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Marco Cossutta
Une comparaison entre Stirner et Bakounine
Réflexions sur le droit et l’anarchisme*
Article mis en ligne le 9 janvier 2010
dernière modification le 5 février 2013

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Le but de cet article devrait être de situer le problème du rapport entre le droit et l’anarchisme dans le cadre d’un débat plus général sur la philosophie du droit. Une entreprise difficile, certes, qui impliquerait l’analyse de la pensée anarchiste d’un point de vue philosophico-juridique, si seulement il existait une pensée anarchiste. Dans l’histoire de la pensée politique, nous ne pouvons trouver que des penseurs qui se sont définis comme des anarchistes (pas tous de façon explicite) ou bien qui ont été définis comme tels par le mouvement anarchiste (ou encore seulement par une partie de ce mouvement). Au-delà de cette étiquette « idéologique », il y a souvent dans leurs œuvres des distances théoriques impossibles à combler, qui les situent dans des mondes différents. Il nous faut donc prendre acte du caractère ouvert de la pensée anarchiste et, à partir de protagonistes comme Stirner et Bakounine (qu’on pourrait opposer comme penseurs anarchistes, même si on les rapproche généralement comme représentants de la gauche hégélienne), relancer la discussion à propos du droit et de l’anarchisme ; non pas pour qualifier d’anarchiste l’un plutôt que l’autre, mais pour essayer alors de proposer dans cette analyse quelques questions fondamentales sur l’évolution de l’expérience juridique, telle que son origine, et d’examiner les réponses présentées par nos deux auteurs.

C’est le concept même de droit, qui n’est d’ailleurs pas aussi univoque qu’on le croirait, qui complique à son tour la question. Outre l’ambiguïté sémantique du terme, il existe au moins deux sens possibles selon les théories de la philosophie du droit : d’une part, comme technique de contrôle social et, donc, comme moyen de répression, d’autre part, comme moment de communication entre les parties et, donc, d’attribution de ce qui leur appartient. Ces deux groupes d’idées s’opposent depuis la nuit des temps ; pour reprendre les termes propres au débat de la philosophie du droit, nous allons définir l’un comme « moderne » et l’autre comme « classique ». Toutefois, il ne convient pas de voir dans ces deux adjectifs un essai de qualification chronologique de la pensée politico-juridique, mais plutôt deux façons de comprendre le rapport politico-juridique indépendamment de tout moment historique. Dans ce sens, en reprenant une phrase de la préface à l’édition italienne de la Formation de la pensée juridique moderne de Michel Villey, nous dirons que
« la philosophie classique n’est pas dans ce cas celle des Anciens, mais plutôt une philosophie ni antique ni moderne, parce que atemporelle, parce que capable de fuir les modes, les interprétations historiques banales où l’on ne se demande jamais quelle est la véracité de certaines positions, mais seulement à quelle époque elles remontent et qui les a soutenues ».

Donc, contrairement à la pensée moderne qui inclut l’être dans l’immanence, l’esprit classique renvoie au problème de la vérité et de la fondation de l’être.

Dès lors, dans un domaine où la différence entre classique et moderne devient théorétique, le rapport politique sera tantôt la recherche de la nature des choses, tantôt le résultat d’une position conventionnelle. La preuve de ce penchant de la philosophie pour la recherche se trouve certainement au début du Digeste où Ulpien écrit :
« Quiconque désire étudier le droit [ius] doit avant tout savoir d’où dérive le mot ius. Ius dérive de iustitia, car, comme dit Celsius, le droit est l’art du bon et du juste. C’est pour cette raison que l’on pourrait nous appeler prêtres, parce que nous vénérons la justice, nous enseignons la connaissance de ce qui est bon et juste en séparant le juste de l’injuste, en distinguant ce qui est licite de ce qui ne l’est pas, et que nous voulons rendre les hommes bons non seulement en les menaçant de les punir, mais aussi en les encourageant avec des récompenses ; nous voulons suivre, si je ne me trompe, une vraie et non pas une fausse philosophie. »

La perspective « moderne », par contre, abandonne la recherche de l’essence du juridique et la fixe conventionnellement dans l’autorité du souverain. Ainsi Thomas Hobbes, dans le Dialogue entre un philosophe et un étudiant de droit commun d’Angleterre, déclare :
« Le droit est ce que celui ou ceux qui détiennent le pouvoir souverain ordonnent à ses ou à leurs sujets, en déclarant publiquement et clairement ce qu’ils peuvent faire et ce qu’ils ne peuvent pas faire. »

