droit naturel et droit positif

Dans son article sur Proudhon publié dans ce même numéro de Réfractions, « De l’anarchisme au fédéralisme... », Fawzia Tobgui montre que la position de Proudhon face au droit positif, et même face à l’État, évolue considérablement, pour faire de plus en plus de place au droit positif, et même à l’État, pourvu que celui-ci soit profondément démocratique et fédéraliste. De même, Daniel Guérin observait, dans son introduction au Programme de la Fraternité internationale révolutionnaire de Bakounine, qu’
« il y a dans les pages qui suivent une contradiction, au moins apparente. Tantôt Bakounine se prononce catégoriquement pour la “destruction des États” […], tantôt il réintroduit le mot “État” dans son argumentation. Il le définit cette fois comme “l’unité centrale du pays”, comme un organe fédératif. Et il n’en continue pas moins à vitupérer “l’État tutélaire, transcendant, centralisé”, à dénoncer “la pression despotiquement centralisatrice de l’État”. »

« Il y a donc pour Bakounine État et État. On retrouve, d’ailleurs – relevait également Guérin –, la même ambiguïté sous la plume de Proudhon, chez qui Bakounine a tant puisé. » 12

En effet, qu’il s’agisse d’évolutions ou d’ambiguïtés, la position de nos « classiques » sur la question du droit positif est moins simple qu’on le pense fréquemment. Je n’entends pas ici me livrer à une enquête historique (voir plutôt, dans cette perspective, les articles qui précèdent), mais je donnerai quelques exemples des positions des anarchistes « classiques » qui suggèrent que leur attitude vis-à-vis du droit positif est moins négative qu’il pourrait paraître à première vue, et j’essaierai d’avancer quelques arguments justifiant un affinement du « catéchisme » libertaire sur ce point. Pour ce faire, j’essaierai d’examiner successivement la question de la codification du droit et celle du droit de contrainte.

3. 1. La codification

Que Bakounine, dans son Programme susmentionné, ne rejette pas la codification des principes régissant la société libertaire (sans cependant approfondir le problème), ressort clairement du passage suivant :
« [Les communes] formeront nécessairement entre elles un pacte fédéraI basé en même temps sur la solidarité de toutes et sur l’autonomie de chacune. Ce pacte constituera la charte provinciale. » 13
Remarquons que l’organisation fédérale impliquée par ce pacte doit être, selon Bakounine, « fondée uniquement sur la liberté absolue et sur l’autonomie des régions, des provinces, des communes, des associations et des individus » et qu’il faut selon lui reconnaître « un droit absolu de sécession » non seulement à tous les pays et à toutes les régions, mais aussi à tous les individus, même si, à son avis, ces sécessions deviendront de fait « impossibles » lorsque les fédérations « seront formées librement par les nécessités et les affinités inhérentes à chacune de leurs parties » 14.

Ce n’est à mon avis pas sans bonnes raisons que Bakounine admet ici la codification, dans un « pacte » ou une « charte », des règles fondamentales des fédérations. En effet, si ces règles ne sont pas explicitement formalisées, des règles informelles et implicites s’instaureront inévitablement, et elles risquent de limiter davantage la liberté des individus, puisque plus insaisissables, plus difficilement critiquables. Un système de règles claires et explicites, donc codifiées (mais elles peuvent également l’être dans une tradition orale) présente plusieurs avantages, pour autant qu’il soit public et intelligible pour les personnes concernées et qu’il ne soit pas édicté de façon arbitraire et imposé dictatorialement : les individus peuvent connaître clairement les comportements que le groupe social accepte et ceux qu’il rejette 15, ils savent que ces principes ont une certaine stabilité (principe de la sécurité du droit) et, si ces principes (ou une partie d’entre eux) ne leur semblent pas conformes à l’idée de justice (autrement dit, s’ils leur paraissent ne pas être une application adéquate du droit naturel aux circonstances concrètes dans lesquelles vit leur groupe social), ils peuvent les critiquer avec précision, voire s’y opposer dans la pratique (faire acte de « désobéissance civile »), en ayant la possibilité de manifester que c’est la règle x ou y qu’ils rejettent, et non pas le lien social en général.

