Il s’agit d’une organisation communiste libertaire de Montréal. Vous pouvez
consulter son travail politique sur www.hors-doeuvre.org. Avec la collaboration
spéciale de Sacha Desautels. Malheureusement, Sacha s’est retiré du processus
d’écriture à la suite d’un petit différend idéologique. Nous le remercions pour son
excellent travail de réflexion et d’écriture.
Analyse psychosociologique des conflits entre les principales communautés
linguistiques anarchistes de Montréal au sein de
l’Association des Espèces d’Espaces Libres et Imaginaires
Le thème du territoire est aussi vaste et profond que la matière
à laquelle il fait référence. La société québécoise, à laquelle nous
appartenons bien malgré nous, fête cette année ses quatre cents
ans de colonialisme ininterrompu après avoir longuement tergiversé au
cours de la dernière année sur le sujet de l’intégration sous la
phallocratique présidence des commissaires Bouchard et Taylor1. Mais
vous ennuyer avec son histoire traditionnelle nous a semblé être une
avenue trop insatisfaisante. Bien que nous y fassions référence au cours
de notre texte, nous conseillons aux lecteurs européens et lectrices
européennes de consulter quelques ouvrages historiques classiques et
des revues d’actualité pour approfondir leurs connaissances.
Nous avons décidé de faire de notre milieu politique, la
communauté anarchiste de Montréal, l’objet d’une étude sur le thème
des divergences entre les groupes linguistiques. Nous étudierons le cas
précis d’une organisation sans but lucratif qui a été depuis longtemps
le théâtre de querelles intestines qui, selon nous, illustrent parfaitement les contradictions du Québec contem-
porain et cadre bien avec la thématique
du territoire. En effet, c’est de la
confrontation/collaboration entre les
anglophones et les francophones au sein
de l’AEELI, l’Association des Espèces
d’Espaces Libres et Imaginaires, proprié-
taire d’un bâtiment en plein centre-ville
de Montréal qui abrite une importante
librairie anarchiste, l’Insoumise, et
d’autres groupes à forte composante
libertaire, dont il sera question. Nous
considérons que la rupture survenue en
2003 au sein de l’AEELI est l’événement
le plus révélateur d’une séparation
inavouée entre les anglophones et les
francophones.
Les conflits autour de petites parcelles
de territoire ne concernent évidemment
pas seulement les deux groupes culturels
majoritaires de l’île de Montréal. Leur
conception occidentale du territoire,
considéré comme une propriété, entre
aussi en conflit avec la conception tradi-
tionnelle des autochtones d’Amérique
du Nord2. Comme le territoire est un
vaste sujet et qu’il serait facile de s’y
perdre, il nous faudra d’autres occasions
de nous y attarder davantage. Pour
l’heure, nous nous attaquerons aux dom-
mages causés par l’idéologie dominante
sur notre milieu politique. Nous
amorçons ainsi un débat potentiellement
intéressant sur la santé des relations
entre anarchistes francophones et
anglophones ainsi que sur l’avenir du
dialogue et de la gestion des avoirs de
notre communauté politique.
Au début des années 1980, des
anarchistes de Montréal décidèrent de fonder l’AEELI, une association déclarée
corporation légale sans but lucratif, et
d’acheter un bâtiment du boulevard
Saint-Laurent. Cette époque est
marquée, au Québec comme ailleurs, par
un nouveau cycle économique, le néo-
libéralisme. À cette morosité mondiale
s’ajoute le cas particulier du nationalisme
québécois qui connaît un revers impor-
tant parmi sa base souverainiste et pro-
gressiste : la défaite du référendum de
1980 et l’abandon du projet social-
démocrate. Les années 1960 et 1970 ont
grandement changé la société québé-
coise et les rapports entre les deux
groupes dominants. Les francophones
ont quitté la protection des soutanes
cléricales et se sont lancés dans le
développement de l’État et de son
économie. La bourgeoisie francophone
florissante a adhéré au projet nationaliste
de manière opportuniste pour déstabi-
liser l’establishment anglais. Une partie
de la population du Québec aspire
toujours à la souveraineté, mais la
croyance se répand que la nation
québécoise s’est émancipée malgré le
carcan fédéral anglais.