Dans ce contexte,
« Le souverain ne doit d’aucune façon être soumis aux ordres d’autrui, il doit pouvoir donner les lois à ses sujets, en effacer et annuler les mots inutiles pour les remplacer par d’autres, ce que ne peut pas faire celui qui est assujetti aux lois ou à la personne qui exerce son pouvoir sur lui. Les édits et les ordonnances se terminent par puisque tel est notre plaisir, pour qu’il soit clair que les lois du prince souverain, bien que fondées sur des raisons valables et concrètes, ne dépendent que de sa pure et libre volonté », affirme Jean Bodin dans les Six Livres de la République, I, 8. En effet : « On peut envisager la loi de deux façons. Premièrement, on peut l’envisager en soi, parce qu’elle n’indique que ce qui est juste ou ce qui est injuste, avantageux ou nuisible. On peut ensuite envisager la loi encore autrement, selon le précepte coercitif qui la transmet, qui fait qu’on l’observe et qui implique une punition ou une récompense à attribuer dans ce monde ; dans ce cas seulement on peut l’appeler loi, au sens propre du terme. » comme explique Marsille de Padoue dans son Defensor pacis, I, X, 4.

Enfin, d’après Socialisme et État de Hans Kelsen,
« La théorie moderne de l’État entend par État une association de pouvoir. Seul le pouvoir est décisif. Ceci veut dire, avant tout, que l’organisation de la société humaine, que l’on appelle d’habitude un État, est une organisation coercitive, et que cette organisation coercitive coïncide avec l’organisation juridique. »
Tout ceci permet à Norberto Bobbio, dans le Positivisme juridique, de reconnaître un seul fil conducteur qui unit des auteurs apparemment éloignés autour de l’axiome selon lequel le droit serait une technique sociale adoptée dans le but d’obtenir un comportement déterminé par la menace d’une sanction, d’après la Théorie générale du droit et de l’État de Kelsen.

Si tout ceci correspond à la théorie politico-juridique moderne, le droit et la politique sont alors des techniques de pouvoir et le processus de libération ne pourra se réaliser complètement là où il existe une activité politique ou juridique ; la politique et le droit seront acceptés tout au plus comme des moyens pour atteindre des objectifs postulés en dehors.

À ce propos, la construction marxienne nous semble significative (et, auparavant, celles de Saint-Simon et de Fichte). Mais, au-delà de la question de l’Aufhebung marxienne du droit et de l’État, Hobbes, Locke, Rousseau et Kant s’empressent de nous prouver dans leurs œuvres que l’homme est libre seulement en l’absence de toute règle. L’homme est libre à l’état naturel, lieu hypothétique sur lequel se fonde l’État civil, c’est-à-dire l’organisation de pouvoir dont nous parle Kelsen.


Révolution et révolte

Voyons comment Stirner et Bakounine se situent dans ce débat. La différence entre révolution et révolte pourrait offrir un point de départ possible. Pour l’auteur de l’Unique, en effet :
« Il ne faut pas considérer la révolution et la révolte comme des synonymes. La première consiste en un renversement de la condition subsistante ou statut, de l’État ou de la société, et constitue donc une action politique ou sociale ; la seconde qui entraîne certainement, comme conséquence inévitable, le renversement des conditions données, n’en fait pas son point de départ, car elle découle plutôt de l’insatisfaction des hommes envers eux-mêmes : ce n’est pas une levée de boucliers mais un soulèvement d’individus qui veulent émerger en se révoltant, sans se soucier des institutions qui devraient en ressortir. La révolution vise à créer de nouvelles institutions, la révolte nous amène à ne plus nous laisser gouverner par les institutions, mais à nous gouverner nous-mêmes, sans aucune confiance radieuse dans les institutions. »

La révolte est donc une indignation, qui élève l’individu face à la réalité : le révolté engage avec l’autorité une lutte inconditionnelle que l’on ne peut accepter formellement comme action politique, non pas parce qu’elle est détachée des « conditions données » ou dépourvue de projet institutionnel, mais plutôt parce que l’Empörung stirnérienne est étrangère à tout contexte communautaire : c’est l’explosion de l’unicité qui l’emporte sur la réalité.