Ainsi, non seulement l’idée du droit naturel semble compatible avec une conception anarchiste, mais également le principe d’une codification des règles résultant de l’application des principes généraux du droit naturel aux circonstances particulières propres à la société en question. Bien sûr, il ne faudra pas perdre de vue le fait que cette application et, partant, cette codification, est forcément imparfaite (comme l’est d’ailleurs tout droit positif dans la perspective kantienne) et qu’on doit donc toujours pouvoir la critiquer et la modifier. Mais qu’en est-il de l’idée du droit de contrainte : marquerait-elle le point où l’anarchisme diverge définitivement des philosophies politiques modernes ?

3. 2. Le droit de contrainte

La philosophie politique moderne, à commencer par l’École du droit naturel, admet généralement que le droit positif implique l’existence d’une institution (ou de plusieurs institutions, pour les partisans de la division des pouvoirs) pourvue d’une certaine légitimité capable de contraindre, par la force ou la menace, les individus à respecter ce droit, lorsqu’ils ne le feraient pas spontanément. Ce droit de contrainte a souvent paru à nos théoriciens peu compatible avec l’anarchisme. De façon parfaitement pertinente, ils ont dénoncé le fait qu’il est généralement utilisé par les États pour défendre les privilèges des classes dominantes, voire d’une clique mafieuse au pouvoir, et ils ont affirmé que la disparition de l’accaparement et de la misère amènerait la fin des délits commis par nécessité, et la suppression de la propriété privée la disparition des délits commis par esprit de lucre. De plus, ils ont compté sur la transformation générale des rapports sociaux (par exemple des rapports entre les sexes) que devait engendrer l’avènement de la société libertaire pour diminuer sensiblement les délits dus à des troubles psychiques, sexuels ou sociaux, à la jalousie, à l’ivrognerie, à la brutalité, etc.

Cependant, on constate à plusieurs endroits que, tout en estimant que les infractions graves aux principes fondamentaux du pacte social (ou « fédéral ») et les violations graves des droits fondamentaux de la personne seront rares en société libertaire, pour ne pas dire statistiquement négligeables, nos théoriciens classiques sont contraints d’admettre que ces infractions représentent néanmoins un cas limite, toujours possible, qui les oblige à se poser plus profondément la question du droit de contrainte, voire à admettre ce droit, tout en cherchant à limiter autant que possible son application.

Ainsi, dans le chapitre que James Guillaume consacre à l’organisation de la fédération locale, ou commune, dans ses Idées sur l’organisation sociale, l’auteur aborde le problème, non sans avoir remarqué préalablement :
« Il n’est pas probable que dans une société où chacun pourra vivre en pleine liberté du fruit de son travail, et trouvera tous ses besoins abondamment satisfaits, des cas de vol et de brigandage puissent encore se présenter. Le bien-être matériel, ainsi que le développement intellectuel et moral qui résultera de l’instruction vraiment humaine donnée à tous, rendront en outre beaucoup plus rares les crimes qui sont la suite de la débauche, de la colère, de la brutalité, ou d’autres vices. »

Mais Guillaume se rend compte qu’il faut envisager sérieusement les « cas limites » :
« Néanmoins il ne sera pas inutile de prendre des précautions pour la sécurité des personnes. […] Évidemment, on ne pourra pas, sous prétexte de respect des droits de l’individu et de négation de l’autorité, laisser courir tranquillement un meurtrier ou attendre que quelque ami de la victime lui applique la loi du talion. Il faudra le priver de sa liberté, et le garder dans une maison spéciale, jusqu’à ce qu’il puisse, sans danger, être rendu à la société. »

L’auteur admet donc, pour ces cas limites, un droit de contrainte de la société à l’égard du criminel. À propos des questions : « Comment [celui-ci] devra-t-il être traité durant sa captivité ? et d’après quels principes en déterminera-t-on la durée ? », Guillaume avoue que « ce sont là des questions délicates, sur lesquelles les opinions sont encore divisées ». Il poursuit :
« Il faudra s’en remettre à l’expérience pour leur solution ; mais nous savons dès à présent que, grâce à la transformation que l’éducation opérera dans les caractères, les crimes seront devenus très rares : les criminels n’étant plus qu’une exception, seront considérés comme des malades et des insensés ; la question du crime, qui occupe aujourd’hui tant de juges, d’avocats et de geôliers, perdra son importance sociale, et deviendra un simple chapitre de la philosophie médicale. […] les crimes seront désormais du ressort du service de la sécurité, qui cherchera à les prévenir, et de celui du service médical, qui décidera des mesures à prendre à l’égard des criminels. » 16