Revenons à l’AEELI. Très peu de
documents peuvent nous instruire sur les
conflits internes, mis à part quelques
procès-verbaux dactylographiés et jaunis
par le temps et de très rares articles,
largement méconnus. Dans ces condi-
tions, notre travail d’enquête aurait pu
être basé sur des témoignages multiples
et significatifs couvrant près de trente ans
d’histoire. Nous avons tenté de rejoindre
une douzaine de personnes impliquées
afin de recueillir leurs propos. Malheu-
reusement, l’exercice s’est avéré
infructueux puisque seulement trois
militant-es ont répondu à l’appel, tous
d’origine anglophone. Le temps restreint
dont nous disposions nous a contraints
à nous rabattre sur nos expériences et
nos intuitions personnelles. La valeur de notre texte s’en trouve affectée, mais
nous avons tout de même le privilège de
démarrer ici une discussion sur une
problématique encore refoulée par ses
acteurs.
L’AEELI et sa librairie nous appa-
raissent comme un cas d’espèce. Lorsque
nous réfléchissons aux difficultés
apparentes de la société québécoise à
vivre en paix et sans préjugés envers elle-
même et ses nouveaux arrivants et
nouvelles arrivantes, nous ne pouvons
qu’être amenés à nous poser la question
suivante : comment les anarchistes
internationalistes peuvent-ils exiger un
changement de société si profond s’ils et
elles n’arrivent même pas à régler des
problèmes du même ordre dans leur
propre milieu ?
Ce texte est un essai sans prétention.
Sa logique est simple. D’abord, nous
vous présenterons l’histoire de l’AEELI.
Nous élaborerons ensuite notre thèse qui
sera soutenue par des constats de base
dans le but d’expliquer la véritable nature
des divisions politiques entre les deux
communautés linguistiques. Enfin, notre
conclusion suscitera une série de
questionnements susceptibles de jeter les
fondements d’un nouveau dialogue au
sein de notre milieu.
Histoire de l’AEELI
À la fin des années 1970, un petit collectif
nommé Alternative est mis sur pied pour
ouvrir une librairie anarchiste sur la rue
centrale de Montréal, le boulevard Saint-
Laurent, qui divise traditionnellement les
communautés francophones de l’est et
anglophones de l’ouest. L’ouverture du
commerce s’avère difficile : les étagères
sont à moitié vides et le bâtiment, à
vendre, est en piteux état. Après l’achat
de l’immeuble pour un prix dérisoire, un
appel international est lancé afin
d’amasser les fonds nécessaires à la
Réfractions 21
rénovation des lieux. L’objectif est
d’assurer un espace pour la librairie puis,
en second lieu, d’utiliser les étages
supérieurs à des fins politiques. Une
organisation sans but lucratif (OSBL) voit
le jour (AEELI) et son Conseil d’admi-
nistration (CA) aura pour fonction de
gérer le projet. Rapidement, les coûts de
rénovation s’avèrent trop élevés pour
l’association et la décision est prise de
déménager la librairie au deuxième étage
dans l’intention de laisser le rez-de-
chaussée à un locataire commercial. Un
journal est publié et des étudiant-es
d’une université francophone se mêlent
au groupe de départ qui était majo-
ritairement formé d’anglophones.
Parallèlement, les problèmes d’ordre
financier s’accumulent. Au troisième
étage, les groupes radicaux se succèdent
et disparaissent sans payer le loyer. En
1984, l’édifice doit être fermé pendant un
an afin de permettre sa rénovation. Plus
de vingt ans seront nécessaires pour
payer l’hypothèque contractée à ce
moment.
Dans les années 1990, les disputes se
multiplient3. La Sociale, diffuseur ultra-
gauchiste montréalais, cesse d’assumer
la distribution de nombreux classiques à
la librairie. Ayant une réputation de
mauvais payeur, celle-ci ne parvient pas à
trouver des livres francophones à bas prix
et s’anglicise de plus en plus. Elle assume
aussi la diffusion de contenus léninistes,
provenant entre autres du milieu
maoïste, de groupes proterrorisme et des
luttes tiers-mondistes de libération
nationale.