« Mon objectif, affirme Stirner, n’est pas de renverser ce qui existe, mais
de m’élever au-delà, mon intention et mon action n’ont pas un caractère politique et social, mais égoïste, vu qu’elles ne s’adressent qu’à moi-même et à mon individualité. »
Il s’agit d’un acte exclusivement égoïste qui ne fonde rien, aucun ordre social nouveau, et qui, pour autant, ne comporte en soi aucune implication juridique. En effet,
« La révolution oblige à créer de nouvelles institutions, la révolte pousse à se soulever, à s’insurger. Les cerveaux de la révolution se demandaient quelle était la meilleure Constitution et, tout au long de cette période politique, il y avait d’innombrables luttes pour la Constitution et les questions constitutionnnelles, parce que les théoriciens de la société possédaient alors une imagination extraordinaire pour ce qui concerne les institutions (phalanstères, etc.). Mais le rebelle veut s’affranchir de toute constitution. »
Un autre point : ce n’est pas seulement le projet institutionnel qui caractérise la révolution, mais aussi l’esprit de justice. Le processus révolutionnaire ne provient pas seulement d’un mouvement d’indignation égoïste, mais il se fonde principalement sur la recherche d’un ordre social équitable. Contrairement à la révolte, la révolution a un caractère politique : son objectif étant le bien commun et non pas simplement l’ascension de l’individu. La révolution n’est pas animée par des instincts égoïstes mais communautaires.

Cet aspect « sacré » pousse Stirner à choisir la révolte. En effet,
« La révolution ne visait pas l’ordre établi, mais cet ordre établi, un ordre déterminé [...] Le principe révolutionnaire n’a pas progressé depuis lors :
luttant contre tel ou tel ordre établi, il
est donc resté réformiste. On a beau s’améliorer, respecter les prémisses du “progrès raisonné”, on ne fera que remplacer l’ancien patron par un nouveau et l’effondrement ne sera que reconstruction. »
L’aboutissement du processus révolutionnaire se réduit à proposer un nouvel ordre social, fondé apparemment sur des principes qui améliorent la condition des êtres humains. L’aspiration à la justice et au bien commun semble toutefois ne pas concerner et s’opposer à l’idée stirnérienne d’unicité.

« C’est moi qui décide si j’ai raison : hors de moi il n’y a aucun droit ni justice. Si quelque chose est juste, et que c’est ce qu’il me faut, alors c’est juste. Il est possible que pour les autres il n’en soit pas de même : c’est leur affaire, pas la mienne ; qu’ils se défendent s’ils veulent ! Si, contre l’opinion générale, je voulais faire quelque chose qui me semble juste, je ne demanderais l’avis de personne. C’est la façon d’être de ceux qui savent s’apprécier, chacun selon son égoïsme : la force, en effet, précède le droit et en vérité – de plein droit. »
Voici une perspective opposée à la recherche dialectique du bien commun et de la fondation non conventionnelle du rapport politique entre associés : l’idée de communauté est niée par le Verein der Egoisten.
« Moi, l’égoïste, je ne me soucie pas du bien de la société humaine, je ne lui sacrifie rien, je m’en sers seulement, mais pour mieux m’en servir je préfère la transformer en propriété, en faire ma créature, c’est-à-dire l’anéantir et construire à sa place l’union des égoïstes. »

La fracture avec la perspective révolutionnaire est nette.

Une digression bakouninienne tirée de l’Internationale et Mazzini :
« Nous maudissons l’égoïsme, [...] il consiste dans la révolte contre cette loi de solidarité qui est la base naturelle et fondamentale de toute humaine société ; dans cette tendance tant des individus que des classes privilégiées à s’isoler dans un monde idéal, soit religieux, soit métaphysique, soit politique et social, de la masse des populations ; isolement qui n’a jamais d’autre but ni d’autre résultat réel que la domination sur les masses et leur exploitation, tant au profit de ces individus que de ces classes. La loi de solidarité étant une loi naturelle, aucun individu quelque fort qu’il soit ne peut s’y soustraire. »
L’appel constant de Bakounine à la solidarité contre l’égoïsme l’éloigne de l’Unique. Les deux penseurs deviennent alors antithétiques et entrent en conflit. Bakounine se situe dans une perspective que Stirner définirait comme révolutionnaire. Nous lisons dans Étatisme et Anarchie que
« La révolte populaire est instinctive par nature, chaotique et sans pitié, elle suppose toujours un sacrifice et un énorme gaspillage de ses biens et de ceux d’autrui. »

La révolte est pour Bakounine une sorte d’insurrection spontanée qui ne concerne pas le peuple dans son ensemble, mais plutôt les éléments du peuple : les individus.