Dans son Catéchisme révolutionnaire, Bakounine reconnaît également ce droit de contrainte de la société en cas de crime, et même en cas de délits de moindre gravité :
« En cas d’infidélité à un engagement librement contracté ou bien en cas d’attaque ouverte ou prouvée contre la propriété [sic], contre la personne et surtout contre la liberté d’un citoyen, soit indigène, soit étranger, la société infligera au délinquant indigène ou étranger les peines déterminées par ses lois. »

Bakounine accepte donc ici droit de contrainte et droit de punir, mais il insiste sur le fait que la punition doit amener à la réhabilitation et considère, comme Guillaume, que la commission d’un crime dans une société égalitaire et libertaire relève d’une pathologie qu’il faut soigner, plutôt que punir :
« Abolition absolue de toutes les peines dégradantes et cruelles, des punitions corporelles et de la peine de mort, autant que consacrée et exécutée par la loi. Abolition de toutes les peines à terme indéfini ou trop long et qui ne laissent aucun espoir, aucune possibilité réelle de réhabilitation, le crime devant être considéré comme une maladie et la punition plutôt comme une cure que comme une vindicte de la société. » (Ibid.)

Il faut cependant remarquer que le droit de sécession qui caractérise, comme nous l’avons vu, le fédéralisme de Bakounine et qui s’étend jusqu’à l’individu prévaut sur le droit de contrainte et de punition de la société et est reconnu même au criminel, mais son exercice pourra être pour ce dernier lourd de conséquences :
« Tout individu condamné par les lois d’une société quelconque, commune, province ou nation, conservera le droit de ne point se soumettre à la peine qui lui aura été imposée, en déclarant qu’il ne veut plus faire partie de cette société. Mais, dans ce cas, celle-ci aura à son tour le droit de l’expulser de son sein et de le déclarer en dehors de sa garantie et de sa protection.

« Retombé ainsi sous la loi naturelle œil pour œil dent pour dent, au moins sur le terrain occupé par cette société, le réfractaire pourra être pillé, maltraité, même tué sans que celle-ci s’en inquiète. Chacun pourra s’en défaire comme d’une bête malfaisante, jamais pourtant l’asservir ni l’employer comme esclave. » 17

Ces textes de Guillaume et de Bakounine ont le mérite de soulever les deux aspects fondamentaux du problème du droit de contrainte en matière criminelle : la question de la protection de la société, et surtout des personnes qui la composent, contre les agissements d’un individu criminel (que son comportement soit d’origine pathologique ou non) et celle de la protection du criminel lui-même contre une réaction disproportionnée d’autres individus, ou de la société.

Le second aspect, la protection de la personne qui viole un droit fondamental d’autrui contre une réaction disproportionnée et le besoin d’offrir à cette personne une occasion de se réinsérer dans la société doit nous mettre en garde contre les mécanismes de justice informelle, voire de justice sommaire ou de vendetta, qui se mettraient probablement en place si la victime (ou ses proches, ou encore des personnes qui craindraient de devenir à leur tour victimes du délinquant) ne pouvait faire appel à une structure qu’elle reconnaît dotée des qualités d’impartialité, de transparence et de compétence nécessaires à lui rendre justice et à protéger les autres membres de la société contre des injustices analogues.

Des principes tels que l’impartialité des juges (qui ne doivent donc pas être partie prenante ou intéressée – directement ou indirectement – à la cause), la présomption d’innocence, la proportionnalité et la stabilité des peines, leur application indépendamment des caractéristiques de la personne jugée (mises à part celles qui ont un rapport au délit, constituant, par exemple, des circonstances atténuantes ou aggravantes), le droit de faire appel contre toute décision de justice, d’être jugé en application de critères publiquement connus et reconnus, etc. peuvent difficilement être respectés par un système informel. Or il ne faut pas oublier que leur reconnaissance (au moins théorique) a été le résultat d’une longue lutte, menée par les penseurs des Lumières, les démocrates sincères et les militants des droits de l’homme contre l’arbitraire des systèmes judiciaires de la féodalité, de l’Inquisition et de la monarchie absolue et que les régimes fascistes (et staliniens) du xxe siècle n’ont rien eu de plus pressé que de jeter ces garanties judiciaires aux orties. Certes, l’application réelle de ces principes a souvent été – et est souvent – aléatoire dans les démocraties libérales (qui jusqu’à présent ont été libérales non seulement politiquement, mais aussi économiquement, donc, en d’autres termes, bourgeoises), le corps judiciaire, par exemple, a souvent été lié aux classes dominantes par une solidarité de classe (ne fût-ce que du simple fait qu’il s’est en général grosso modo recruté dans ces classes) et les fortunés peuvent se payer de bien meilleurs conseillers juridiques et avocats que les miséreux. Mais ces violations de ces principes, qui sont à imputer aux inégalités économiques et au primat du pouvoir économique dans les sociétés capitalistes, ne doivent pas nous faire rejeter les principes eux-mêmes : ce qu’il faut rejeter, c’est l’inégalité économique et la société de classes qui s’oppose à leur application.

