« Ce n’est pas dans cent ans qu’il faut vivre en anarchiste. »
Libertad
QU’EST-CE QUE L’ANARCHISME ?
L’anarchisme est à la fois impressionnant par sa pertinence et pitoyable
par son incapacité à réaliser son utopie. Depuis bientôt un demi-siècle,
je suis fasciné par ce que je nomme l’antinomie libertaire fondamen-
tale : comment un système apparemment optimal pour l’épanouis-
sement individuel peut-il avoir été un échec social ? L’anarchisme a
pourtant failli se concrétiser maintes fois au cours de l’histoire, que ce
soit lors de la Commune en 1871, des révoltes de Cronstadt et
d’Ukraine, de la révolution espagnole, mais il a toujours échoué à
changer le monde, illustrant le titre ironique de l’ouvrage de Marx
(Misère de la philosophie) en réponse à celui de Proudhon (Philosophie de
la misère). Les marxistes ont démontré partout ensuite que, s’ils étaient
plus doués pour conserver le pouvoir, ils étaient autrement plus
dangereux que les utopistes anarchistes. Il est vrai aussi que cette
doctrine libertaire a toujours été plus facile à définir par ce qu’elle rejette
que par ce qu’elle prône : comment le même mouvement peut-il
rassembler des non-violents et des terroristes, des partisans du chaos
et de « la plus haute expression de l’ordre » ?
Pour mieux comprendre, revenons à la Belle Époque qui a été aussi
celle de l’anarchisme, lorsque les militants étaient si nombreux qu’ils se
répartissaient en tendances affinitaires. Qu’avaient donc en commun
ces trois courants anti-autoritaires : les anarcho-syndicalistes, les
communistes libertaires et les individualistes anarchistes ? Le rejet de
l’État ? Mais ce caractère considéré comme majeur à l’époque a perdu
de sa pertinence, les États modernes étant devenus moins puissants
que les multinationales après la vague de fond néolibérale des années 1980 et 1990. L’épanouissement de l’individualité avec le
minimum de contraintes extérieures ? Ce socle est plus que jamais
vivace mais, comme Janus, il possède deux faces : la liberté maximale
(qui a donné son nom aux libertaires, qui a séduit Stirner et Nietzsche)
doit être régulée par l’entraide (chère à Kropotkine1). Or, dans le monde
sans pitié où nous nous enfonçons, les valeurs basées sur la
compétition prévalent, adaptant leurs outrances au libéralisme sauvage
dont elles sont le moteur.
OÙ SONT PASSÉES LES TENDANCES DE L’ANARCHISME ?
Ces trois courants anarchistes avaient donc un socle commun assez
flou qui donnait matière à des débats enflammés dont certains sont
dépassés. S’il est temps d’en faire le bilan rationnel et non affectif, le
syndicalisme anarchiste me paraît avoir le plus vieilli. L’anarcho-
syndicalisme était un peu la noblesse du syndicalisme de cette époque
et il a subi comme lui l’érosion de la valeur Travail et de l’ouvriérisme
dans une société occidentale repliée sur elle-même et basée aujour-
d’hui plus sur la consommation que sur la production. Le communisme
anarchiste, longtemps qualifié de socialisme anti-autoritaire pour le
différencier de son frère ennemi le marxisme, lui a survécu modeste-
ment comme un gauchisme extrême mais utopique, d’où les tentatives
désespérées actuelles de trouver un nouveau marxisme moins
liberticide. Les néophytes et ses partisans continuent à confondre cette
tendance dominante avec l’ensemble du mouvement mais leur utopie,
leur croyance, a changé de nature et de but. Ils continuent à militer
dans le court terme mais combien de ces communistes croient encore
en la Société Future alors que les rouages sont aujourd’hui si bien huilés
que, comme le prédisait Georges Orwell en 1940, les masses ne
prennent même plus conscience de leur conditionnement ? La « société
marchande » des situationnistes est maintenant si forte qu’elle intègre
ses contradictions dans son credo : à chaque page de revue, à chaque
pause de télévision, le capitalisme triomphant mais à bout de souffle se
repeint en vert (Green washing). Ainsi, grâce aux centrales nucléaires,
nous deviendrions vertueux en émettant moins de CO2 ! Afin de
maintenir la consommation à outrance, de retarder la prise de
conscience de l’épuisement prochain des ressources naturelles face à
l’accroissement démographique, le néolibéralisme a créé des
incohérences (« oxymores ») présentées comme des évidences, des
leurres éphémères comme le « développement durable »… Ainsi le
citoyen, tombé de son immeuble, peut-il s’écrier à chaque étage :
« Jusqu’ici tout va bien ! »
C’est le troisième courant, l’individualisme anarchiste, qui paraît
avoir le moins subi les effets de l’âge. Mais s’il est partout présent
aujourd’hui, personne ne sait d’où tout cela vient. D’ailleurs son nom,
péjoratif et trompeur puisqu’on le confond avec l’individualisme
bourgeois, lui a été surtout donné par opposition au communisme
libertaire. C’était pourtant le seul à être purement libertaire, le
syndicalisme et le communisme n’ayant pas été inventés par des
anarchistes. Cet anarchisme discret et laïque n’a jamais attendu la
révolution et, ne croyant pas aux paradis futurs, ses représentants
comme Libertad ont cherché à épanouir l’individu au mieux dans une
société imparfaite, créant ici et maintenant des micro-sociétés basées
non sur le Travail, l’économie d’abondance mais sur la simplicité
volontaire et ce qu’on nommerait aujourd’hui l’écologie humaine.
Je n’ai pas la place de détailler ce mouvement2 mais il suffit de
consulter des bibliothèques spécialisées comme les CIRA de Lausanne
et Marseille pour le voir vivre. On n’y trouve toutefois pas le Néo-
Naturien. Vers 1910, cette revue lançait des idées que l’on qualifierait
aujourd’hui de ‘Bio’comme le végétarisme, le crudivorisme, le retour à
la terre, le respect de l’animal, le naturisme et bien d’autres activités que
l’on n’associe pas habituellement à une théorie soi-disant politique.
On peut aussi consulter des exemplaires de L’Unique et de L’En dehors,
journaux successifs d’E. Armand qui, outre les thèmes classiquement
libertaires, prônait le nudisme (donc une vision proche mais à
préoccupation moins hygiénique et plus érotique), l’amour libre, la
camaraderie amoureuse, les droits de la femme, les droits de l’enfant,
les droits des prostitués, les droits (y compris sexuels) des vieillards et
des handicapés, le contrôle des naissances, l’éducation alternative, la
mixité, les communautés anarchistes (dont faisaient partie les membres
de la Bande à Bonnot et qui a révélé avant Action Directe le piège de
l’illégalisme). L’étouffement a été tel qu’il est incroyable que l’anar-
chisme individualiste ait pu autant diffuser dans le monde actuel à
travers Mai 68 sans qu’un ouvrage de synthèse n’ait cité les précurseurs
de ces mœurs « nouvelles ». Heureusement deux livres qui sont des
synthèses bibliographiques viennent de paraître3.