Apparemment, la révolte de Bakounine et la rébellion de Stirner sont synonymes, toutefois, Bakounine donne à la révolte une valeur négative :
« Cette passion qui est sans aucun doute négative, est bien loin de permettre d’atteindre la grandeur de la cause révolutionnaire. »
Bien que la révolte puisse conduire à la révolution, elle doit être envisagée comme une sorte de mal nécessaire, acceptable seulement en vue de la révolution. Pour Stirner, au contraire,
la rébellion a une fin en soi, c’est-à-dire l’ascension de l’Unique. Poursuivons notre digression bakouninienne.

« La misère et le désespoir ensemble ne suffisent pas à provoquer la Révolution sociale. Ils réussiront à provoquer des soulèvements locaux mais sans soulever des masses entières. Pour ce faire, il est indispensable que le peuple ait un idéal commun ; né des profondeurs de l’instinct populaire et formé historiquement ; nourri, développé, éclairé par toute une série d’événements significatifs, d’expériences amères et dures ; il est nécessaire qu’il ait une idée générale de son bon droit et une foi profonde, passionnée, voire religieuse, en ce droit. »
Nous remarquons clairement dans ce passage deux aspects que Stirner refuse de façon explicite : l’idée de communauté et la revendication d’un droit (« de son bon droit »).

La révolution bakouninienne comprend deux éléments (la communauté et l’organisation juridique) que Stirner avait rejetés, tout comme le projet institutionnel. Dans Étatisme et Anarchie, l’idéal révolutionnaire « propose au peuple d’abord l’abolition de la misère, de la pauvreté et l’assouvissement complet de tous les besoins matériels par le travail collectif, obligatoire et égal pour tous ; ensuite, l’abolition des patrons et de toute autorité, l’organisation libre de la vie du pays d’après les besoins du peuple, non de haut en bas comme le fait l’État, mais de bas en haut, réalisée par le peuple même en dehors de tout gouvernement et parlement ; l’union libre des associations des agriculteurs et des ouvriers, des communes et des provinces, des nations ; et enfin, à l’avenir, la fraternité de toute l’humanité triomphante sur les ruines de tous les États. »

Les deux perspectives divergent toujours davantage. Si l’opposition inconditionnelle à l’autorité constituée est commune, les motivations qui déclenchent le processus révolutionnaire sont complètement opposées à celles de la révolte.

Communauté libre et Union des égoïstes sont des alternatives à la société fondée sur l’autorité. Si le sentiment de solidarité sociale et la reconnaissance de la valeur des autres caractérisent la première, la structure du Verein stirnérien est bien différente.

« Dans l’union tu maintiens toute ta puissance, tes facultés, tu t’imposes, dans la société on utilise ta force de travail ; dans la première tu vis égoïstement, dans la seconde humainement, c’est-à-dire religieusement, comme “membre du corps du Seigneur” : tu dois tout ce que tu as à la société et tu es envahi de devoirs sociaux ; l’union, par contre, est à ton service et tu peux t’en détacher dès que tu n’en tires plus aucun avantage, car la fidélité n’est pas obligatoire. »
Citons encore : « Si la société vaut plus que toi, elle est supérieure à toi ; l’union n’est qu’un moyen, c’est l’épée qui renforce ta puissance naturelle ; l’union existe pour toi et grâce à toi, la société, par contre, exige beaucoup de ta part et existe même sans toi ; bref, la société est sacrée, l’union est à toi ; la société se sert de toi, tu te sers de l’union. »
L’égoïsme chez Stirner est souligné par l’emploi du verbe benutzen (utiliser). Ceci nous permet de définir l’idée de liberté dans la théorie de ce penseur. Le mot-clé sera une fois encore le verbe benutzen. Liberté comme possibilité/capacité d’utiliser autrui pour accroître notre individualité.

L’Unique a face à lui des sujets sur lesquels il peut exercer son pouvoir. Le rapport intersubjectif se réduit pour Stirner à un rapport despotique.
« L’égoïste sera la ruine de la “société humaine” ; les égoïstes, en effet, ne se rapportent pas les uns aux autres comme des hommes, mais chacun d’entre eux se pose égoïstement comme un moi par rapport à un toi ou par rapport à un nous tout à fait différent et opposé. »
La communication est exclue du statut ontologique même de l’individu :
le seul élément qui permet à l’individu de reconnaître son semblable est leur prétention commune à l’unicité, mais c’est aussi le moment où tout contact devient impossible, puisque tous les deux aspirent à tout. Stirner souligne que
« maintenant tout m’appartient, je possède tout ce dont j’ai besoin et que je peux m’approprier ».