En somme, à mon avis, ce n’est pas sans bonnes raisons que Bakounine et Guillaume, dans les textes cités, admettent une codification des règles sociales fondamentales et l’institution formelle d’un droit de contrainte à l’égard du criminel, cas limite de la société égalitaire et libertaire 18. Une « sanction sociale » non formalisée et non mesurée, indéfinie, pourrait en effet fort bien être beaucoup plus dure – et surtout plus arbitraire – qu’une sanction formelle (visant la « réhabilitation » du criminel) 19. Que, de plus, ce criminel doive être considéré comme un malade et soigné, « réhabilité », plutôt que puni, est certainement conforme à une approche humaniste et libertaire du phénomène de la déviance sociale grave. Néanmoins, il ne faudrait pas que cette optique « thérapeutique » conduise à un affaiblissement des droits de défense de la personne « inculpée » : lorsque Guillaume déclare que le « service médical [de la commune] décidera des mesures à prendre à l’égard des criminels », on ne peut s’empêcher de se demander quelles devront être les garanties mises en place pour éviter que ce « service médical » ne prenne des mesures arbitraires, ne prononce des « internements administratifs » indéfinis à l’égard d’individus « dérangeants », etc. N’oublions pas – pour envisager le pire – le cas des dissidents enfermés dans les asiles soviétiques ! Dans une société libertaire, l’approche « thérapeutique » du crime ne saurait offrir moins de garanties, moins de droits de défense, que le système judiciaire libéral (de plus, ces garanties devront être non seulement théoriques, mais effectivement appliquées).

À travers les dernières citations de Guillaume et de Bakounine, c’est le problème du droit de contrainte en matière criminelle que nous avons examiné. Comme cas limite, le cas du crime est particulièrement crucial, mais il ne représente pas la seule situation où la question du droit de contrainte peut se poser. Ainsi, dans le Programme cité ci-dessus, Bakounine parle d’une « charte provinciale » fédérant les communes. Il insiste sur le fait que celle-ci est fondée sur la « liberté absolue » des communes, dotées d’un « droit absolu de sécession » par rapport à la fédération en question. On peut cependant s’attendre à ce que, dans son esprit, une commune qui rechignerait à tenir un engagement accepté avec cette charte puisse légitimement être placée par les autres membres de la fédération devant l’alternative : « Tenir ses engagements ou partir. » Ne devrait-on pas parler ici d’une forme restreinte du droit de contrainte ? La rupture du lien fédéral avec les communes voisines pourrait en effet, pour la commune concernée, être aussi lourde de conséquences que, pour le criminel qui refuse sa peine, l’expulsion de la société que Bakounine admettait ci-dessus ; en effet, cette rupture peut par exemple, dans certaines circonstances, la condamner à une autarcie économiquement insupportable 20.

C’est donc non seulement dans le domaine de l’organisation judiciaire, mais également dans le domaine de l’organisation politique et économique 21 qu’il faut se poser sérieusement la question de savoir si un certain degré d’institutionnalisation formelle n’est pas préférable, du point de vue de la liberté de l’individu, au risque de voir émerger des pouvoirs implicites et informels 22.

4. Anarchie ou démocratie radicale ?

Je ne chercherai pas à donner ici une réponse tranchée à la question que je viens de poser. J’essaierai plutôt de répondre à cette autre question : à supposer que l’on arrive à la conclusion que, pour éviter la formation de pouvoirs occultes, il est préférable que la société se dote, aux niveaux politique, économique et judiciaire, de principes généraux explicites, d’instances de décision clairement définies (ce qui n’implique pas forcément une délégation des pouvoirs : l’assemblée générale des membres de la fédération, par exemple, est une instance clairement définie) et de règles de décision transparentes, dans quelle mesure un tel modèle de société « anarchiste » se distinguerait-il d’un système de démocratie directe et fédéraliste radicale, étendue à l’organisation économique ?

Le point où ces deux modèles de société divergent pourrait bien se situer au niveau du droit de divergence et de désobéissance. Dans son Plaidoyer pour l’anarchisme 23, Robert Paul Wolff caractérise en effet le point de vue de l’anarchisme par l’affirmation du droit de désobéissance de l’individu vis-à-vis des décisions de la société qui seraient contraires à sa propre conscience, une affirmation qu’il estime justifiée par les principes de l’éthique kantienne, qui met au premier plan la responsabilité et l’autonomie morale de la personne 24. Selon Wolff, une affirmation radicale de ce droit n’est pas compatible avec les théories classiques de la démocratie, même les plus éclairées : lorsque l’individu a épuisé en vain toutes les voies de recours, si développées soient-elles, il doit se plier, la société dispose alors d’un droit de contrainte absolu. Au contraire, les libertaires ont généralement soutenu ce droit de divergence et de désobéissance de l’individu lorsqu’il en va de questions fondamentales, de questions de principe, et nous avons vu que ce droit va, selon Bakounine, jusqu’au droit de faire sécession.

Mais à nouveau, les questions surgissent : La reconnaissance d’un tel droit absolu de désobéissance n’implique-t-elle pas que le droit de contrainte « restreint » dont j’ai suggéré ci-dessus qu’il n’est pas incompatible avec une société libertaire, est, au contraire, totalement opposé à cette vision sociale ? Et, à l’inverse, un tel droit de désobéissance n’est-il pas, dans la pratique, totalement inapplicable (à moins de mettre gravement en péril la sécurité – mais aussi la liberté – des autres individus), en particulier dans une société complexe et industrialisée, où la « désobéissance » concrète d’un individu peut faire courir aux autres personnes des risques énormes ?

La notion du droit de l’individu (ou d’un groupement d’individus, commune, région, province, etc.) à la sécession et celle du droit symétrique de la société (ou de la fédération du niveau immédiatement supérieur) d’expulser un individu refusant ses règles, en d’autres termes la notion de rupture du lien
social (ou fédéral) nous permettra peut-être de comprendre comment « droit de contrainte restreint » et « droit de désobéissance » pourraient coexister dans une société proprement « anarchiste », allant au-delà de la démocratie radicale dans le respect de la liberté individuelle. Une telle société devrait s’efforcer de tolérer autant que possible les cas de dissidence ou de désobéissance fondés sur des oppositions de principe ; cependant, lorsqu’un cas de dissidence ou de désobéissance entraînera de trop graves conséquences pour les autres individus, elle pourra menacer la personne concernée (ou le groupe de personnes concernées) de rupture du lien social (l’initiative de la rupture pouvant également être prise par l’individu ou le groupe concerné). Celle-ci devra alors peser les inconvénients respectifs de l’abandon de sa dissidence et de sa sortie de la société, estimer ses chances d’être accueillie dans un autre groupe social plus conforme à ses convictions, etc. Si le choix tombe sur la rupture, il faudra alors s’efforcer de procéder à un « divorce à l’amiable » entre l’individu et le groupe. Cette procédure pourrait bien ne pas être aisée et des situations sont susceptibles de se présenter où un groupe faisant sécession peut faire courir à la société dont il entend se séparer un risque considérable (par exemple s’il se livre à l’oppression interne, érige un régime militariste, endommage gravement l’environnement, etc.) : comment la société devra-t-elle alors réagir, ne sera-t-elle pas contrainte, pour protéger la liberté de la majorité de ses membres, de limiter le droit de sécession (et d’association 25) et d’interdire certaines dissidences ?

Ce problème mériterait d’être étudié sérieusement et ne devrait pas faire l’objet d’une conclusion hâtive. À titre provisoire, je proposerai cependant la réponse suivante :
Une société « anarchiste » (mais il serait peut-être plus exact de la nommer « libertaire », puisqu’elle ne ferait que tendre vers l’anarchie), dotée de normes fondamentales, d’instances et de règles de décision définies pourrait se distinguer d’une démocratie directe radicale en ce que, sans éliminer complètement les « dissidences interdites » (et, respectivement, les sécessions interdites), elle chercherait à accorder aux individus et aux groupes un droit de dissidence aussi étendu que possible et s’efforcerait d’élargir constamment ce droit. Ainsi, de même que le droit naturel est un idéal, le but proposé à un effort infini, un point de fuite, de même une mise en pratique libertaire de ce droit dans une société reconnaissant à tout individu un droit absolu de dissidence et de sécession (c’est-à-dire une société « anarchiste » au sens strict) est un idéal dont il faudrait, dans le cadre de la mise en place d’une société libertaire, s’approcher indéfiniment, sans jamais camoufler la distance qui séparerait la société réelle de l’idéal anarchiste, sans jamais dissimuler les rapports de force qui subsisteraient dans des structures de pouvoir informel d’autant plus difficiles à éliminer qu’elles seraient inavouées.