Enfin,
« on ne peut résoudre aussi facilement la question de la propriété comme dans les rêves des socialistes et même des communistes. La seule solution possible sera la guerre de tous contre tous ».
Autrui empêche l’affirmation de la propriété individuelle. La force est la catégorie relationnelle de l’égoïsme et
la guerre son développement physiologique.
« Tu as le droit d’être ce que tu peux être, [...] c’est de moi que provient tout droit et toute légitimité, j’ai le droit de faire tout ce que je peux faire. »

La réflexion que Bakounine nous propose à ce sujet est tout à fait différente. Loin de postuler la nature déréglée de l’homme et, par conséquent, la liberté comme absence de normes, il indique dans le rapport avec autrui le domaine de la liberté. C’est la communauté même qui favorise et développe les conditions de l’émancipation de l’être humain. La communauté ne réduit ni ne limite la liberté. L’individu isolé ne peut prendre conscience de soi ; la prise de conscience dépend seulement du rapport avec les autres : du dialogue.

« Être libre signifie, pour l’homme, être reconnu, considéré et traité comme tel par un autre homme, par tous les hommes qui l’entourent. La liberté n’est jamais un fait isolé, mais résulte de la vie en commun, non du détachement mais, au contraire, de la communication, car la liberté de chaque individu n’est rien d’autre que la reconnaissance de son humanité, ou de son droit humain dans la conscience de tous les hommes libres, ses frères, ses égaux. Je peux me définir et me sentir libre seulement en présence des hommes et face à eux. »

Il convient de souligner, en passant, que ce face à, écrit par Bakounine dans Dieu et l’État, ne peut certainement pas être rendu par gegen en allemand, préposition employée par Stirner pour indiquer un homme face à un autre homme (Mann gegen Mann), qui évoque le conflit plutôt que l’altérité que le dialogue permet de dépasser.

Nous remarquons que Bakounine se détache nettement des idées politico-juridiques individualistes, qui supposent que l’individu constitue une monade isolée et déréglée par nature et donc, dans ce contexte, libre. Cet homme, qui à l’état naturel est seul, n’établirait que par la suite des rapports avec les autres ; la participation à la vie sociale limiterait sa liberté. Les conceptions individualistes opposent la socialité à l’individualité, la règle (toujours et de toute façon) à la liberté.
Dans la vision bakouninienne, par contre, il n’y a aucune opposition entre les deux termes. Au lieu de limiter l’individu, les autres le revalorisent au sein d’une communauté libre. Ils lui donnent de la valeur.

C’est dans ce sens que l’auteur affirme, toujours dans Dieu et l’État, que :
« Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes et femmes, sont également libres. La liberté d’autrui, loin de limiter ou de nier ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je deviens vraiment libre seulement par la liberté d’autres, de sorte que plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent, plus profonde et plus large devient ma liberté, parce que, une fois encore, je ne peux être vraiment libre que lorsque ma liberté, ma dignité d’homme, mon droit humain (qui consiste à n’obéir à personne et à déterminer mes actions conformément à mes convictions propres), réfléchis par la conscience également libre de tous, me reviennent confirmés par l’assentiment de tout le monde. Ma liberté personnelle ainsi confirmée par la liberté de tout le monde, s’étend à l’infini . »

Les réflexions des deux auteurs se développent sur deux plans théoriques opposés. Le moi absolu ancre solidement Stirner à la vision individualiste, dont il est l’un des chantres les plus lucides et importants. Bakounine, loin de postuler la nature déréglée de l’homme, recherche la réalisation humaine complète dans le milieu social, dans la communication avec les autres.