Pourtant, alléguer ce caractère idéal de la société intégralement libertaire, « anarchiste » au sens strict, pour la qualifier de simple utopie serait tout aussi erroné que de vouloir repousser la notion de démocratie sous prétexte que la démocratie, elle aussi, n’est parfaitement réalisée qu’à l’infini (c’est le cas même de la démocratie libérale, dont les principes ne sont pas parfaitement réalisés – loin s’en faut – dans les pays du « libéralisme réellement existant »). À l’époque où le libéralisme était une force de progrès, celles et ceux qui ont combattu les régimes féodaux ou absolutistes en déclarant qu’il fallait se mettre en route vers l’idéal démocratique, quel que fût son éloignement, ont eu raison de ne pas prêter oreille aux réactionnaires qui blâmaient leur quête d’une « utopie » 26. Mais celles et ceux qui aspirent à une société plus conforme à la dignité de l’individu auront aussi raison, lorsque les circonstances s’y prêteront, de se mettre en route vers l’idéal libertaire, pourvu qu’ils ne sous-estiment pas le chemin à parcourir et ne se donnent pas l’illusion d’être arrivés à bon port en se bornant à démonter les structures apparentes du pouvoir avant d’avoir démantelé les rapports de pouvoir eux-mêmes.

Alain Perrinjaquet

* La version finale de cet article a bénéficié des remarques et suggestions de Sylvie Colbois et de Jean-Jacques Gandini que je remercie vivement.


Notes

1. Max Stirner, avec sa critique radicale de l’obligation morale, fait ici exception : voir l’article de Marco Cossutta publié dans le présent numéro de Réfractions. Quant à la question de savoir si nos « classiques » estiment que la contrainte sociale peut être intégralement éliminée, ou seulement en grande partie, je l’aborderai ci-dessous.

2. À propos de ce dernier, voir la contribution d’Urs Marti au congrès « Nietzsche : un bon Européen à Cosmopolis » (Paris, octobre 2000), « “The good, the bad and the ugly european” : les trois faces de l’européisme de Nietzsche ». L’auteur y souligne la « conception radicalement autoritaire de la politique » propre à Nietzsche, concluant : « L’idée d’autonomie, quelque importante qu’elle ait été pour Nietzsche dans des œuvres comme l’Aurore, par exemple, ne peut jouer aucun rôle dans sa conception de la politique. » (Manuscrit, à paraître dans les actes du congrès [publication classique ou électronique]).

3. Et, accessoirement, on pourra conseiller aux personnes qui ont notre sympathie (tant pis pour les autres, il faut bien qu’il y ait des perdants !) de se ranger à temps dans le camp du plus fort (quitte, bien sûr, à changer de camp au moment opportun si le « jugement de l’Histoire » venait à changer).

4. Cette distinction, courante dans toute
l’École du droit naturel et chez les auteurs qu’elle influence (et même antérieure à cette tradition), n’est bien sûr pas une innovation de Kant, mais elle me semble être opérée chez lui avec une clarté particulière.

5. L’impératif éthique, comme l’impératif
juridique, peut bien sûr tout aussi bien interdire une action ; ci-dessous, je ne rappellerai pas systématiquement ces deux aspects, prescriptif et prohibitif.

6. Ainsi, une des formulations kantiennes de la norme éthique suprême, l’impératif catégorique, est : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en même temps toujours valoir comme principe d’une législation universelle. » (Critique de la raison pratique, Ire partie, livre I, chap. I, § 7).

7. « Positif » signifie dans ce contexte « posé » par une institution législative réelle, historique ; certains auteurs le nomment aussi « droit conventionnel » ou « droit volontaire ». Le terme est déjà utilisé au Moyen Âge et il n’implique donc aucune référence à l’école du « positivisme juridique », qui s’est développée aux xixe et xxe siècles (et a été illustrée notamment par Kelsen : voir l’article déjà cité de Marco Cossutta). Pour le positivisme juridique, la validité d’un système juridique ne dépend que de critères formels et nullement de son contenu ou, comme l’écrit Cossutta à propos de Kelsen, « la légitimité se réduit à l’efficacité » et « c’est le déploiement de la force qui fait la différence entre l’ordre d’un bandit et l’ordre de l’État ». Cette doctrine rejette donc le bien-fondé de la notion de droit naturel, qui est au contraire essentielle chez Kant.