C’est la nature typiquement politique de la vision bakouninienne, qui désigne (ou reconnaît) la communauté, le rapport libre et donc politique de ses membres, comme le lieu nécessaire de la croissance ou ascension de l’homme. L’aboutissement inévitable du nouvel ordre étant l’organisation, l’institutionnalisation des rapports politico-juridiques. Issue institutionnelle à laquelle s’oppose la révolte, qui chez Stirner semble avoir une connotation antijuridique très marquée. Toute forme de réglementation juridique est un inconvénient, une limite à la liberté de l’individu, que l’égoïste doit éliminer en déployant toute sa puissance. Puissance comme moyen d’autoaffirmation contre et sur le droit. La révolte se dresse contre le juridique en tant que tel. La même racine étymologique du terme nous reconduit catégoriquement à bellum.
Mais l’idée de révolution qui s’insurge contre l’autorité constituée en vue de la remplacer par un ordre conforme à la justice, a une tout autre dimension.

De ce point de vue, la révolte peut être incluse parmi les faits antijuridiques, tandis que la révolution a des implications juridiques possibles.

Le binôme droit-force

Cette constatation nous ramène à la perspective « moderne », caractérisée par le binôme droit-force. En effet, c’est certainement dans le cadre d’une théorie telle que la Doctrine pure du droit de Kelsen, qui lie en dernière instance le droit à la force, que l’acte révolutionnaire engendre le droit.

La révolution marquerait donc un moment de continuité dans la vie du droit, contrairement à la révolte qui en déterminerait la fracture. Dans ce sens, nous pourrions rapprocher Bakounine de la perspective de Kelsen ; il s’agit en fait d’une continuité non pas de contenu (qui supposerait une organisation juridique statique), mais de forme, c’est-à-dire inhérente à la fondation-formation du droit. L’acte révolutionnaire n’annule pas le principe d’une organisation dynamique (comme Kelsen nous la décrit), basé sur la délégation d’une autorité supérieure à une autorité inférieure.

Si l’acte révolutionnaire réussit, il devient l’élément fondateur de l’ordre juridique même : une sorte d’objectivation de la Grundnorm.
En définitive, dans cette optique, la révolution non seulement n’entamerait pas ce qui est l’essence du droit (la force) mais, en tant que force victorieuse, elle conserverait cette même essence du droit comme force.

Les signes avant-coureurs se trouvent déjà dans la pensée de Hobbes et, avant lui, de Marsille de Padoue, cependant c’est avec la doctrine publiciste allemande que cette idée s’affirme dans toute son évidence, comme par exemple dans le But dans le Droit de Rudolf Jhering, avant de culminer dans les réflexions de Hans Kelsen.
Toutefois, ces penseurs qui replacent la révolution parmi les sources possibles de l’ordre constitué, partagent une
autre idée que l’on ne retrouve pas chez Bakounine. Nous nous référons encore ici à l’absence originelle de normes chez l’individu, conçu comme un être anomique (il suffit de rappeler l’hypothèse de l’état naturel). L’absence de tout penchant pour le droit de la part des associés devient un axiome indiscutable des constructions théoriques de la perspective moderne.

L’organisation qu’elle propose ne se fonde pas sur la reconnaissance d’un bien commun (idée que nous ne trouvons pas dans la perspective moderne), de ce qui dans la diversité des individualités unit les hommes en une communauté politique, mais sur l’efficacité des ordres de l’autorité constituée (le souverain).
La Doctrine générale de l’État de Hans Kelsen nous suggère cette fois que seul l’ordre lié à une sanction, et dicté par le souverain, est juridique. En dernière instance, l’ordre (ou plutôt le système de commandements organisés et appelés organisation) qui s’impose dans la réalité sociale est juridique.

Ces affirmations nous font repenser à Stirner, et précisément à ses paroles sibyllines :
« Celui qui a le pouvoir a le droit : si vous n’avez pas l’un, vous n’avez pas l’autre non plus. Est-il si difficile de comprendre cette vérité ? »
En définitive, si l’on peut reconduire
le droit à la force et que le moment d’organisation de la force est juridique, alors la révolution victorieuse est forcément la source du droit, comme l’avaient saisi les juristes que nous avons cités.
À ce point une question se pose : si l’on accepte ces axiomes, pourquoi nier la valeur juridique de la révolte stirnérienne ? La révolte est l’opposition irrémédiable entre la force du rebelle et la force de l’autorité constituée. Si la force du rebelle prévalait, même sans projet révolutionnaire et institutionnel, elle deviendrait paradoxalement la source
du droit.

Chez Stirner, l’essence de la représentation du droit est ce rapport direct avec la force. La question de la propriété est un exemple de cette réduction :
« Les communistes affirment : la terre appartient de droit à celui qui la cultive et ses fruits à celui qui les a produits. Je pense qu’elle appartient à qui se l’approprie ou à qui sait la défendre. Celui qui se l’approprie aura non seulement la terre, mais aussi le droit de la posséder. C’est le droit égoïste, c’est-à-dire qu’il est juste que je possède ce qui me convient. »

Cette façon d’envisager le problème n’est pas éloignée de la construction théorique propre à la perspective politico-juridique moderne. Dans les deux cas, le droit dérive de l’emploi de la force, qui devient le pivot du rapport politique et juridique.
Pour Kelsen, la légitimité de l’autorité juridique dépend de son efficacité.

En effet, nous pouvons lire dans la Doctrine pure du droit :
« Le gouvernement légitime de l’État est le gouvernement effectif qui, sur la base d’une Constitution, élabore des normes générales et individuelles efficaces » ;
ailleurs, il affirmera encore que
« le principe que l’on applique ici est appelé principe d’efficacité. Le principe de légitimité est limité par le principe d’efficacité ».
La légitimité se réduit à l’efficacité chez Kelsen, tout comme chez Stirner
la propriété se réduit à la possession. Stirner ne remet pas en question l’axiome « droit égal force », il le porte à sa conséquence extrême. Dans la métaphore du sultan, proposée dans la préface très célèbre de son œuvre, Je n’ai fondé ma cause sur rien, nous pouvons retrouver l’essence de l’État moderne :

« Le sultan n’a fondé sa cause sur rien d’autre que sur lui : pour lui, il est tout en tout, pour lui il est l’unique et il ne tolère pas que quelqu’un ose ne pas être des “siens”. »

Les manifestations de volonté non juridiques ou antijuridiques font de la force une catégorie distinctive du droit. C’est le déploiement de la force qui constitue la différence entre l’ordre d’un bandit et l’ordre de l’État.

Stirner :

« L’État exerce son “pouvoir”, l’individu ne peut pas le faire. Le comportement de l’État est l’expression de son pouvoir, de sa violence, mais il l’appelle “droit” alors que celle de l’individu est un “crime”. »

Kelsen :

« Dès que les organisations coercitives révolutionnaires s’avèrent
efficaces dans le temps, on les reconnaît comme des organisations juridiques, les gouvernements des communautés qui se fondent sur ces dernières sont reconnus comme des gouvernements d’État et leur actes comme des actes d’État et donc juridiques. »
Le crime se transforme donc en droit.

Il faut dès lors se poser la question de la différence théorique entre la révolution et la révolte, ainsi que du rapport existant entre ces deux termes et l’organisation juridique. Vus sous l’optique politique et juridique moderne, ce sont des moments différents de l’expérience juridique, qui s’appuient l’un comme l’autre sur la force, sur la puissance. Chez Stirner et chez Kelsen, les issues pratiques sont différentes, mais le noyau théorique est semblable. L’analyse réaliste du phénomène juridique semble le confirmer, quand Olivecrona dans le Droit comme fait réunit pour cette même raison des thèses qui pourraient sembler opposées. C’est la force qui fait le droit.
« Du point de vue traditionnel, la création du droit à partir de la force restera un mystère qui tourmentera éternellement l’esprit des malheureux philosophes. En réalité, la création des constitutions à partir d’actes révolutionnaires n’est pas plus mystérieuse que celui de la législation ordinaire. Dans les deux cas, il arrive que quelques personnes élaborent un ensemble d’impératifs destinés à toute la population qui est obligée d’y obéir. »
Pour Olivecrona, il est impossible de distinguer les sources soi-disant légales du droit des sources soi-disant révolutionnaires ; toutes les deux, en effet, sont indissolublement liées par la représentation du droit comme force.

« Il n’est pas possible de tracer une ligne de séparation nette entre la législation révolutionnaire et la législation ordinaire [...] Une révolution a lieu au sein d’une société déjà gouvernée par le droit : finalement ce n’est qu’un moyen pour changer le droit en vigueur. »
Dans un certain sens, Bakounine aussi est attiré par ce gouffre, puisqu’il voit dans l’acte révolutionnaire (et donc dans la force victorieuse) la source de l’organisation juridique. Mais il nous faut sortir de l’aporie où la perspective juridique et politique moderne nous a conduits.
Reprenons alors la pensée de Bakounine pour chercher une issue possible. Révolution ne signifie pas renversement spéculaire de la réalité (ce n’est donc pas une structure utopique), mais plutôt remise en question de la réalité. Une perspective authentiquement révolutionnaire ne pourra que rendre problématique l’axiome dominant de la perspective politique et juridique moderne : l’équation droit-force.
Par conséquent, la révolution ne sera pas conçue comme un moment de continuité dans la vie juridique si l’on indique la force comme source du droit.