8. Dans ces termes, cette définition est inspirée de Fichte (voir ses Fondements du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science, §§ 4 et 7), mais on trouve déjà chez Grotius l’idée que le droit naturel consiste en l’ensemble des conditions de possibilité de la sociabilité d’êtres rationnels ; il déclare en effet que la façon de prouver a priori « qu’une chose est de droit naturel […] consiste à montrer la convenance ou disconvenance nécessaire d’une chose avec une Nature raisonnable et sociable, telle qu’est celle de l’Homme ». (Le Droit de la guerre et de la paix, trad. Barbeyrac, livre I, chap. I, § XII). On trouvera une conception semblable dans le texte de Bakounine cité à la note 11.

9. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que dans la philosophie politique moderne la notion de droit naturel s’oppose à celle du droit divin et qu’elle représente donc un instrument de lutte contre les idéologies qui prétendaient assujettir l’humanité à la transcendance. Ainsi, Grotius écrit : « Le Droit Naturel est immuable, jusques-là que Dieu même n’y peut rien changer. […] Comme donc il est impossible à Dieu même, de faire que deux fois deux ne soient pas quatre : il ne lui est pas non plus possible de faire que ce qui est mauvais en soi & de sa nature, ne soit pas tel. » (Op. cit., livre I, chap. I, § X).

10. On pourrait ajouter que le droit naturel est non seulement un « idéal pratique », mais aussi un « idéal théorique » : la découverte de ses principes (la découverte des conditions nécessaires de notre coexistence en tant qu’êtres libres) est toujours imparfaite et perfectible. Les théories du droit naturel, comme toutes les théories scientifiques, doivent pouvoir être indéfiniment discutées, remises en question et révisées, voire réfutées, ce qui ne doit pas exempter leurs auteurs de chercher à leur donner la forme la plus rigoureuse possible. La théorie idéale est elle aussi un point de fuite, mais il faut constamment chercher à s’en approcher.

11. Ainsi Bakounine, dans son Catéchisme révolutionnaire (1865), conteste la possibilité de trouver des normes universellement applicables aux problèmes concrets de l’organisation sociale, « l’existence de chacune [de chaque nation] étant subordonnée à une foule de conditions historiques, géographiques, économiques différentes et qui ne permettront jamais d’établir un modèle d’organisation, également bon et acceptable pour toutes », et il voit dans de telles normes un danger pour la liberté et une « atteinte à la richesse et à la spontanéité de la vie... ». Il précise cependant : « Pourtant il est des conditions essentielles, absolues, en dehors desquelles la réalisation pratique et l’organisation de la liberté seront toujours impossibles. » (Catéchisme révolutionnaire, in Daniel Guérin : Ni Dieu ni maître. Anthologie de l’anarchisme, Paris, Maspero, 1974, vol. I, pp. 184-185). Or, l’objet du droit naturel réside précisément dans ces conditions essentielles de la coexistence dans la liberté, qui sont de portée générale et ne prétendent pas régler le détail de la vie des différentes sociétés, et la suite du Catéchisme, où Bakounine énumère et analyse ces « conditions essentielles », montre clairement que l’auteur ne les considère pas comme des principes qui ne seraient applicables qu’à une situation historique et géographique particulière. Marco Cossutta estime même que « l’anarchisme pousse l’idéal du droit naturel à ses ultimes conséquences logiques » (in Anarchismo e diritto. Componenti giusnaturalistiche del pensiero anarchico, Trieste, CoopStudio, 1987, p. 129).

12. Daniel Guérin : op. cit., p. 170.

13. Bakounine : Programme..., cité, in Daniel Guérin : op. cit., p. 183.

14. Ibid., p. 180. Notons que l’extension du principe fédératif – et du droit de sécession –
à l’individu distingue le fédéralisme libertaire
de toute autre forme de fédéralisme.
15. Kafka, dans le Procès, donne une remarquable illustration de la situation contraire et de ses implications totalitaires : malgré toute sa bonne volonté et toutes ses tentatives d’apprendre de quelle infraction il s’est rendu coupable, K. mourra sans savoir ce qu’on lui reproche.

16. Idées sur l’organisation sociale (1876), Paris, Édition du groupe Fresnes-Antony de la Fédération anarchiste, Volonté anarchiste, n° 8, 1979, pp. 27-28.