Bakounine bouleverse surtout le processus formatif du droit en refusant le brocard hobbesien auctoritas non veritas facit legem, qui constitue le point de rencontre formel entre l’ordre pré- et post-révolutionnaire. Il faut rechercher le droit dans la liberté et dans la solidarité entre les membres de la communauté : le droit dérive du dialogue, qui suppose la reconnaissance de la dignité de l’autre.
« Faire humainement signifie : faire avec connaissance de cause et avec respect humain ; avec respect et amour pour la vie, pour le droit, pour l’humaine dignité et pour la liberté du prochain, c’est-à-dire de tous les êtres humains.

C’est la loi naturelle de la solidarité devenant tour à tour religion et pensée, et devant devenir à la fin un fait réel et vivant, scientifiquement conçu et largement accompli et organisé dans l’humaine société. »
Ailleurs, par exemple dans la Commune et l’État, Bakounine remarque que
« la morale de l’État est complètement opposée à la morale humaine. L’État s’impose à tous les sujets comme le but suprême. Servir sa puissance, sa grandeur par tous les moyens possibles et impossibles, tout en étant contraires aux lois humaines et au bien de l’humanité, voilà la vertu, car tout ce qui contribue à la puissance et à la croissance de l’État est bien, alors que tout ce qui s’y oppose, même l’action la plus vertueuse du point de vue humain, est mal. »
Bakounine ne pense pas que l’alternative radicale et nette à l’état actuel des choses soit le renversement spéculaire de la réalité. Reconnaître chez les associés un penchant pour le droit constitue le point central de la critique bakouninienne ; le droit est le produit autonome qui émane de la communauté.

L’opposition entre le rapport despotique, qui sur le plan juridique s’explicite dans le droit comme technique sociale de contrôle, et le rapport politique, qui découle de la dialectique commun-différent d’origine socratique et aristotélicienne et qui voit dans le droit le moment de la réglementation autonome de la vie sociale, caractérise l’œuvre de Bakounine, au point de pouvoir y trouver une rupture nette avec la perspective moderne où Stirner se situe à plein titre.
Le droit comme intermédiaire ; l’expérience juridique est donc pour Bakounine le milieu de la recherche constante de la valeur, sur laquelle les rapports humains se fondent (c’est toujours
l’Éthique à Nicomaque d’Aristote qui retentit au loin).
Stirner propose un regroupement social antithétique à l’État public, sans développer toutefois son analyse à partir de catégories différentes par rapport à celles des autres théoriciens modernes. Les mêmes instruments sont utilisés pour la même opération : l’exaltation de la puissance comme dernière catégorie politique. Il y a chez lui les signes avant-coureurs d’un certain libéralisme « poussé » qui, à partir de von Hayek et Friedman, « redécouvre » le marché comme un ring sauveur.
Stirner détruit l’idée d’ordre qui guide la pensée moderne pour reproposer une sorte de retour à l’état de nature sans aucune norme. Mais les deux perspectives retrouvent dans la puissance le pivot de tout rapport : l’une, en la concentrant dans le seul sujet politique reconnu (le souverain), l’autre, en la fractionnant dans la réalité sociale où, après le conflit, l’Unique reprend sa valeur.

La construction théorique est la même. Stirner comprend tout à fait que l’autorité ne peut se fonder (dans la perspective moderne) que sur la force qu’elle peut exercer. La libération de la force du Sultan se réalise à travers la puissance de l’Unique. Tout en saisissant que la prétendue unicité de la souveraineté de
l’État n’a ni fondement ni justification, il ne parvient pas à libérer l’Unique de la logique endémique du pouvoir de la perspective moderne ; il ne lui oppose pas un rapport politique de tradition
aristotélicienne, mais plutôt une lutte titanesque. La puissance contre la puissance (Macht gegen Macht).

Marco Cossuta

NOTES

* Dans cet article, toutes les citations ont été tirées des éditions italiennes des œuvres et traduites en français. Leur valeur n’est donc pas philologique, mais plutôt explicative de la pensée des auteurs. La traduction de l’italien a été faite par Paola Murer.




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