17. In Guérin : op. cit., vol. I, pp. 188-189.

18. En revanche, Kropotkine s’exprime souvent très négativement à propos de la loi (voir par exemple « La loi et l’autorité », article publié en 1882 dans le Révolté, puis intégré dans Paroles d’un révolté, Paris, Marpion et Flammarion, 1885, pp. 213-244). Cependant, comme le remarque Marco Cossutta (voir Anarchismo e diritto, op. cit., pp. 99-107), Kropotkine identifie, dans ces textes, la loi à la loi existante, à la loi étatique, et c’est celle-ci qu’il critique, au nom de la justice. Sa position recoupe ainsi celle des tenants de l’École du droit naturel, pour lesquels l’idée de droit naturel est la plupart du temps un instrument de critique du droit positif existant. Tom Holterman estime, quant à lui, que « les idées de Kropotkine sur la justice montrent clairement que certains éléments de la loi peuvent être acceptés par l’anarchisme. Ces éléments peuvent s’avérer utiles pour élaborer des perspectives d’action dans les rapports entre les personnes ». (« Una concezione anarco-socialista della legge », Volontà, 1980, n° 3, p. 25).

19. On pourrait objecter qu’aujourd’hui la sanction pénale formelle est généralement redoublée par une sanction sociale informelle (en particulier dans le cas des délinquants issus des milieux défavorisés), mais c’est précisément cette dernière qui devrait être éliminée dans une société libertaire où la « sanction » viserait réellement la réhabilitation de la personne sanctionnée.

20. Voir les très lourdes conséquences économiques, sociales et sanitaires de certains embargos internationaux, alors même que c’est à l’échelle d’un pays tout entier (qui dispose donc de ressources plus diversifiées qu’une commune ou une région) que ces embargos s’exercent et que, du fait d’un certain nombre d’exceptions et de violations, ils ne sont pas totaux.

21. D’un point de vue méthodologique, il vaut mieux distinguer ces deux dernières dimensions tant que l’on n’aura pas prouvé qu’elles doivent se fondre en une, comme le pense, par exemple, le Proudhon des premiers écrits (voir l’article de Fawzia Tobgui dans le présent numéro Réfractions).

22. Dans Anarchismo e diritto (op. cit., pp. 106-107 et 113-119), Marco Cossutta défend d’ailleurs la possibilité d’un « droit positif anarchiste ».

23. In Defense of Anarchism, traduction de Yves Le Hénaff : Plaidoyer pour l’anarchisme, Paris, édition du groupe Fresnes-Antony de la Fédération anarchiste, Volonté anarchiste, n° 15, 1981. Voir en particulier les chapitres « Le conflit entre l’autorité et l’autonomie » (p. 13) et « Au-delà de l’État légitime » (pp. 40-45).

24. Cette interprétation de Wolff est d’autant plus intéressante que les interprètes de Kant considèrent généralement (à l’exception des interprétations, relativement récentes et fort intéressantes, de Domenico Losurdo et d’André Tosel) que celui-ci s’oppose à l’idée d’un droit de désobéissance et de résistance. Remarquons d’ailleurs qu’un disciple de Kant avait déjà défendu le droit de résistance, et même de révolution, en se basant sur les principes éthiques de son maître. Voir Johann Benjamin Erhard : Du droit du peuple à faire la révolution et autres écrits de philosophie politique (1793-1795), suivi de deux études par S. Colbois et H.G. Haasis, Lausanne, L’âge d’Homme, « Raison dialectique », 1993.

25. Ce n’est pas l’avis de Bakounine, qui estime, quant à lui, dans le passage susmentionné du Catéchisme révolutionnaire (in Guérin : op. cit., p. 187), qu’il faut garantir une liberté absolue d’association, « sans exempter même [les associations] qui par leur objet seront ou paraîtront immorales et même celles qui auront pour objet la corruption et la [destruction] de la liberté individuelle et publique ». Ce point de vue n’est pas sans soulever de gros problèmes, puisque, par exemple, il interdirait à une société libertaire d’agir préventivement contre un groupuscule fasciste qui s’apprêterait à instaurer une dictature.

26. Voir le jugement de Bakounine sur la Révolution française dans ses deux premières lettres Aux compagnons de l’Association internationale des travailleurs du Locle et de La Chaux-de-Fonds (1869), in Œuvres [publiées par Max Nettlau], Paris, Stock, 1895 [réimpression 1980], pp. 239-248.